IV.

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Comme pour lui donner raison, un lointain croassement se fit entendre. Petit-Gigot se faufila aussitôt sous la cape de Thélie, terrifié, et la jeune femme passa sa main dans sa touffe bouclée. Ses doigts rencontrèrent la surface osseuse de ses cornes, ses si petites cornes qui deviendraient plus tard bien plus épaisses et menaçantes. Cette curieuse proximité avec le panthore la déstabilisa cependant : personne ne s’était ainsi autant agrippé à sa jambe, encore moins un enfant, et celui-ci semblait l’avoir définitivement adoptée. Personne ne s’était ainsi placé volontairement sous son aile. Petit-Gigot était candide, profondément bon… Cela lui donna davantage envie de le protéger.

Car le garçon transpirait la peur : elle reconnaissait cette odeur. Quoi de plus normal lorsqu’un nuage entier de corneilles fondait sur vous ? La sentinelle ne pourrait pas les affronter, pas comme le loup. Elle leva haut les bras en signe d’apaisement.

— Gardien sylvestre ! cria-t-elle. Accorde-moi une audience !

Un grognement caverneux fit écho à son hurlement. Les corneilles se dispersèrent, comme autant de fourmis à l’arrivée d’un tamanoir. Petit-Gigot émit un long soupir, mais son soulagement ne fut que de courte durée : parmi les ténèbres des bois s’éleva bientôt une montagne de branches, d’herbe et de lichens.

— Un géant ! beugla-t-il.

— Un liéchi, rectifia Thélie.

La quiétude de la jeune femme rassura l’enfant-ovin dans une moindre mesure. La peur lui avait fait imaginer le pire : finalement, il n’était pas si grand que ça, mais Petit-Gigot sentit son cœur manquer un battement en distinguant avec plus de précision les traits du gardien. Sa peau était bleue, comme les myrtilles des bois, cachée sous une barbe et des cheveux de mousse. Dans ses grands yeux ronds paraissaient bourdonner une myriade d’abeilles, rayant de noir et de jaune ses mirettes écarquillées. Cela vivait-il véritablement à côté de Marraubier, depuis tout ce temps ?

Le liéchi courba l’échine pour mieux observer l’intruse. Un effluve de sève encensa l’air autour d’elle et de Petit-Gigot, dont le sang battait fort dans les tempes. Une couronne de pommes de pin siégeait majestueusement sur la tête du gardien.

— Une sentinelle ? Ici ? s’étonna-t-il d’une voix aussi grave que le tonnerre un soir d’orage.

Le panthore serra dans son poing les braies de Thélie, tout flageolant sur ses appuis.

— Voilà bien longtemps que je n’avais pas vu l’ombre de vos tatouages dans ma forêt, crac.

— Pardonne-moi de te déranger, s’excusa humblement la jeune femme. Je viens du village, où un enfant et sa mère ont péri. Tu as peut-être quelque idée quant à l’origine de leur mort ?

Un vent contrarié agita les branches tout autour d’eux, arrachant à l’occasion quelques feuilles que Thélie chassa d’un geste de main. Petit-Gigot avait désormais entièrement disparu sous sa cape.

— Tu es donc de leur côté, crac ? explosa le liéchi. Du côté de ces choses, aussi prolifères que des champignons, aussi tenaces que des parasites ? Ils grignotent la forêt, ma forêt ! Crac ! Sans une once de gratitude ! Et que font-ils de mes arbres ? Crac ! Quelques chaumines qui s’écrouleront dans un siècle tout au plus ! Le temps qu’il me faut pour cligner des yeux !

Les corneilles de tout à l’heure s’étaient posées sur de hautes branches et regardaient maintenant les deux intrus d’un œil mauvais. Leur croassement était porté par le vent, agitant les cheveux châtains de Thélie dans un déluge de tintements. La discussion avait mal débuté. Il lui faudrait faire preuve d’une grande éloquence pour persuader le liéchi.

— Ils ont besoin de tes arbres, lui expliqua doucement la sentinelle. Des familles entières ont été chassées de la capitale, par manque de place, et jetées sur les routes sans toit ni nourriture. Des familles entières, grand gardien. Tu les condamnes en lançant sur eux loups et corneilles.

— Qu’ils cessent de se multiplier, rétorqua la créature, qu’ils se retiennent. Par les quatre saisons, je jurerais qu’ils s’accroissent plus vite que mes fils léporidés !

Les corneilles ouvrirent leurs ailes et gonflèrent leur gosier pour plonger la forêt dans une funeste cacophonie.

— Ils ne demandent guère plus que quelques arbres, insista Thélie. Ce qu’il faut pour donner aux réfugiés de quoi vivre décemment. Tu peux comprendre cela, n’est-ce pas ?

— Je le comprends, consentit le liéchi, mais je connais les hommes, crac. Je les ai longtemps observés. Ils ne s’arrêteront jamais : Marraubier grandira, les petits feront des petits, qui voudront à leur tour construire des chaumines. Le village se transformera en ville, la ville en cité, elle accueillera d’autres hommes, grandira à nouveau. Et bientôt, le bois manquera, car ils auront rasé la forêt.

Thélie resta impassible, bien que le discours du liéchi fît naître chez elle un agacement similaire au sien. Son avis importait peu : on l’avait payée pour accomplir une mission, ni plus ni moins.

— Le temps des bois sacrés est révolu, éminent liéchi, lui annonça-t-elle. Tout comme toi, cela faisait longtemps que je n’avais pas rencontré de gardien sylvestre. Les forêts s’appauvrissent dans tout le continent. Les hommes les envahissent, les dominent, les aménagent. Mes consœurs m’en ont maintes fois fait le récit. Nombre de tes semblables sont partis vers le Nord, à la recherche des forêts primordiales. Il en reste encore dans les hauts plateaux, là où les hommes n’ont pas porté leur conquête.

— Je devrais partir ? tonna le liéchi. Moi ? Crac ! Alors que je suis ici depuis bien plus longtemps qu’eux ? Je devrais les fuir pour mieux qu’ils me chassent demain ?

— Grand gardien, ta forêt n’est plus qu’une île au milieu d’un océan tempétueux. Aussi grande que soit ton armée, celle des hommes l’est encore plus. Tu ne pourras combattre seul et réussir. Pars vers le Nord, tu y retrouveras tes semblables. Ensemble, alors, vous aurez peut-être une chance de garder sacrées les forêts ancestrales. Les hommes en feront la limite de leur monde et le reste vous appartiendra.

Les corneilles cessèrent leur complainte, le vent tomba dans le bois. Le liéchi, las, se voûta davantage.

— Je suis né dans cette forêt, chuchota-t-il aussi tendrement qu’un ruisseau, bien avant qu’un seul d’entre vous ne voie le jour. J’ai grandi à l’aube du monde, crac, créé la vie, vous ai vus naître à votre tour. Je me suis attendri de vos balbutiements, vous ai offert un abri, des remèdes, des bêtes. Puis vous êtes partis pour revenir avec des fourches et des piques. Je ne saurais me l’expliquer.

Thélie baissa les yeux. À son côté, Petit-Gigot passa la tête dehors.

— Tu aurais pu me tuer, crac, mais tu ne l’as pas fait. Que la forêt me pardonne… Voilà pourquoi j’entendais pleurer les arbres au lointain. Je n’imaginais pas que mes frères avaient rendu les armes depuis si longtemps. C’est pour vous le début de la fin.

Le liéchi rétrécit jusqu’à perdre tout de sa majesté.

— Je suis fatigué de cette guerre perdue d’avance, crac. La colère m’aveugle, admit le gardien, c’est toi qui as raison. S’il reste des forêts à protéger dans le Nord, aussi inconnues soient-elles à mes yeux, alors j’irai. Je ne te demande qu’une seule chose en retour : empêche mon jardin de disparaître tout à fait.

— Tu as ma parole, grand liéchi.

Sur ce, l’esprit sylvestre disparut comme s’il n’était qu’une brume printanière. Les corneilles s’envolèrent, la canopée se clairsema. Petit-Gigot sortit de son abri et Thélie s’accroupit au sol pour mêler ses doigts à la terre de la forêt.

— Il est parti ? demanda timidement le panthore.

— Pour toujours.

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