II.

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Comme toujours, Larissa était impressionnante tandis qu’elle bandait son arc. Le tatouage sur sa paupière gauche, à jamais fermée, lui donnait un air prédateur : ses deux yeux paraissaient grands ouverts, rivés sur la ligne précise de la flèche contre sa joue. Aucun de ses muscles ne tremblait alors que l’arc craquait légèrement, tordu par sa force calme. Il finit cependant par expirer, dans un souffle magistral, l’empenne filante ; la pointe de la flèche se planta violement dans la cible en paille de l’autre côté de la cour.

En pleine tête.

— Je n’aurais pas voulu être à sa place, lança Thélie.

Un délicat sourire se dessina sur les lèvres de Larissa lorsqu’elle découvrit sa consœur. À ses côtés, Brunehilde se raidit, les pommettes tout à coup empourprées.

— Thélie, dit simplement la Grande Garache.

Les deux sentinelles s’échangèrent une étreinte émue. Comme Callinice, Larissa était une grande sœur pour la jeune femme et la voir si abattue ne fit que renforcer son chagrin. Avec tendresse, Thélie glissa sa main sous le carré blond de son aînée pour empoigner sa nuque ; ses doigts heurtèrent dans un léger tintement la bague rutilante qui ornementait désormais l’une de ses tresses. Ce bijou, forgé par le feu de la Vouivre, la Garache savait qu’elle aussi devrait le porter un jour.

— J’aurais dû être là, regretta la cadette.

— Elle avait parié que tu dirais cela.

— Je m’en veux. Je suis désolée.

— Elle m’a aussi demandé de te gourmer si tu t’en lamentais.

Thélie retint un gémissement quand Larissa vint loger son poing en plein dans son estomac.

— Ses dernières volontés ? suffoqua-t-elle.

— Adressées à toi. Sois-en honorée.

Pliée en deux, la sentinelle se mordit les lèvres pour intérioriser la douleur. Callinice avait eu raison, comme toujours. À partir de ce moment, elle se jura de ne plus la pleurer.

La Grande Garache tourna son œil unique vers le carquois qui pendait contre sa cuisse : toutes les flèches avaient été tirées. Elle lança alors à Brunehilde, qui se rapprochait timidement de la nouvelle venue :

— Va les chercher, petit louveteau.

Obéissante, la fillette remit à plus tard ses salutations. Thélie n’en fut que plus soulagée : elle ignorait comment négocier leurs retrouvailles, quels mots choisir pour se montrer digne de l’admiration que lui portait cette enfant d’une dizaine d’années.

Les deux sentinelles observèrent la course régulière de l’apprentie. Retenus par un bandeau pourpre, ses courts cheveux blancs s’agitaient dans la brise ; ils contrastaient remarquablement avec sa peau sombre, héritage des peuples du sud.

— Ils ont repoussé, observa la cadette.

Lorsqu’elle l’avait récupérée, Brunehilde avait le crâne affreusement dégarni. Les doyennes avaient mis cela sur le compte du stress : après tout, l’enfant avait vu ses proches et son village anéanti par un dragon, avant d’échapper de justesse à son feu dévastateur.

— C’est vrai, consentit Larissa, mais regarde leur couleur. Je n’avais jamais vu de gamine avec une tignasse pareille.

— Et sa garache ?

— Blanche comme neige, elle aussi. C’est comme si quelque chose avait péri dans son cœur…

Au loin, Brunehilde empoigna la première flèche plantée dans le mannequin de paille, puis tira de toutes ses forces pour l’extraire ; plusieurs essais seraient nécessaires, visiblement.

Larissa poussa un long soupir qui interpella Thélie. S’affalant contre un des murs de la cour, elle se laissa lentement tomber par terre – son amie l’imita bientôt, par esprit de camaraderie.

— Comment ne pas la comprendre ? murmura la Grande Garache. On va lui demander d’affronter chaque année ces putains de sauriens qui lui ont tout pris. Et ils seront plus nombreux à mesure qu’elle grandira.

— Pas nécessairement, tenta de se persuader Thélie. On a bien tenu le coup, au dernier Souffle Ardent. On en a tué plus que l’année dernière.

— Au prix de combien de sacrifices ?

La cadette chercha les mots, mais ne trouva rien à répliquer. C’était la vérité : nombre de sentinelles avaient péri durant cette saison chaude. La division des Gargouilles, les plus résistantes au feu des dragons, avait d’ailleurs subi de lourdes pertes. Mel s’était de nombreuses fois endeuillée avant le retour du printemps.

— J’ai parlé avec la Vouivre, déclara soudain Larissa.

— Elle est revenue des Hauts Plateaux ? s’étonna sa camarade.

— Depuis quelques mois déjà.

Un silence tendu gela entre elles, ponctué par les petits cris frustrés de Brunehilde, toujours en guerre avec les flèches décidément bien enfoncées. Thélie redoutait la suite de la conversation.

— Elle a trouvé les liéchis ? murmura-t-elle.

— Oui. Et ils ont confirmé ce que nous redoutions : les dragons ancestraux se libèrent peu à peu de leur prison de glace.

La Garache sentit la peur déchirer ses entrailles. Tout devint brusquement flou autour d’elle ; prise de tournis, elle remercia Larissa d’avoir eu la prévenance de l’asseoir avant une telle déclaration.

— Combien de temps avons-nous ? balbutia Thélie. Les autres sont au courant ?

— Pour l’instant, La Vouivre préfère laisser les filles dans l’ignorance. Mais qu’elle me pardonne ! je ne pouvais pas garder cela pour moi. C’est une question de décennies, selon les liéchis, avant qu’ils ne reviennent sur le continent.

Thélie ferma les yeux, le souffle coupé, le visage livide. Dans les chroniques des chimères, on racontait que les dragons ancestraux étaient cent fois plus grands que leurs homologues contemporains, et que leurs flammes combinaient à elles-seules la force d’une dizaine de sauriens.

— Sachant cela, je peine à trouver un sens à la formation de Brunehilde, lui confia Larissa. À quoi est-ce qu’on la prépare, au juste ? Et je ne parle pas que d’elle. Toutes les autres fillettes… Dans quel combat va-t-on les lancer ?

— Tu as parlé de décennies, relativisa Thélie. Ça nous laisse le temps d’agir. Si on repousse les dragons, la glace cessera de fondre.

— J’aimerais être aussi optimiste que toi. Malheureusement, nous mourrons sans doute en nous acharnant ainsi à les combattre. Et alors… Ce sera aux gamines de payer pour notre incompétence.

— Non, Lissa. Nous les garderons d’un avenir sans issue.

Le vent soufflait des notes aigues en s’engouffrant dans les meurtrières des remparts ; sa complainte ressemblait aux cris d’une enfant.

— Je crains qu’elles ne puissent plus jamais grandir dans la même insouciance que nous, lui avoua la Grande Garache. Enfin, si tant est que nous l’ayons été un jour.

— Nous riions, au moins. Et je n’ai pas entendu un seul rire depuis mon arrivée.

— J’ai peur, Thélie.

— Nous resterons soudées. Peu importe ce qu’il adviendra.

La cadette étira son bras et entoura son aînée qui se lova contre son épaule. Un triste sourire sur les lèvres, elles observèrent Brunehilde au loin pester contre les flèches. Thélie jugea bon de détendre l’atmosphère.

— Tu aurais tout de même pu y aller plus doucement, chuchota-t-elle.

— Mais non, ça lui fait les bras, rétorqua la Grande Garache. Regarde… Hop ! Sur les fesses. Elle travaille son équilibre, en plus.

— Est-ce que vous vous moquiez aussi de moi comme ça, avec Callicine ?

— Nous ? Nous moquer ? Mais où vas-tu chercher cette bêtise ?

— Je l’ignore. Tiens ? On dirait qu’elle a récupéré la dernière flèche.

— Déjà ? Allons Thélie, aide ta doyenne à se relever. La voilà qui revient.

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