II.

5 minutes de lecture

Thélie débarqua dans la rue avec fracas. À l’heure où le soleil déclinait, les ruelles pavées étaient plongées dans cette semi-obscurité qui commence tout juste à voiler les visages. En quelques enjambées, la sentinelle rattrapa la fuyarde, qui cria comme une souris entre les crocs d’un félin lorsqu’elle lui saisit le bras. Personne n’osa intervenir quand Thélie la plaqua contre un mur, et pour cause : la rue était déserte.

— J’ai pour habitude de faire peur aux autres, lui confia la sentinelle, mais au point de les faire courir… C’est une première.

— Lâchez-moi ! hurla la fille. Au secours !

Thélie pressa sa main contre sa bouche et prit un air plus menaçant.

— Crie encore une fois et tu le regretteras, grogna-t-elle. J’ai quelques questions à te poser. Réponds-y et nous pourrons gentiment reprendre nos chemins respectifs.

La menace fit son effet : la fille hocha lentement la tête, les yeux écarquillés et gorgés de larmes.

— Qu’est-ce que vous voulez ? balbutia-t-elle.

— Savoir pourquoi tu t’es enfuie, tout d’abord.

— Parce qu’il faut une raison pour craindre les sentinelles, maintenant ?

— Et moi qui voulait commencer doucement cet interrogatoire… regretta Thélie.

La jeune femme emprisonna parfaitement sa victime en saisissant ses poignets, puis rapprocha son visage du sien. Elles se regardèrent de longues secondes, sans mot dire, les lèvres si proches qu’elles pouvaient sentir le souffle de l’autre. La fille serrait les dents, visiblement très mal à l’aise.

L’odeur du dégoût.

Thélie recula.

— Depuis combien de temps connaissais-tu Karmélie ?

La question fit presque défaillir son interlocutrice.

— Comment savez-vous…

— Contente-toi de répondre. Et dis-moi ton nom, par la même occasion.

— Phila, répondit craintivement la fille. Karmélie et moi étions amies depuis… Aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été dans ma vie. Mais je n’ai rien à vous dire à son sujet !

— Quand l’as-tu vue pour la dernière fois ?

— Vous êtes sourde ? Je n’ai rien à vous dire !

Thélie nota l’embarras dans la voix de Phila.

Mel sera ingérable s’il s’avère qu’elle a raison…

Tout allait dans son sens.

— Un loup-garou a enlevé ton amie, et pourtant tu te promènes seule au crépuscule… Tu n’as pas peur qu’il s’attaque aussi à toi ? s’étonna la sentinelle. Ton comportement est plus que suspect.

— Vous… croyez que c’est moi ? s’égosilla Phila.

— Bien sûr que non. Je l’aurais senti.

— Alors lâchez-moi, bon sang ! Je n’ai rien à me reprocher !

Comme Thélie l’empêchait de partir, la fille se lamenta :

— Ce ne sont pas mes affaires, si Karmélie a disparu ! Je dirais même mieux : bon vent ! Ça ne m’étonnerait pas que le loup-garou l’ait gardée en vie pour faire d’elle sa reine, monstre qu’elle est ! Lâchez-moi maintenant ! Je n’ai rien à vous dire !

Phila parvint à échapper à sa prise et, trop heureuse, s’enfuit dans la ruelle sans imaginer qu’elle l’avait en vérité laissée filer. Bientôt, l’obscurité engloutit sa robe blanche qui éclatait dans la pénombre.

— Ne t’en fais pas, murmura la sentinelle, tu en as déjà bien assez dit.

Thélie leva les yeux au ciel pour admirer les écharpes dorées du crépuscule. Elle avait toujours apprécié ce moment de la journée, qui baignait son cœur de quiétude et de nostalgie. Au déclin du jour, elle n’était ni tout à fait humaine, ni tout à fait l’autre. Elle devenait enfin la chimère qu’elle était, ce parfait mélange qui la rendait entière. Levant la main vers le ciel, Thélie fit jouer ses doigts tatoués avec les rayons moribonds du soleil. L’ombre tapissait sa peau de fourrure noire, agrandissait ses ongles pour leur donner la forme de griffes acérées. Au loin résonnait un hurlement de loup, sans qu’elle ne sache s’il était réel ou s’il n’était que le fruit de son imagination. Quelque part là-bas courrait une meute dans la lande, à moins que ce ne fut le garou…

Reprenant ses esprits, Thélie enfouit ses mains dans sa cape en coton. Sans qu’elle ne s’en rende compte, elle avait repris le chemin de la taverne. La nuit tombait, le crépuscule s’éloignait. Désormais, son cœur se trouvait à nouveau déchiré entre chien et loup.

Appuyée contre le mur extérieur de l’établissement, la sentinelle se laissa lentement glisser jusqu’au sol. Des cris et des rires lui parvenaient, réchauffant son corps frissonnant. La nuit, cela lui faisait du bien d’être près des hommes, près de la lumière d’un feu. Celle de la taverne s’échappaient sous la porte d’entrée en un long ruban vermeil. Elle n’osait pourtant plus pousser le battant ; la tête dans les bras, elle attendit ainsi le retour de Mel, qui pointa son nez alors que Thélie commençait à s’endormir. Debout sur le seuil, elle mit ses mains sur ses hanches marquées et inspira profondément l’air nocturne.

— L’affaire était bonne ? lui lança Thélie.

Sa camarade ne lui répondit guère plus qu’avec une moue.

— Je lui ai laissé quelques conseils, histoire que la prochaine ne s’ennuie pas autant que moi. Ce à quoi il m’a répondu, je cite, « d’aller me faire chevaucher par… »

— Je ne veux pas savoir.

Mel haussa les épaules et aida son amie à se relever.

— Tu as raison, ce ne serait pas correct.

Puis, comme un curieux silence s’installait, elle reprit la parole :

— Ça va, toi ?

— Je me reposais.

La sentinelle n’insista pas plus : elle savait quel mal s’emparait de Thélie quand l’obscurité prenait le pas sur la lumière.

— Bon, on s’occupe de cette garache ? fit Mel en se craquant les doigts.

Le regard que lui adressait Thélie la poussa à développer :

— Pourquoi continuer à se mentir ? On sait très bien, toi et moi, que ce n’est pas un simple loup-garou.

— Quand l’as-tu compris ?

— « On n’a pas retrouvé son corps ».

— Les garous laissent toujours des restes, confirma Thélie. Ce qui veut donc dire que la petite…

— Est transformée depuis plus d’un mois. Je me demande dans quel état on va retrouver cette pauvre gosse. Tu as une idée de ce qui a pu lui arriver ?

— Peut-être. Je lui demanderai quand on la trouvera.

— Tu comptes discuter avec elle ? s’amusa Mel. Un mois, Thélie. Elle sera complètement folle.

— Je suis bien restée un an sous le joug de la bête.

— Oui, mais toi, tu es particulière.

— Peu importe, soupira la sentinelle. Laisse-moi tenter le coup.

Mel laissa tomber et écarta un pan de sa cape. Elle fit courir ses doigts sur les fioles qui pendaient à sa ceinture, avant d’en faire glisser une dans sa main.

— Ça ira ? s’inquiéta Thélie.

Mel porta le flacon à ses lèvres ; un liquide étrange s’écoula dans sa bouche et ses tatouages se mirent à luire. Elle grogna, porta la main à sa poitrine, puis se redressa. Ses pupilles avaient pris la même forme que celles de sa camarade.

— Ça ira, la rassura Mel. La gargouille est forte : la toxine disparaîtra à l’aube, avec quelques vomissements. Une chose qui ne te sera jamais accordée.

La sentinelle s’esclaffa lorsque Thélie dressa le mauvais doigt en sa direction.

— J’ai toujours adoré voir dans le noir !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 10 versions.

Vous aimez lire M. S. Laurans (Milily) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0