II.

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Dès qu’elle glissa un pied dans l’ombre du péristyle, Thélie ressentit jusque dans ses tripes l’énergie néfaste de l’opéra. C’était comme si des centaines de mains gelées l’agrippaient aux chevilles, aux poignets et à la gorge, si bien qu’elle chavira bientôt contre une colonne, prise de vertige. Elle avait espéré une meilleure entrée en matière, mais préféra tout de même cela à la brûlure d’un esprit courroucé : d’ici, elle ne ressentait que les remous d’un immense chagrin, agité comme une mer d’hiver en pleine tempête. Thélie ne devrait pas combattre, mais apaiser. Malgré son manque d’expérience en matière d’entités, cela lui parut réalisable.

— Vous êtes sûr de vouloir m’accompagner ? insista la sentinelle.

Derrière, Mobruyère épongeait la sueur glacée de son front. Dans une moindre mesure, lui aussi était sensible à l’entité qui hantait ces lieux.

— Morbleu ! s’exclama l’homme. Ils doivent apprendre qui est le chef, ici. Je ne vais pas reculer pour si peu.

— Je pense qu’il n’y a qu’un seul fantôme ici.

— Un seul ? s’étrangla-t-il.

— S’ils étaient plusieurs, nous n’aurions pas même pu monter les marches du péristyle. Réjouissez-vous.

Le dramaturge déglutit bruyamment et se rapprocha de la sentinelle en quelques bonds de chat.

— Qui cela pourrait-il être ? murmura-t-il.

— À vous de me le dire lorsqu’il sera venu à notre rencontre.

Un frisson agita la nuque de Mobruyère, remontant jusqu’à sa perruque blanche. À cette allure, il trouverait assurément vite de l’inspiration pour son prochain drame…

Après une profonde inspiration – comme elle détestait les fantômes ! – Thélie ouvrit les portes de l’opéra ; sous ses yeux, le hall d’entrée se dessina lentement par petites touches dorées. Les bougies des chandelles léchaient les ornements aux murs et au plafond, plongés dans la pénombre par les planches placardées aux fenêtres. Elles projetaient aussi leur brasillement sur des draps blancs jetés sur les meubles, balayant le sol de marbre recouvert d’une fine couche grise. L’odeur de cire se mélangeait à celle de la poussière et du plâtre, dont les particules valsaient langoureusement dans le maigre rayon de soleil de l’entrée.

— Vous allumez les bougies malgré la fermeture de l’opéra ? s’étonna Thélie.

— Je n’y suis pourtant pas retourné depuis plusieurs jours…

Un gémissement de Mobruyère accompagna le claquement de la porte derrière eux. Le cœur battant, l’homme se précipita vers Thélie qui s’efforçait de ne rien montrer de son anxiété en s’aventurant dans la pièce. L’œil vif, elle s’approcha du bel escalier de marbre trônant au fond de l’entrée, puis tordit le cou pour fouiller dans les ténèbres du palier. Il n’y avait pas un bruit ici, excepté la respiration irrégulière des deux visiteurs et le tintement léger des talismans de la sentinelle. Leurs pas, feutrés, paraissaient aspirés par la moquette pourpre qui recouvrait l’entièreté du sol. Qu’un lieu d’ordinaire si jovial et bruyant soit plongé dans un tel silence avait quelque chose de bien mystérieux…

Thélie monta la première marche de l’escalier. Aussitôt, l’une des nombreuses statues en bronze, longeant la balustrade, pencha en sa direction ; la jeune femme esquiva sa chute de justesse. Les bougies, que la figure portait sur un plateau d’argent, se déversèrent sur la pierre à ses pieds.

— Mes belles sculptures ! se plaignit Mobruyère.

— Ne les prenez pas en pitié, elles se feraient un malin plaisir de vous poignarder dans le dos.

Le poète émit un gémissement des plus épouvantés.

— Veut-il vraiment notre mort ? bégaya-t-il.

— Notre présence l’importune, cela ne fait aucun doute. Il aimerait qu’on le laisse seul.

Thélie poursuivit sa montée, faisant cette fois-ci bien attention aux figures sombres qui semblaient suivre des yeux son avancée. À Parhame, il n’était point d’obscène d’affectionner de telles représentations féminines, dévêtues, dont la grâce des courbes ne pouvait être appréciée que des plus fins connaisseurs. La sentinelle, elle, s’était toujours amusée de cette manière de concevoir l’art. Car remplacez les belles de bronze par des belles de chair, et c’était un véritable scandale ! Pourtant, les yeux se posaient sur les mêmes hanches, les mêmes poitrines et les mêmes tétons. Un moyen de se rincer l’œil en toute légitimité, lui était d’avis…

Malheureusement pour Thélie, ces statues-là ne se laissèrent pas observer en silence. Plusieurs fois, la sentinelle dût suspendre sa marche pour supplier l’une des sculptures de ne pas passer à l’action. Mais malgré ses efforts, elle finissait toujours par se plier aux exigences des demoiselles, bondissant en arrière ou en avant pour leur offrir un spectacle des plus acrobatiques. Quand elle et le dramaturge en virent à bout de l’escalier, les marches étaient parsemées de bougies agonisantes entre les cuisses et les drapés de bronze renversés.

— Pensez à habiller vos dames à l’occasion, grommela Thélie. Peut-être se montreront-elles plus coopératives.

— J’en prendrai note, lui assura Mobruyère, pâle comme un linge.

Puis, suivant sa guide qui s’aventurait sur le palier, il s’enquit :

— Comment vous y prendrez-vous avec le fantôme ?

Parler lui permit de tromper sa peur, et tandis que l’adrénaline de la précédente péripétie retombait pour laisser une nouvelle fois la place à l’angoisse, Thélie apprécia secrètement sa démarche.

— Les âmes perdues n’errent pas librement dans notre monde.

Alors qu’elle disait cela, les voix de ses institutrices à Carcanesse lui revenaient en mémoire. Combien de fois les leçons sur les entités avaient-elles été écourtées ? Les apprenties chimères n’étaient pas les seules à douter de leur intérêt. Une sentinelle chassait les monstres, un point c’était tout, et les fantômes n’en étaient pas. Fort heureusement, Thélie avait toujours prêté une oreille attentive – par crainte d’en affronter un jour, peut-être ? – aux quelques conseils que lui avaient alors donnés ses aînées.

— Interagir avec nous leur demande beaucoup d’énergie, expliqua-t-elle, et ils ne la puisent pas de nulle part. Ils sont en réalité rattachés à un objet, chargé de souvenirs ou d’émotions.

— Mettre la main dessus nous permettrait donc de libérer mon opéra ?

— Mettre la main dessus, oui. Et le détruire.

— Mais comment reconnaître cet objet ?

— Là réside toute la difficulté d’une chasse aux fantômes.

Un vent glacial souffla sur le palier, éteignant brusquement les bougies des chandelles. Des volutes grises s’élevèrent alors au plafond et répandirent dans tout l’opéra une odeur de fumée.

— Miséricorde, je ne vois plus rien ! pesta Mobruyère.

— Taisez-vous, dans ce cas. Peut-être entendrez-vous quelque chose ?

Le cri aigu d’un violon leur souleva brusquement le cœur. La sentinelle lâcha un juron, peu fière d’avoir été ainsi surprise, et se précipita vers le garde-corps d’une des loges du palier. La garache en elle avait été si épouvantée qu’une légère transformation lui procurait désormais quelques touffes de fourrure hérissée, auxquelles elle ne fit pas attention. Penchée vers la scène de l’opéra, Thélie était obnubilée par le spectacle qui s’offrait à elle en contre-bas.

Au hurlement strident du violon avait succédé une cascade de notes descendantes. Sur le parquet, un jeune homme entouré d’un brouillard nébuleux tirait le manche d’un archet imperceptible. Tout autour de lui déferlait une tempête de brume opaque, noire comme un océan nocturne. Sa peau elle-même avait l’apparence spectrale : diaphane et vaporeuse, aussi pâle que ses cheveux blonds, élégamment plaqués contre son crâne à la mode de Parhame.

— Par l’Être Suprême, balbutia Mobruyère. Dites-moi que je rêve…

— Vous le connaissez ?

Leurs voix durent parvenir au fantôme car, cessant son jeu, il tourna sa tête vers la loge qu’occupaient les visiteurs. Thélie put alors remarquer la surface granuleuse de sa moitié de visage, ravagée par les flammes ; son élégant costume de musicien était lourd de cendre et de poussière.

— Qui êtes-vous ? s’affola-t-il d’une voix sépulcrale.

Misère, s’inquiéta la sentinelle, il ignore qu’il est mort.

La brume autour de lui tourbillonna pour se transformer en flot lustré et blafard, inondant la scène puis le parterre.

— C’est le moment de partir !

Thélie attrapa le bras de Mobruyère, quittant la loge au moment même où éclatait contre les sièges une puissante vague ténébreuse. Tout en poussant des cris très peu élogieux, le dramaturge se laissa entraîner par la sentinelle, retraversant le palier, dévalant l’escalier sinistré. Derrière rugissait le torrent spectral du violoniste, qui ne prit fin qu’une fois la porte du hall refermée derrière eux.

Thélie et Mobruyère se laissèrent tomber dans le péristyle. La sentinelle s’accorda quelques instants pour calmer son cœur qui battait la chamade, puis se redressa en époussetant sa cape en cuir noir.

— Votre fils ? demanda-t-elle au dramaturge.

L’homme restait avachi au sol, profondément tourmenté.

— Presque, chuchota-t-il. Lui et sa sœur étaient mes protégés. « Les jumeaux de l’opéra » … Oh, ils n’étaient pas vraiment jumeaux, lui était le cadet, mais ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Deux génies de la musique…

Thélie tordit ses lèvres quand les yeux de Mobruyère se gorgèrent de larmes.

— Je croyais Ezra en paix… Morbleu ! Depuis combien de temps est-il coincé ici ? Il doit se sentir si seul…

— Il ne comprend pas ce qui lui arrive, tenta de le consoler la sentinelle. Mais il est certain que nous devons l’aider à partir. Je crois bien, monsieur, que vous allez devoir me parler de cette fameuse représentation. Vous y étiez ?

Mobruyère renifla dans sa manche de soie, puis attrapa volontiers la main que Thélie lui tendait pour se remettre sur pieds.

— J’étais dans ma loge quand la flèche a heurté le plafond, commença-t-il. Le lustre est alors tombé sur la scène, engloutissant la pauvre Jeanne sous une tempête de flammes…

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