III.

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Comment une telle foule avait-elle pu se réunir si vite en si peu de temps ? Alors qu’elle rejoignait le rivage, Thélie sentait la garache se blottir dans ses entrailles, le cœur battant, le souffle haletant. La simple idée de plonger un seul orteil dans l’eau glacée de l’océan lui hérissait le poil.

Maudit cabot ! Ce n’est pas un petit bain qui pourra te faire du mal !

La sentinelle se sentait aspirée par le sable de la plage à mesure qu’elle se rapprochait de l’écume. Un regard par-dessus son épaule lui apprit qu’une armée de soldats et de badauds lui coupait toute retraite. Que se passerait-il si elle refusait de se jeter à l’eau ? On l’insulterait, sûrement. Ou bien pire peut-être. Avec un grognement, Thélie se résolut à son sort. Elle avait bien triomphé de sa peur bleue des fantômes à Parhame ; pourquoi ne pourrait-elle pas en faire autant de son aquaphobie ?

— Dites-moi que je rêve !

Ce cri lui porta le coup fatal : fermement ancrée au sol, une femme de son âge étirait ses muscles tatoués en vue de la traversée. Ses yeux entourés de khôl riaient à son approche.

— Combien de chances j’avais ? s’esclaffa la métisse. Combien de chances pour que ça tombe sur toi ? Bon sang, je suis bénie des dieux !

— Moi aussi je suis heureuse de te revoir, Nyx.

Thélie entreprit de se dévêtir comme sa camarade. Elle jeta son bâton dans le sable, puis sa lourde cape en cuir qu’elle regretta aussitôt : l’air frais de l’hiver mordit impitoyablement son corps.

— Il va falloir qu’on raconte ça aux autres, insista la Tarasque. Je ne suis même pas sûre qu’elles y croiront.

— C’est Azelmire qui m’a mise sur ta piste. Je lui toucherai deux mots la prochaine fois que je la verrai…

— Plus sérieusement, Thélie. Qu’est-ce que tu fais là ? Tu es folle ? Abandonne, va-t’en ! Je ne veux pas disputer ton cadavre aux groagez.

— Tu ne crois donc pas en mes chances ?

— C’est une vraie question ?

Nyx posa ses mains sur ses hanches. Trahissant son talent en milieu aquatique, des motifs réguliers d’écailles couraient sur sa peau basanée en guise de scellement. À la nage, Thélie savait qu’elle n’avait aucune chance face à elle. Même avec les sirènes, la Tarasque gardait l’avantage : Nyx se désintéressait royalement des plaisirs de la chair et si l’envie lui prenait, ce n’était pour ainsi dire jamais avec la gent féminine. Mais malgré tout cela…

— Je ne peux pas faire marche arrière, grommela la Garache.

— J’avoue que tu t’es mise dans un sacré pétrin. Écoute, laisse-moi m’occuper des groagez et reste cachée près des falaises. Je t’accorderai quelques trophées, histoire de sauver ton honneur, mais j’en garderai le plus grand nombre.

— Tu rêves ? s’indigna Thélie. Tu as toujours été particulièrement douée, d’accord, mais de là à te servir la victoire sur un plateau… Ça non, je me battrai jusqu’au bout. Tu pourrais même être surprise.

— On parie ?

Cette main insolente que lui tendait Nyx la replongea dans son enfance. Combien de fois l’amphibienne l’avait-elle provoquée de cette façon, l’air de rien ? Son premier réflexe fut d’en calculer le nombre, avant de se rappeler avec déception qu’elle avait arrêté de tenir les comptes depuis longtemps déjà.

— Et qu’est-ce qu’on parierait, au juste ?

— Notre dignité ! Il paraît que la Majesté gagnante organisera un banquet après la chasse : je veux t’y voir danser en garache, papattes en l’air !

— Je ne suis pas une bête de foire !

Bien qu’aucune d’entre elles ne le souhaitât, les deux consœurs durent mettre fin à leur chamaillerie alors que venaient vers elles les souverains rivaux. Nyx adopta une attitude soudain si professionnelle qu’on eut pu la croire incapable de la moindre plaisanterie. Elle avait toujours adoré jouer avec les contrastes.

— Mesdames sentinelles, l’heure de la chasse est venue, annonça sire Ewenn, entouré de gardes et de sujets curieux.

— Donnez le meilleur de vous-même, ajouta sire Wandrille, tout aussi bien entouré.

Puis, après un regard entendu en direction de Thélie :

— Je suis confiant. Je place toute mes chances en ma championne.

Nyx se retint de pouffer. Sans qu’il ne l’eût remarqué, le souverain de Nohrrow s’inclina légèrement devant Emmeryn et invita aux bénédictions.

Le cœur lourd, la Garache observa son amante tremper une branche de laurier dans une coupole, puis asperger Nyx de quelques gouttelettes en récitant des paroles druidiques. Dorénavant, elle ne pouvait plus faire marche arrière. Une fois l’amphibienne purifiée par la lustration, Emmeryn s’approcha de Thélie et réitéra son geste. Ses yeux inquiets hameçonnèrent les pupilles de sa chère, et elles s’échangèrent mille mots sans bouger les lèvres. Le moment venu de réciter son sabir, l’ovate se pencha cependant avec un air de confidence. Elle lui glissa tout bas :

— Je suis désolée, Thélie, mais mes frères veulent que je fasse preuve d’impartialité. Je ne peux donc pas te dire que les contrebandiers ont pour habitude de laisser une barque derrière ce récif, là-bas.

— Quel dommage, murmura la sentinelle. Ça aurait pu m’être utile.

Emmeryn réprima un sourire, puis reprit d’un air on ne peut plus sérieux :

— S’attaquer directement aux groagez n’est peut-être pas la meilleure solution. Fais attention à toi, s’il te plaît.

Laissant la Garache seule face à cette énigme, la druidesse retourna auprès de ses frères qui s’impatientaient du départ.

Bon, j’ai au moins une chance d’atteindre l’île.

Thélie jeta un coup d’œil à Nyx qui s’échauffait sur place : les talismans accrochés à sa chevelure et à son buste tressautaient dans une mélodie métallique. Un sentiment de culpabilité l’envahit, mais elle s’en affranchit bien vite : après tout, la Tarasque partait avec un avantage. Emmeryn n’avait fait que rééquilibrer la balance.

La Garache sursauta quand le bourdonnement d’une cornemuse déchira le silence ; elle se retourna pour découvrir un bagad entier aux couleurs carnekoises, avec qui rivalisait un pupitre de cuivres de Nohrrow.

— Je crois que la chasse est lancée, lui confia Nyx. Bon courage à toi.

L’amphibienne se pourlécha les lèvres d’un air félin, puis s’élança dans le sable au moment même où des percussions s’ajoutaient à la symphonie balnéaire. Sans réfléchir – il le valait mieux pour elle ! – Thélie imita sa camarade et adapta sa course au rythme effréné des tambours. Nyx pénétra la première dans l’eau, sauta bientôt au-dessus des vagues avec l’élégance d’un dauphin. La Garache eut à peine le temps de voir sa transformation avant qu’elle ne disparaisse dans la mer : les rayons du soleil glissèrent sur la peau écailleuse de ses bras et de ses jambes, avant de faire resplendir l’effrayante carapace qui avait recouvert l’entièreté de son dos.

Thélie ne fit pas preuve d’autant de grâce lorsque le moment fut venu pour elle de se jeter dans l’océan. La claque glacée de l’eau lui coupa le souffle, figeant le moindre de ses muscles dans ce plongeon maladroit ; à force de gesticulation, elle parvint à remonter à la surface pour se prendre de plein fouet une vague surprise. La sentinelle but la tasse avec un tel ridicule qu’elle espéra ne pas avoir été aperçue par Emmeryn.

— Déjà à bout de souffle ? criait la voix de Nyx. J’ai hâte de te voir danser, ce soir !

— Ferme-la ! Je ne t’ai…

La houle l’empêcha de finir sa phrase : l’eau salée lui brûla les poumons alors que l’océan l’humiliait une seconde fois.

Je ne t’ai jamais dit que je participais à ce fichu pari !

Thélie s’efforça de reprendre son calme. Répondre aux provocations de la Tarasque ne l’aiderait en aucun cas. Adoptant l’allure qui lui convenait, elle s’efforça de nager vers le récif qu’avait mentionné Emmeryn un peu plus tôt, à une centaine de mètres du littoral. L’effrontée amphibie avait beau élégamment bondir au loin, elle n’en avait cure. Seule sa respiration comptait désormais, laborieuse, haletante, mais concentrée, tandis qu’elle luttait véritablement contre les courants assassins de l’océan. Elle progressait. Petit à petit.

Concentre-toi. Inspire. Expire. Inspire…

La garache s’affolait pourtant en son sein. Thélie avait-elle encore pied ? L’idée qu’un vide immense sous elle n’attendait que de l’engloutir lui pinça le cœur. Néanmoins, elle poursuivit son combat contre les vagues, déterminée.

Où était Nyx ? Sans doute disparue depuis longtemps.

Et les groagez ? S’aventuraient-elles aussi près des terres ?

Elles m’observèrent peut-être déjà.

La sentinelle se morigéna. Une telle pensée logea au creux de son ventre une peur sournoise qui, elle le comprit, aurait bientôt raison de ses efforts. Dès qu’elle passa le large, à mi-chemin, Thélie s’accorda une pause d’urgence : là, à l’abri des rouleaux, elle reposa ses muscles brûlants et lança son regard vers la côte. La plage n’était plus rien d’autre qu’une fine bande de sable et les badauds, une simple masse sans visages. En tendant l’oreille, elle distingua encore le cri strident des cornemuses, mais la musique avait de si loin une inquiétante tonalité. Un monde entier semblait maintenant la séparer d’Emmeryn.

Un monde calme, lisse et silencieux.

Un monde sans aucune prise.

Sans personne pour se porter à son secours.

Thélie

Un murmure suave s’éleva quelque part, comme expulsé des profondeurs marines.

Elles m’ont senti, comprit aussitôt la Garache.

Le cœur battant, elle reprit sa nage laborieuse vers le récif.

Emmeryn, reste avec moi.

Thélie se concentra du mieux qu’elle le put sur la tendre voix de son amante, sur son rire perlé, ses lèvres roses. Ses cheveux éclatants. Son parfum de lavande.

Sur ce collier en dentelle qu’elle avait furieusement envie d’arracher.

À présent, seul le souvenir de l’ovate pouvait la garder du charme trompeur des sirènes sanguinaires.

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