II.

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Les deux voyageuses mirent pied à terre dans le semblant d’une place, avec en son centre un puits à moitié défoncé. Elles ne s’attendaient pas à un accueil chaleureux – surtout Thélie – mais de là à n’en recevoir aucun du tout… C’était surprenant, d’autant plus que les champs, partout autour, étaient vides. Complètement vides. Où se terraient donc les habitants de ce hameau, s’ils n’y travaillaient pas ?

La Garache s’approcha prudemment du puits pour remarquer un seau encore humide à ses pieds : les lieux n’étaient pas vraiment abandonnés. Elle scruta les quelques bâtisses qui entouraient la petite place boueuse, une à une, mais ne vit rien d’autre que des rideaux et des volets fermés. La louve, en elle, sentait malgré tout la scruter mille yeux curieux derrière les panneaux de bois. Il n’en fallut pas moins pour la rendre mal à l’aise.

— Pour l’auberge, on repassera… soupira Emmeryn en se glissant dans son dos.

— Je n’aime pas cet endroit, lui chuchota Thélie. On ferait mieux de s’en aller.

Un nuage passa brusquement au-dessus de leur tête et les plongea dans la pénombre. Le vent, glaçant, fit grincer un portillon à leur droite ; la sentinelle tourna la tête pour découvrir un enclos. Inoccupé. Elle esquissa quelques pas, s’accroupit devant les barrières. Son œil aiguisé remarqua des morceaux de laine accrochés dans le cordage de la clôture. On élevait des moutons, ici.

Les nervures du bois, sur son index, lui étaient affreusement familières.

Un cri résonna dans sa tête.

Les bestiaux se sont enfuis ! Qui leur a ouvert ? QUI ?

Une perle gelée coula le long de sa nuque.

Puis quelqu’un hurla dans le hameau.

Le cœur de Thélie manqua un battement. Reculant vers Emmeryn, elle dégaina son bâton et se mit en garde – une réaction quelque peu démesurée face au simple chien de berger qui courrait vers elles en jappant.

— Shep’ !

Un homme suivait le canidé, vêtu d’une cape de bure et armé d’une houlette qu’il faisait tournoyer au-dessus de sa tête. En deux-trois enjambées, il rattrapa l’animal qu’il cloua au sol, rouge de colère.

— Maoûdi d’kien ! cracha-t-il. Vas-tu t’la fermer ou ben ?

Thélie relâcha sa posture, à la fois déconcertée et honteuse d’avoir ainsi cédé à la panique. La main d’Emmeryn, rassurante, s’était posée sur son épaule sans qu’elle ne s’en aperçoive.

Empoignant le collier de la bête, le paysan projeta le canidé droit vers une maison.

— Ch’ti-lo sait bien gueuler, mais dès qu’i faut protéger la berquerie, voilà t’i pas qu’i s’barre à countre-bord !

Le chien décampa tout de go et sa fourrure sombre s’engouffra maladroitement dans l’entrebâillement d’une porte, avant de disparaître pour de bon. L’homme frappa alors ses mains, satisfait, puis parut enfin remarquer la présence des jeunes femmes. Ses sourcils touffus bondirent vers le haut lorsqu’il reconnut les tatouages de Thélie.

— Pour un couop d’adon, dé ! Eune sentinelle qu’arrive à la cope. T’être pas eune mauvaise chose…

Par le Souffle Ardent, jura l’intéressée. Du patois nohrrois…

— Pardonnez-nous d’avoir effrayé votre chien, monsieur, déclara Emmeryn avec une révérence aussi légère qu’élégante. Nous ne faisions que passer, mais force est de constater que quelque chose ne tourne pas rond dans votre village…

Espérait-elle réellement converser avec ce campagnard ?

— Coume dé fait ! s’exclama-t-il. Voyez-vous po qu’y’a plu un seul berca dans c’te bourgade ?

— Nous l’avons remarqué, en effet, compatit la druidesse sous l’œil sidéré de Thélie.

— Tu comprends ce qu’il dit ? lui glissa-t-elle.

— Tiens-toi, la réprimanda Emmeryn dans un murmure.

— Maoûdi d’kien, maoûdi d’kien ! s’emporta le paysan alors que le canidé ressortait timidement sa truffe de l’ouverture de la porte. Bon qu’à couétinaer, tiens ! Mais pas moins incapab’ qu’nos berlauds d’cachous !

— Un loup s’attaque à vos moutons ? comprit l’ovate.

— Non de diou ! Y’a pas d’loup à Broutaie, m’dame la druidesse, pas même eun varou depuis qu’chui né. C’est la grand’bête à tête d’homme, ch’ti-lo qu’a qu’un quinquet.

Comme Thélie la fixait du regard, pendue à ses lèvres, Emmeryn lui traduisit d’un air perplexe :

— Il parle d’un géant borgne.

Impossible, songea aussitôt la sentinelle. Ils ne peuvent pas être remontés tant au Nord…

— Pourquoi vous vole-t-il vos moutons ? s’enquit la jeune femme blonde.

La discussion rameutait quelques curieux ; Thélie les voyait entrouvrir les rideaux, les fenêtres et les portes.

Comme s’il soupesait ses mots, le paysan se mâchouilla la lippe.

— Qu’que j’en sachons ? I débarque, saccage toute la berquerie, castagne hommes et femmes pi repart comm’ça !

Dur de le croire : la sentinelle connaissait chaque espèce de cyclope et, à défaut d’être… astucieux, ils n’étaient point belliqueux, loin de là. À moins de leur causer du tort. À eux… ou à ce troupeau particulier qu’ils chérissaient tant.

La sentinelle offrit une mine septique au paysan qui ne fit qu’affoler ses ruminements.

— J’vous l’dit moué : certains d’nos gens ont presque clapoté ! Il a même défoncé not’ puits, c’berlaud ! Heureusement qu’nos cachous lui ont tiré eune flèche, droit dans le quinquet !

— Vous l’avez attaqué ? s’indigna Thélie.

L’homme se fit soudain tout petit, intimidé par les grognements gutturaux de la Garache.

— On a fait qu’s’défendre, vous fâchez po, couina-t-il. Si c’est pour gueuler, vous avez qu’à fout’ le camp ! Mais on a d’quoi vous payez, m’dame, sachez-le, si vous vous décidez à nous en débarrasser.

— Ah oui ? persiffla la sentinelle. Vous ne semblez pourtant pas rouler sur l’or

Thélie ignorait les coups de coude désespérés que lui adressait son amante. La pauvre tentait de l’avertir : les paysans se pressaient désormais sur le porche des hameaux.

— On… vous paiera en nature, dé ! se rattrapa l’autre. Eune fois qu’vous aurez ramené nos bercas, on f’ra des bons p’tits gigots rien qu’pour vous et m’dame l’ovate. Et pi les druides, ça utilise les sabots d’bestiaux, c’ti pas vrai ? J’y connais pas grand-chose aux rituels…

— En effet, se vexa Emmeryn.

Ils n’étaient qu’une dizaine et pourtant les campagnards semblaient les cerner de toute part. Étrangement, ils tenaient tous une houlette dans le poing, à l’image de cet homme aux sourcils broussailleux.

On aurait dû partir, regretta Thélie. Dès le début.

—V’voudriez pas nous aider, alors ? insista le berger. À moins qu’ça vous fasse plaisir d’nous laisser moisir lo, sans plus rien pour survivre. Ce s’rait pas eune première, venant d’la part d’eune fille d’la souillure…

La Garache sentit aussitôt le sang lui monter à la tête ; en temps ordinaire, elle savait museler sa fierté et son amour propre, mais aux côtés d’Emmeryn… Elle ne put supporter cet injurieux surnom. Heureusement, la druidesse lui attrapa la main juste avant qu’elle n’attrape son bâton.

— Ne leur donne pas raison, lui chuchota-t-elle.

Assagie, la sentinelle dévisagea chacun des curieux avant de revenir sur le stupide paysan. Qu’avait-il à se triturer les ongles de la sorte ? À lancer des regards soucieux vers les bicoques ? Et les autres, que semblaient-ils dissimuler derrière leurs portes et leurs rideaux ?

Tu me caches quelque chose, soupçonna Thélie. En fait, vous me cachez tous quelque chose. Mais moi, je suis douée pour découvrir les secrets. J’ai du flair, et ce que je sens, c’est l’odeur de la peur. Vous avez fait une belle connerie et attendez sagement que je la répare. Malheureusement pour vous, les bécuts sont très bavard au moment de passer à table. Reste à savoir qui finira sur la broche…

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