IV.

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Dans le dortoir de pierre, seule se faisait entendre la respiration de Petit-Gigot, drapé d’une épaisse couverture en laine.

— Tu crois qu’il dort ? chuchota Emmeryn, accroupie à ses côtés.

— Petit-Gigot n’est pas bien doué pour les farces. À peine te serais-tu approchée que sa friponnerie aurait réveillé tout le monde dans Carcanesse, crois-moi.

Un doux sourire aux lèvres, l’ovate resta penchée sur le garçon, voulut caresser sa joue mais se ravisa. Ce repos, il l’avait bien mérité.

— Viens plutôt dans mes bras, insista Thélie. Je vois bien comme tu grelottes.

Serrant son étole autour de ses épaules, Emmeryn se redressa et obéit volontiers à la sentinelle – non sans un petit rictus.

— Carcanesse n’est franchement pas accueillante, chuchota-t-elle une fois lovée contre sa poitrine.

Le lit, spartiate, avait légèrement craqué quand elle s’était assise dessus, comme pour lui donner raison. S’ajoutait au procès les braises mourantes dans l’âtre, maintes fois remués, jamais ravivées. Aucun feu ne paraissait vouloir prendre.

— On vit de peu ici, consentit la Garache. En hiver, il arrive qu’on tremble de froid ; en été, c’est la peur qui nous fait frissonner. Mais on se sert toujours les coudes, peu importe la saison.

— Ce n’est pas ce que j’ai pu voir dans les yeux de tes consœurs…

— Ne leur en veut pas, se confondit Thélie. Elles sont très susceptibles quand il s’agit de défendre la sororité. Dès demain, à l’aube, elles auront changé ce regard illégitime à ton égard.

Emmeryn acquiesça – très peu convaincue cependant.

— Demain verra beaucoup de choses changées, n’est-ce pas ?

Thélie ferma les paupières un instant. Humant le parfum de lavande, elle renversa doucement la druidesse sur le rude matelas. Ainsi étalés sur l’oreiller, ses cheveux faisaient l’effet d’une corolle de fleur dorée.

— Demain est un constant changement, lui souffla la sentinelle. Et rien ne pourra jamais être parfaitement prévu. Peut-être que Petit-Gigot deviendra le plus grand panthore que l’histoire ait connu – ou peut-être faisons-nous le mauvais pari ? Qui nous dit que les dragons ancestraux ne se rendormiront pas ? Ou qu’ils ne se réveilleront pas plus tôt que prévu ? Tu sais… Qu’importe. Cela ne dépend pas de nous, pas maintenant. Et la seule chose dont on pourra toujours être sûres est cet instant présent. Alors, là, tout ce qui compte pour moi, c’est que tu m’écoutes, que tu me regardes et que tu me souris.

Émerveillée par le visage rayonnant d’Emmeryn, de bien meilleure humeur, Thélie enfouit sa figure dans ses linges. Elle aurait pu rester ici des années ; plus rien d’autre n’avait alors d’importance.

Oui, je pense que c’est tout ce qui compte, à tort ou à raison.

La joie se ternit pourtant bien vite, alors que l’ovate jouait tendrement avec ses ornements d’étain.

— Tu sais, Thélie, je ne t’ai pas tout dit sur cette vision que j’ai eue.

La Garache se redressa, tout à coup inquiète. Elle se remémora la crise terrifiante de sa compagne, et les images qu’elle lui avait confié.

— Tu étais là-bas, affirma la druidesse, tu souffrais. Tu pleurais. Le miracle n’est pas aussi merveilleux que l’on croit. Et puis…

— Quoi, Emmeryn ? Parle.

— Non, je dois faire fausse route. Ces images… Elles ne peuvent parler du futur, c’est inconcevable.

— Tu disais toi-même que le Grand Arbre te parlait en songes et qu’il fallait toujours leur donner du sens…

— Peut-être, mais cela… Ah, je ne pourrai le garder plus longtemps pour moi, Thélie. Tu as raison. Sur la route, d’autres visions m’ont saisies.

— Quoi ? Pourquoi ne pas m’avoir réveillée ? s’offusqua la sentinelle.

— Je sais gérer mes crises, rétorqua la druidesse. Bon sang, ne rend pas la tâche plus difficile… J’étais… profondément perdue, et je le suis bien plus encore après l’avoir rencontrée.

— Qui donc ?

— La Vouivre.

Thélie fronça les sourcils.

— J’ai beaucoup rêvé d’elle. Elle fendait les airs, me prenait dans ses bras, s’abîmait près d’un feu de camp… parlait à Petit-Gigot. Mais jamais, jamais elle n’avait le visage de Thalania.

— Et de qui avait-elle le visage ?

— D’Azelmire.

La Garache secoua aussitôt la tête.

— Impossible. Même si Thalania venait prochainement à trépasser, ce serait à Belgarde de prendre la relève. Azelmire deviendra Vouivre, assurément, mais pas avant une bonne trentaine d’années…

— Je te dis ce que j’ai vu.

La sentinelle se perdit dans le vide, parfaitement confuse.

Azelmire… Vouivre ? Quel âge a-t-elle ? Vingt-sept ? Oui, comme Effie. Elle est beaucoup trop jeune pour accueillir l’Unique. Jamais une telle situation n’est arrivée dans l’histoire de la sororité. Et cela… cela veut dire que…

— Oh, Thélie, chuchota Emmeryn. Pardonne-moi, je ne fais qu’empirer les choses. Ne prends pas mes visions pour argent comptant. D’accord ? Thélie. Regarde-moi, belle louve.

Ses mains chaudes contre ses joues ramenèrent la sentinelle à la réalité.

— Inutile de broyer du noir à cette heure indue. Profitons plutôt de cet instant, le seul qui compte vraiment… n’est-ce pas ?

Après un clin d’œil malicieux, Emmeryn porta ses lèvres au front de son amante. Il n’en fallut pas plus pour raviver le feu, doux et palpitant, au creux de leur poitrine. Elles s’emmêlèrent dans une tendre étreinte, silencieuse, mais furent soudain bien surprises quand s’ouvrit après deux coups hâtifs la lourde porte en bois de leur chambre.

— Misère ! se confondit une Mel parfaitement embarrassée. Je ne voulais pas…

Comme des adolescentes prises sur le fait, louve et druidesse s’écartèrent vivement. La Garache montra des crocs assassins à son amie.

— Qu’est-ce que tu fais ? Rentre donc maintenant que tu es là, stupide gargouille.

— Oh, Thélie, chuchota Mel (elle avait baissé d’un ton en remarquant Petit-Gigot). J’étais si curieuse… vraiment je…

Ses yeux se posèrent sur Emmeryn et les belles couleurs qui sublimaient son teint.

— M’excuse, finit-elle avec un sourire.

L’intruse referma doucement la porte derrière elle, ravie de son mauvais tour.

— Emmeryn, souffla Thélie, je te présente Armel, la Gargouille la plus bornée et indiscrète qu’il m’est été donné de rencontrer.

— Quels honorables titres tu m’accordes, s’amusa l’autre en effectuant une ridicule courbette.

L’ovate suivit l’échange, perplexe, pas tout à fait sûre de l’attitude à adopter. Si toutes les sentinelles ne lui avaient jusqu’alors montré aucun signe de sympathie, celle-ci semblait… vraiment très différente.

— C’est un honneur pour moi que de rencontrer les camarades de Thélie, dit-elle humblement.

— Oh, je t’en prie, lui rétorqua la nouvelle venue. On peut parler d’amies à ce stade.

Mel s’approcha du feu et s’accroupit devant l’âtre ; d’un claquement de doigts, son pouce et son majeur se changèrent en pierre, projetant une belle étincelle sur la bûche abandonnée aux cendres. Une seconde plus tard, les flammes entamaient une valse chaleureuse et Petit-Gigot, d’un gémissement paresseux, manifestait à toutes son contentement.

— Voilà qui est plus accueillant, murmura la Gargouille.

Emmeryn éprouva sur-le-champ une curieuse sympathie pour la jeune femme.

— Mel, lança Thélie, il paraît que tu t’es évanouie, tout à l’heure.

— Ah, oui… admit la Gargouille en s’appuyant contre un mur, les bras croisés. Un petit coup de fatigue.

Sa réponse fut loin de duper son amie : Thélie savait comme elle tremblait à chaque Souffle Ardent. Et pour cause : Mel y voyait agoniser nombre de ses camarades Gargouilles, souvent lancées en première ligne de combat pour leur robustesse face au feu des sauriens. Alors, évoquer le retour des dragons ancestraux… Voilà qui avait eu de quoi lui glacer le sang.

— On a toutes été frappées par la nouvelle, poursuivit-elle. Et dire que toi, tu étais au courant depuis tout ce temps… Enfin, ne parlons plus de malheur. Nous aurons bien assez de temps pour cela demain. Avant de clore ce chapitre, je voulais simplement passer te voir. Et elle aussi.

— Emmeryn ?

— Ta dame, oui, glissa-t-elle avec malice. Elle ne doit pas avoir une belle image de nous.

— Loin de moi cette idée, Armel, se confondit la druidesse.

— Je n’ai pas autant de flair que Thélie, mais je sens bien que tu ne te sens guère à l’aise ici. Certaines diraient que c’est normal, que tu n’as rien à faire entre ces murs, mais attends un peu de les voir demain matin. Crois-moi, elles t’adresseront toutes un merveilleux sourire.

Dans une élégante cascade de talismans, Mel fit marche arrière vers la porte, se délectant de l’expression confuse qu’elle avait provoquée. La Garache, elle, n’avait pas eu de mal à comprendre ses paroles… et à s’en amuser.

— Sur ce, je te confie Thélie. Elle est têtue, immature, impulsive – mais plus que tout, naïve, et c’est très certainement la plus tendre de mes amies. Alors… prends soin d’elle, s’il te plaît.

Laissant ainsi ses derniers mots planer dans la chambre, la Gargouille s’éclipsa aussi soudainement qu’elle était apparue. Au moment de refermer la porte, elle avait adressé un discret clin d’œil à sa consœur.

Merci, Mel.

— Curieux personnage, rit Emmeryn.

— Tu ne crois pas si bien dire.

— Elle me fait penser à cette sentinelle, chantée dans les poèmes à la cour de Lorthanie. Tu sais, ceux que ne cesse de commander sire Yerri aux pauvres bardes de Vercendres. Une belle jeune femme à la chevelure noire, aux tatouages de gargouille, à la grâce rutilante comme autant de pierres précieuses… On les entend jusqu’à la pointe de Carnek.

— Tu ne crois pas si bien dire, encore une fois.

Enveloppées par la chaleur nouvelle du feu de cheminée, Emmeryn et Thélie se résolurent bientôt à se coucher – non sans quelques soupirs de désespoir à l’encontre de l’assassin sommier. Et, quand la druidesse tomba dans les bras de la nuit, la Garache n’était pas parvenue une seule fois à fermer les yeux, les entrailles remuées par tant de questionnements. Quand l’aurore pointa le bout de son nez au terme d’une terrible insomnie, elle s’extirpa délicatement de l’édredon pour s’accroupir devant Petit-Gigot.

Tu ne devras pas faillir, pensa-t-elle avec douleur.

L’entrevue avec Brunehilde n’avait cessé de tourner dans sa tête, des heures durant. Thélie avait toujours espéré que la fillette se détourne d’elle, qu’elle cesse de lui adresser ce regard admiratif qui ne faisait qu’accentuer son mal-être.

Je n’ai rien de bon à vous offrir. D’ailleurs, à vous deux, je vous demande pardon. J’ai posé sur vos épaules d’enfants un fardeau auquel vous n’avez jamais été préparé.

Sur le talisman d’argent de Petit-Gigot se refléta la touche vermeille du point du jour. Le visage fermé, Thélie se redressa et plongea son regard à travers le carreau de la fenêtre. Au loin, sur la plaine, gonflait un soleil rouge sang.

J’en assumerai les conséquences, se promit-elle. Je vous protègerai coûte que coûte. Et si un jour la peine est trop dure, qu’à tort ou à raison, vous vous égarez, sachez que je remuerais ciel et terre pour vous ramener à la maison.

♦ Fin du tome 1 ♦

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