IV.

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— Alors ça y est, tu mets déjà les voiles ?

Azelmire avait toujours eu ce don pour surprendre les départs. Qu’ils soient secrètement planifiés ou décidés sur un coup de tête n’avait pas d’importance : à Carcanesse, les murs étaient ses oreilles, à moins que ce ne fut l’œuvre de La Couleuvre, furtive, discrète et perspicace – tant d’adjectifs que La Vipère refusait encore d’accorder à son apprentie. Une exigence qui l’avait, selon Thélie, rapidement prédisposée à la voie du commandement.

— J’espérais que l’aube me serait favorable, mais il faut croire que même le brouillard ne peut avoir raison de ton attention.

La Garache installait la selle sur son cheval encore endormi. Il faisait frais, ce matin-là : une buée blanche s’échappait de ses naseaux dilatés, et plus encore de l’écurie où ronflaient nombre de montures sous de douillettes couvertures.

— Je pensais que tu resterais au moins quelques jours, avoua La Vipère.

— Je n’ai rien à faire ici. Pas encore, tout du moins…

— Mais Brunehilde…

— Il vaut mieux pour elle aussi que je parte.

Le harnachement déplut au canasson qui souhaitait finir sa nuit ; Thélie fit cependant montre de fermeté, obligeant son compagnon à se résoudre à son sort.

— Elle va m’en vouloir de ne pas t’avoir retenue… craignit Azelmire.

— Elle te parle souvent ?

— Dès qu’elle en a l’occasion. Elle sait que toi et moi avons grandi ensemble.

— Tout cela me paraît remonter à une éternité, déclara la Garache dans un murmure. D’ailleurs, tu as des nouvelles des autres ? J’ai croisé Armel voilà presque deux mois. Elle partait vers le sud.

— Dans ce cas, elle risque de croiser Effie. Elle y est depuis un moment, avec la Petite Came-Cruse.

Le regard qu’Azelmire lui adressa la mit affreusement mal à l’aise. Effie, au moins, ne rechignait pas à s’occuper des apprenties…

— Et Nyx ? esquiva Thélie.

— Tu l’as manquée de peu. Elle a pris le chemin de l’ouest ; elle était persuadée qu’elle trouverait de quoi faire exploser sa bourse au royaume de Carnek. Avec tout ce qui se passe en ce moment là-bas… Je dois dire qu’elle n’a sans doute pas tort.

— Le roi a fini par nous quitter ?

— Et a laissé derrière lui deux héritiers querelleurs.

— Nyx a toujours eu du flair pour l’argent.

— Mais déteste partager… rappela la rousse avec un rire.

— Elle fera bien une exception pour sa chère sœur d’arme !

Thélie tira sur la bride de son cheval, avançant d’un pas mollasson dans l’écurie. Dehors, le mordant du matin assaillit les deux jeunes femmes qui refermèrent l’une son manteau de cuir, l’autre son épais châle en laine. La brume languissait dans les plaines alentours, comme autant de cotons aux teintes rose pâle et dorées. Un temps parfait pour partir, selon Thélie – contrairement à Azelmire, frissonnante, qui anticipait déjà la douce caresse d’un feu de cheminée.

— Au fait, souffla la rousse alors qu’elles marchaient vers l’arche d’entrée, on a une apprentie Gargouille, cette année. Brunehilde et elles s’entendent très bien.

La Garache ne put s’empêcher de sourire : les deux monstres possédaient assurément une affinité particulière.

— Je pense à toi et à Armel chaque fois que je les vois, lui avoua La Vipère. Ça me donne la sensation qu’un nouveau cycle débute, identique au nôtre mais en même temps, affreusement différent…

Azelmire baissa ses yeux verts où s’était arrêtée une mystérieuse émotion.

— Tu es au courant, n’est-ce pas ? soupira la rousse. Pour les dragons.

— Larissa…

— M’avait prévenue qu’elle ne pourrait garder secrète l’information. Tu es la cinquième à être au courant, Thélie. Essaie de ne pas semer la panique.

— Je ne dirai rien, lui promit la Garache.

Et pourtant, son souffle s’affolait déjà.

— Mais dis-moi, Azelmire, est-ce que… Est-ce que vous avez une solution ? Ne serait-ce que l’ébauche d’un plan ?

La Vipère contracta sa mâchoire, un tic qu’elle avait depuis son plus jeune âge quand on la prenait au dépourvu.

— La Vouivre a tenté de rallier les liéchis comme autrefois. Mais ils ont refusé, ils ne veulent plus revenir sur le continent. En fait, ils nous détestent, tous autant que nous sommes. Une chance d’ailleurs qu’elle ait réussi à leur parler.

— Si les dragons ancestraux se réveillent, ils seront pourtant eux aussi sous leur feu… Ce n’est pas le moment de nous diviser.

— Elle leur a dit cela. Mais ils réclament leurs anciennes forêts, sans quoi ils resteront sur les Hauts Plateaux – des forêts qui n’existent plus aujourd’hui…

— J’ai récemment chassé un liéchi, avoua Thélie. Tu crois que j’aurais dû…

— Ce n’est pas un seul gardien qui aurait pu changer quoique ce soit, la rassura Azelmire.

— Qu’est-ce qu’on fait, alors ?

Les deux sentinelles étaient parvenues à la cour d’entrée. D’un air inquiet, la rousse flatta l’encolure rocheuse de la vouivre sculptée. Elle la regarda dans les yeux, comme si elle fut capable de lui donner le moindre indice, la moindre solution, mais à ses yeux humides ne répondirent que le voile grisâtre des pupilles de la bête.

— Pour l’instant, rien, déclara La Vipère. Et, aussi surprenant que cela puisse paraître, je t’avoue n’avoir aucun coup d’avance cette fois-ci. Après tout, Larissa a peut-être raison : nous aurons beau nous creuser la tête, tourner le problème dans tous les sens, nous ne pourrons pas échapper au sort qui nous attend. Comme des animaux en cage, nous tournons en rond sans même nous en apercevoir, cherchons une issue qui n’existe sans doute pas.

Thélie voulut rétorquer quelque chose, n’importe quoi : son regard resta rivé sur ses pieds. Par quel miracle, en effet, pouvait-on survivre au retour des dragons ancestraux ?

— Mais malgré tout, je ne peux pas m’avouer vaincue.

La Garache releva la tête pour découvrir une étincelle sautiller dans les prunelles de sa camarade. Avec nostalgie, elle se rappela qu’Azelmire avait toujours été la plus têtue d’entre elles.

— Carcanesse me contraint de rester ici, mais je veux que tu sois mes yeux, Thélie. Parcours le continent, comme tu sais si bien le faire, et essaie d’y réfléchir toi aussi. Il faut qu’on travaille ensemble.

— Je ne peux rien te promettre… Mais j’essaierai.

— C’est tout ce que je te demande.

À travers l’arche, dans un tableau mouvant, le brouillard se levait sur les plaines. Les premières cloches sonnaient dans la forteresse.

— Je ne te retiens pas plus longtemps, chuchota Azelmire, déjà dans les bras de son amie.

À son parfum de cannelle s’emmêlait l’odeur sournoise de la peur.

Quelle force de caractère… Elle a toujours su garder la face, peu importe la situation.

Thélie l’entoura à son tour ; jamais elle n’aurait supporté se retrouver à sa place.

— Tiens ? s’étonna La Vipère après s’être dégagée. Tu n’as plus le talisman de Merilda ?

— Je l’ai offert à Brunehilde. Dis-moi, entre ça et mon ruban… Tu me reluques sans cesse, Azelmire ?

— Je suis simplement attentive aux moindres détails.

— Une qualité qui fera de toi une excellente Vouivre.

La Garache apprécia les faibles rougeurs qui réchauffèrent ses joues. Le travail acharné de sa camarade avait beau être reconnu par toutes les sentinelles, peu étaient celles qui lui offraient de tels compliments. Azelmire paraissait en avoir particulièrement besoin en ce moment…

Après un hochement de tête commun, la voyageuse glissa ses bottes dans les éperons pour se hisser sur la selle. Les sabots débutèrent alors leur symphonie d’échos dans la cour ; lorsqu’elle quitta les murailles de Carcanesse, Thélie se retourna une dernière fois pour apercevoir sous l’arche le signe de main discret d’Azelmire.

Bon courage, pensa-t-elle lorsque La Vipère tourna les talons.

Puis, offrant sa figure aux dernières gouttelettes du brouillard, elle lança son cheval dans la plaine en direction de l’ouest.

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