V.

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Il faisait jour lorsque Thélie reprit connaissance. Près de son lit, la fenêtre diffusait une vive lumière et les rayons du soleil réchauffaient ses joues.

— La sentinelle au bois dormant daigne enfin ouvrir les yeux.

Il n’en fallut pas plus pour la faire sourire : tournant la tête, elle découvrit une Emmeryn qui rendait bien pâle la clarté solaire. Ne s’était-elle pas embellie ?

— Tu m’affubles d’un bien curieux surnom.

— Et ce n’est pas le dernier que tu entendras. Désormais, on t’appelle la Libératrice de Vercendres en Lorthanie.

Un rire provoqua une vive douleur dans la poitrine de Thélie. Calmant son souffle, elle demanda :

— Combien de temps ?

— Déjà une semaine, répondit la druidesse. Pardonne-moi de t’avoir ainsi endormie, mais tes blessures étaient sérieuses et tu aurais souffert le martyr… J’ai recousu tes plaies, soigné les infections. Tu pourras bientôt te mettre debout.

Thélie palpa son abdomen et apprécia le travail de l’ovate ; elle garderait des cicatrices, certes, mais assez discrètes. Emmeryn s’était particulièrement appliquée.

— Merci, chuchota-t-elle. Tu as pris soin de moi, tu es restée à mes côtés. Tu m’as même chanté une chanson, une fois. Je t’ai entendue.

La druidesse parut confuse, puis lâcha un rire timide.

— Moi ? Chanter ? Oh, Thélie… Mais c’était toi qui fredonnais à tue-tête. Tu disais que tu voulais voler avec moi, chasser avec moi. Qu’on construise ensemble un…

Emmeryn se mordit les lèvres, tout à coup très rouge.

Bon sang…

Feignant la fatigue, la sentinelle ferma les yeux et fuit son regard, extrêmement gênée.

— Bref, tu m’as tenue compagnie, conclut la druidesse.

Un étrange silence s’installa entre les deux femmes. Peinant à reprendre son sérieux, Emmeryn se détourna pour écraser quelques feuilles dans un godet. Thélie eut autant de mal à faire partir le malaise, aussi prégnant que l’odeur d’encens qui flottait dans la pièce.

Je lui ai chanté la sérénade… songea-t-elle, effarée. Est-ce que je suis allée jusqu’au passage avec les louveteaux ailés ?

La sentinelle préféra ne pas y penser. En pivotant la tête, elle s’étourdit un moment dans les rayons du soleil. Puis lorsqu’elle s’en sentit capable, elle osa reprendre sa position initiale.

Thélie devait se trouver dans la demeure de la druidesse. Étrangement, l’intérieur correspondait parfaitement à l’idée qu’elle s’en était faite : boisé, rempli de curieuses couronnes de plantes, de flacons, d’ustensiles. Elle remarqua même quelques ossements entassés dans un bocal sur une étagère.

— Qu’est-ce qui s’est passé, après que je me sois évanouie ?

Emmeryn tenait dans ses mains un bol d’eau tiède qu’elle lui incita à avaler. Malgré son étrange couleur et les herbes peu appétissantes qui flottaient à la surface, Thélie s’exécuta.

— Rien. Tout le monde s’est figé quand tu es tombée. Je suis venue te chercher et les hommes du roi m’ont aidée à te porter jusqu’ici. Sire Yerri voulait te faire soigner au château, mais je l’ai convaincu que tu serais bien mieux avec moi.

Emmeryn lui indiqua du menton la bourse bien remplie qui sommeillait sur sa table de chevet.

— Il t’a gracieusement payée. « Et dis-lui de s’acheter une cape avec, pour cet l’hiver. Elle me fait pitié ».

— Toujours aussi attentionné, ce bon sire Yerri.

Thélie apprécia entendre à nouveau le rire perlé de l’ovate.

— Il m’a enfin accordé l’escorte que je ne cessais de lui réclamer.

— Mince, je perds donc mon titre de garde du corps personnel.

Amusée, Emmeryn passa sa main dans ses cheveux blonds. La sentinelle appréciait définitivement ce tic élégant.

— Et Klementh ? s’enquit-elle. Qu’est-il devenu ?

— Ne me parle pas de lui ! Il crie sur tous les toits que l’Être Suprême lui a sauvé la vie face au graoully.

— Idiot jusqu’au bout. C’est moi qui l’ai sauvé d’une mort certaine.

— Évidemment, mais… En y réfléchissant, ton intervention est-elle si incompatible avec ce qu’il avance ? Le culte croit en une entité qui s’affranchit des règles de l’espace et du temps, qui s’exprime à travers nos paroles et nos actes. Peut-être que l’Être Suprême l’a véritablement sauvé, quand tu as décidé de t’élancer vers lui…

— En voilà une manière de penser peu commune.

— Je suis fascinée par tout ce qui sort de l’ordinaire, lui chuchota Emmeryn avec un sourire affectueux.

Thélie sentit son cœur se serrer alors qu’elles se regardaient maintenant dans les yeux. Comment devait-elle réagir ? Serait-il de trop de répondre « moi aussi » ? Comment ne pas surinterpréter l’air de la druidesse, pourtant définitivement aimable ? Si elle s’était montrée plutôt sûre d’elle jusqu’ici, la sentinelle sentait le courage la quitter à mesure que l’instant des confessions approchait. Garder l’affection qu’elle ressentait pour elle, ou risquer d’être incomprise ? Thélie avait si souvent dû faire face à ce dilemme.

La jeune femme opta pour la fuite. Tournant la tête vers la fenêtre, elle posa sa paume sur son front et sentit brusquement son sang se glacer dans ses veines. Elle tâta ses tempes, les yeux écarquillés.

Où sont mes talismans ?

Thélie se rendit compte que ses cheveux châtains s’étalaient librement sur l’oreiller. La peur planta un croc dans son ventre.

— Où sont-ils ? s’exclama-t-elle.

— Ne t’agites pas. J’ai rangé tes amulettes là-bas, tu pourras bientôt les remettre.

— Tu n’aurais pas dû les retirer ! La garache… La garache risque…

Thélie se crispa : elle sentit quelque chose remuer dans sa poitrine, comme une bête qui se frottait aux barreaux de sa cage.

— Tes cheveux étaient pleins de sable et de sang. Je voulais les laver.

Son souffle s’accélérait à mesure que la bête forçait le verrou, les babines retroussées.

— La garache va s’échapper…

— Non, elle ne s’échappera pas, lui souffla l’ovate en lui caressant la joue.

Mais alors qu’elle disait cela, le flair de la sentinelle s’affutait, s’enivrait de lavande. Ses pensées s’embrouillaient.

Ses mains si tendres… Ses poignets si ronds, si blancs…

Quel genre de merveilleux goût devaient-ils avoir ? La salive monta à la bouche de Thélie qui imaginait déjà ses canines plantées dans la chair, le sang chaud de la femme couler dans sa gorge. Elle ouvrit la gueule, mordilla malgré elle le pouce d’Emmeryn ; une perle rouge glissa entre ses lèvres, réveillant un grognement bestial.

— Thélie…

Loin d’être effrayée, la druidesse saisit son visage pour capter son attention. Quel éclat ! La sentinelle fut frappée par la douceur de ses iris, deux volutes bleues qui infusaient son esprit d’amour et de tendresse. Pourtant…

Plus ! Elle voulait plus de sang ! Ce goût cuivré, juteux, intime ! Thélie perdait tout à fait le contrôle : la garache en elle la faisait basculer dans l’abysse, comme elle l’avait si souvent fait. Un abysse sans aucune prise pour s’accrocher. Aucune ?

Une chaleur époustouflante gagna le bas-ventre de Thélie. Ramenée à la réalité, elle découvrit qu’Emmeryn était en train de l’embrasser. La sentinelle eut un mouvement de recul, surprise, mais la druidesse l’empêcha de fuir en glissant ses doigts dans ses cheveux défaits. La lavande était si intense… Thélie s’abandonna au baiser, et bientôt aux caresses que l’ovate esquissait autour de sa mâchoire, sur son cou, sa poitrine. Pour un court instant, la garache parut se calmer, mais elle regagna en puissance aussitôt qu’Emmeryn éloigna ses lèvres des siennes. La femme mi-humaine mi-louve fut alors prise d’une angoisse sans nom : la bête aboyait en elle. Elle voulait la tuer.

— Emmeryn, je t’en supplie, éloigne-toi. Je ne veux pas te faire de mal.

La druidesse posa un doigt sur sa bouche.

— Je l’entends, murmura-t-elle avec admiration. Comme elle est furieuse…

L’ovate se hissa sur le lit pour enjamber Thélie. Les larmes aux yeux, cette dernière se mordit la joue pour s’empêcher de sauter à son cou. Les cheveux d’or de sa camarade projetaient d’éblouissants éclats dans son esprit. Comme elle était belle, alors qu’elle soulevait sa robe…

— Emmeryn, gémit Thélie, tiraillée par deux désirs contraires.

— Laisse-moi la dompter.

La druidesse allongea délicatement son corps contre le sien. Thélie n’en tint plus : elle dévoila les crocs pour mordre à pleines dents cette peau si tendre – se retint. Elle sortit les griffes pour lacérer ces hanches si vigoureuses – se retint. Emmeryn tenta d’aider sa partenaire en soupirant dans son oreille : effrayée, la garache recula. Elle lui chuchota quelques mots doux, qui forcèrent davantage sa retraite. Au fur et à mesure que la druidesse l’emmenait dans un monde d’or et de lavande, son emprise sur la sentinelle s’atténuait sensiblement. Bientôt, à force de murmures et de baisers, Thélie fut en mesure de lui rendre ses caresses, sans crainte. Le rire qui éclata alors dans la gorge d’Emmeryn chassa définitivement le monstre dans le coin le plus sombre de son cœur.

Lorsque le dernier bâtonnet d’encens fut consumé dans la pièce, elles somnolaient l’une contre l’autre, étourdies par l’amour. Emmeryn laissait ses doigts errer sur le corps de sa voisine, fascinée par les centaines de tatouages qui marquaient sa peau. Sur ses épaules étaient dessinées des runes anciennes, seulement connues des sentinelles, qui se transformaient peu à peu en fourrure dense sur ses biceps. Le motif s’arrêtait à ses avant-bras, là où étaient inscrits nombre de langages que la druidesse avait remarqué sur la place de Vercendres – et examiné en détail lorsque Thélie dormait dans son lit…

Emmeryn se redressa légèrement. Laissant glisser ses cheveux d’or dans son dos nu, elle remonta sa caresse jusqu’à la poitrine de sa partenaire. Ses doigts s’arrêtèrent entre ses seins, là où trônait majestueusement le sceau de la garache. L’ovate déposa ses lèvres sur la gueule béante de l’animal, puis retomba contre l’épaule de Thélie.

— Comment est-elle ?

— Apaisée, chuchota la sentinelle. Elle dort.

Un sourire triomphant s’installa sur les lèvres d’Emmeryn.

— Quand crois-tu qu’elle se réveillera ?

— Pas de sitôt. Ma parole, tu l’as dressée avec autant d’autorité que ces dompteurs de lions à Parhame.

— Quel dommage… J’espérais lui offrir une deuxième séance sous peu.

Les doigts de Thélie suivirent la ligne de son nez, puis tombèrent sur ses lèvres. Elle offrit un baiser à Emmeryn qui rendit ses yeux plus éblouissants encore.

— Je sens néanmoins que tu ne l’as pas tout à fait matée, lui glissa la sentinelle. Cette deuxième séance sera peut-être nécessaire ?

— Dans ma grande bonté, je serais même prête à lui en accorder davantage. Quelques semaines de dressage serait un minimum.

Thélie esquissa un sourire, mais les paroles de la druidesse l’affligèrent. Emmeryn le remarqua aussitôt – à croire qu’elle l’avait véritablement apprivoisée.

— Qu’y-a-t-il ?

— Pardon, c’est seulement que… Je ne vais pas pouvoir rester Emmeryn, tu le sais ?

Ce fut au tour de l’ovate d’adopter cet air malheureux.

— Dès que je le pourrai, je devrai partir, insista Thélie. Une sentinelle n’abandonne jamais son poste. On a besoin de moi, quelque part.

— Et toi, de qui as-tu besoin ?

Sa question resta sans réponse. Chagrinée mais résignée, Emmeryn plongea son visage dans les cheveux de sa partenaire. Elle en était si vite tombée sous le charme, châtains comme le dos des feuilles d’automne qui virevoltent dans l’air. Elle avait espéré – naïvement sans doute – pouvoir en attraper une en plein vol et la garder contre son cœur.

— Tu as raison, je ne peux pas te retenir. Je te laisse poursuivre ton chemin, belle chimère, mais promets-moi de me revenir de temps en temps. Ne serait-ce que pour apaiser la garache. La récompense… elle en vaudra la peine, crois-moi.

Emmeryn dénoua son demi-chignon et saisit le poignet de Thélie ; avec adresse, elle y attacha son ruban bleu.

— Ceci sera le plus puissant de tes talismans.

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