Une journée au travail

10 minutes de lecture

Je sors discrètement du dortoir en me faufilant par la porte. Comme souvent, je suis dans les premières levées et pour une fois j'évite de faire trop de bruit. Je dois me faire discrète si je veux que les supérieurs me considèrent comme exemplaire... En quelques pas, j'arrive au niveau de la salle de bain et pousse la porte sombre. Un peu d'eau fraîche sur le visage, un coup de brosse dans les cheveux et je suis prête ! Je réajuste mon t-shirt en me regardant dans le miroir et fais une grimace à mon reflet.

Il n'y a pas un chat dans les couloirs à cette heure-ci. C'est fou, j'aurais pourtant cru que les personnes choisies pour devenir ange ou démon seraient plus impliquées.

Je passe la porte de la salle commune et me dirige immédiatement vers les gros fauteuils en cuir violet. Ils sont tellement larges que je m'y mets en tailleur sans aucun problème. Le regard fixé sur le mur de roche, je prends de grandes respirations avant d'empoigner la pierre bleutée que m'avait donnée mon professeur. Selon lui, elle m'aidera à avoir des prémonitions. Car oui, mon don s'est révélé être un don de divination, vision, intuition, appelez ça comme vous voulez. Toujours est-il qu'il est un poil plus difficile de s'exercer dans ces conditions, que si j'étais dotée de la faculté d'arrêter le temps. C'est plus abstrait, disons...

Je serre le caillou dans ma main et fais le vide dans ma tête au maximum. Après quelques minutes où rien ne se passe, la frustration prend le dessus et je lâche un juron. Avec agacement, je me lève et marche sur le tapis usé qui est étalé devant la cheminée.

– Donc là, je suis censée avoir une vision du futur ? râlais-je, alors qu'on ne me donne pratiquement aucune information ?

Les bras croisés, je m'arrête pour réfléchir. Mais le petit morceau de tissu rouge posé sur la table basse retient mon attention. Je m'approche et m'accroupis. Alors que mon bras s'avance dans sa direction dans le but de le saisir, il semble grossir. Il prend de plus en plus de place dans mon champ de vision sans que je puisse faire un mouvement. C'est comme s'il m'hypnotisait. Ce n'est pourtant qu'une simple étoffe, nan ?

Mon cerveau paraît mou, et surtout pas pressé de demander à mes membres de bouger. C'est dans cette étrange situation que je vois une main saisir le textile vermeil. Des doigts tatoués que je reconnais bien, c'est Hadriel. Comme si le cadre de ma vision s'agrandissait à nouveau, je vois progressivement apparaître son bras et le reste de la table. En quelques secondes, je peux admirer la scène dans toute sa globalité. Vraiment toute... On aurait dit que mes yeux étaient allés se percher près des torches accrochées en haut des murs. Je me vois de dos, accroupie et la main tendue au-dessus de la petite table. À côté, mon camarade regarde avec curiosité le tissu rouge qu'il tient du bout des doigts.

– Je peux savoir ce qui t'intéresse tant ? demande-t-il sarcastique, tu as une passion pour les mouchoirs ?

Je vois très bien son petit sourire moqueur et ça a le don de m'agacer. Pourtant je ne fais rien, puisque je suis toujours dans un état second de paralysie. Quelqu'un entre dans la pièce en trombe, et pourtant je ne cille pas. C'est un jeune homme roux, encore en pyjama, qui se fige en voyant Hadriel.

- Lâ... lâche ça ! dit-il en serrant le poing

Le jeune homme brun lève les sourcils d'un air étonné et laisse tomber l'étoffe avec un air provocant. Le rouquin se précipite alors vers l'objet en question et le récupère avec douceur. Après un regard noir vers Hadriel, il dit les dents serrées :

– C'est précieux...

À ce moment-là, je me lève et lui souris. Comme un brusque déclic. Il est tellement étrange de se voir de l'extérieur... Mais à peine mes jambes tendues, ma vision se rapetisse à nouveau, et dans un souffle je me retrouve dans mon état normal. C'est-à-dire, la main tendue au-dessus de la soi écarlate, complètement vacillante. Je jette un regard rapide autour de moi, mais je suis bien seule dans la pièce. Est-ce que... alors que je fixe la fibre rouge en me questionnant à toute vitesse, Hadriel apparaît derrière la table basse. Il lui faut moins d'une seconde pour saisir le tissu, un sourcil levé. Et là, la scène se répète. Il le regarde d'un air curieux et me lance :

– Je peux savoir ce qui t'intéresse tant ? Tu as une passion pour les mouchoirs ?

Merde. Est-ce que j'ai eu une vision ? Le rouquin arrive. Au moins, je serais fixée. Il se fige et...

– Lâ... lâche ça !

Je retiens un juron. C'est flippant quand même de voir tout ça se dérouler à nouveau... Tout s'enchaîne comme dans ma vision, et je me lève.

– Pardon, ricane Hadriel, je voulais juste savoir pourquoi elle le fixait comme ça, ajoute-t-il avec un mouvement de tête dans ma direction.

Encore sous le choc d'avoir réussit, je souffle :

– J'ai eu une vision...

Le grand brun fronce les sourcils, et son sourire en coin réapparaît.

– Oh, mais tu m'as l'air bien secouée toi, ton chiffon était ensorcelé ? demande-t-il à l'autre toujours aussi moqueur

Le rouquin me jette un regard inquiet, et je me ressaisis.

– Tais-toi donc, c'est ma première vision. C'est normal que je sois un peu troublée, lâchais-je avec un regard dédaigneux.

Je quitte rapidement la pièce, soucieuse de me créer encore plus d'embarras. Il ne me faut pas longtemps pour que mon amie Alexine me rattrape. Sa longue chevelure blonde s'agite alors qu'elle sautille autour de moi avec excitation.

– Asmodée, devine quoi ! s'exclame-t-elle

– J'en sais rien... soupirais-je

– Galatée, l'amie de la fille de la directrice m'a dit qu'il y aurait un évènement à l'école bientôt ! Et devine ce qui est encore mieux qu'un peu de changement dans nos vies ennuyantes ? Il y aura un bal !

Je soupire à nouveau. Ma vie n'a rien d'ennuyante, surtout pas depuis que j'ai intégré la ville des anges et des démons... Mais l'enthousiasme de mon amie ne m'étonne pas, elle vit dans l'illusion que tout se déroule comme dans les films. Je suppose donc qu'elle s'imagine en train de danser aux bras d'un prince charmant...

L'heure qui suit me paraît très longue. Ma camarade ne cesse de se poser des questions sur la robe qu'elle devrait mettre ou comment elle devrait trouver son cavalier. Et moi, assise à côté, je n'arrive pas à l'écouter. Est-ce que cette vision était utile, ou simplement une projection dans le futur ? C'est vrai quoi, comment savoir si c'était un avertissement ou simplement un saut dans le temps ? Malgré ma culpabilité grandissante de laisser Alexine parler, je n'arrive pas à arrêter mes questionnements incessants.

– Alex' je suis désolée, j'ai du mal à me concentrer sur ce que tu dis. On peut en parler une prochaine fois ?

– Oui, dit-elle avec douceur, alors c'est tellement important cette fois-ci ?

Je fronce les sourcils.

– Que veux-tu dire ?

– Tu es quelqu'un de très tourmenté Asmo', alors je ne fais pas toujours attention à ton air concentré et au fait que tu sois sans cesse en train de te poser des questions ou cacher des trucs. Je te laisse le temps tu vois. Si tu as envie d'en parler, tu peux, et sinon ça attendra. Mais aujourd'hui visiblement c'est plus important que d'habitude... Alors, qu'est-ce qui te chiffonne ? dit-elle gentiment.

– Oh, dis-je touchée qu'elle ai remarqué sans me poser de questions, et bien... J'ai eu ma première vision, je crois.

– Vraiment !? Mais c'est extra ! Qu'est-ce que c'était ? demande-t-elle avec son enthousiasme légendaire.

– Ce n'est pas très impressionnant, dis-je, mais j'ai vu une scène se dérouler et dès que je suis revenue à la normale, je l'ai vécu à nouveau. Mais pour de vrai cette fois.

Elle me regarde avec de grands yeux.

– C'est déjà très bien ! Tu peux voir le futur ! Tu me dis si tu vois mon avenir hein, dit-elle

Je hoche la tête.


La matinée de cours se passe plutôt bien. Des enseignements toujours aussi intéressants et des professeurs vraiment doués, ça fait quand même une grande différence avec l'enseignement classique... Puis, vient le cours de 11 h. Il est consacré uniquement au travail sur son don, et pour cela nous sommes en petits groupes d'élèves. Nous devons être moins d'une dizaine dans la salle et mon amie Alexine n'en fait pas partie. Je m'installe donc dans un coin. Je ne peux cacher ma surprise lorsque Hadriel pose lourdement son sac sur la table et tire la chaise à côté de moi.

- Tu te crois où ? lui dis-je avec un regard noir.

– Quoi ? répond-il avec son sourire en coin agaçant, ton amie n'est pas là, donc la place est libre...

Je ne retiens même pas la grimace de dégoût qu'il m'inspire... Lui aussi il se croit totalement dans un film, pas étonnant qu'Alexine ai des vues sur lui. Mais enfin, c'est quand même dingue d'avoir ce genre de comportement !

– Je ne te veux pas à côté de moi alors trouve-toi une autre place. C'est pas comme s'il n'y en avait pas.

Visiblement, il se fout royalement de ce que peuvent penser les autres puisqu'il me lance un sourire et sort ses affaires. Sérieusement, qui supporte ce genre d'énergumènes à part les filles un peu gourdes des films ?

Le professeur arrive avant que je ne puisse réussir à lui faire bouger son fessier d'égocentrique. Après quelques explications, il passe dans les rangs pour discuter avec chaque élève.

- Alors mademoiselle Darth, est-ce que la labradorite vous a aidé ? me demande-t-il en s'approchant

– Oui, dis-je, j'ai eu ma première vision ce matin.

– Très bien ! En quoi elle consistait ?

– Et bien, un tissu posé dans la salle commune des démons a attiré mon attention et j'ai été aspiré par la vision en quelque sorte. J'ai vu Hadriel prendre le bout de tissu et puis un jeune homme arriver. J'ai vu leur échange depuis un angle vraiment étrange, je voyais tout de là. Même ma silhouette de dos ! Et quand je suis revenue à la normale, la scène s'est déroulée à nouveau.

– C'est un bon début ! Et vous Mr Trémeaux ?

– J'arrive à faire des accélérations de 2 à 3 secondes désormais, dit-il avec un air satisfait

– Bien, continuez à vous entraîner.

Le professeur s'éloigne et mon camarade de table se tourne vers moi.

– C'était donc ça... dit-il les mains derrière la tête en se balançant sur sa chaise.

– Ça quoi ? demandais-je déjà irritée.

– Tu as eu une vision de moi, c'est pour ça que tu étais tellement secouée...

Je lève les yeux au ciel. C'est pas vrai, il le fait exprès nan ? On ne peut pas être aussi égocentré par nature j'espère...

– Le tissu et le rouquin étaient plus importants dans cette vision, dis-je froidement, tu n'étais que le crétin qui l'a laissé tomber par terre.

Il ne répond pas, et se contente de ricaner en arborant son sourire en coin. Je soupire et décide de ne pas lui apporter plus d'attention qu'il n'en mérite.

À la fin du cours, la porte laissée ouverte par les premiers sortis me laisse apercevoir Alexine qui attend dans le couloir. Une expression intéressée se forme sur son visage lorsqu'elle remarque la présence de Hadriel. Pourtant elle ne dit rien.


Les cours sont enfin terminés, je vais pouvoir retourner dans le dortoir et m'entraîner pour mes visions. J'aimerais tellement faire partie des meilleures élèves... Ceux qui sont reconnus par le conseil comme étant vraiment remarquables. Mais c'est tellement dur... C'est ce qu'on appelle des êtres incandescents. C'est ce que je deviendrais si le conseil me remarquait.

– Tu rêves encore d'être reconnue par le conseil ? demande soudainement mon grand frère

Je suis assise à une table du réfectoire et Baël vient de surgir et s'asseoir en face de moi.

– Oui, dis-je, ça ne fait pas longtemps que je suis arrivée alors je ne devrais pas me faire d'espoir, mais...

– Ouais, je vois, répond mon frère avec un sourire.

– Tu crois que ce qui est arrivé à maman pourrait me porter préjudice ?

Il réfléchit un instant et finit par me gratifier d'une mine rassurante.

– Je ne sais pas, mais ça a le mérite d'attirer un peu l'attention sur toi, alors ça va peut-être t'aider...

Je m'apprêtais à finir mon repas, lorsqu'il reprend soudainement :

– Tu sais, un de mes amis m'a dit que tu fréquentais Hadriel Trémaux. Ce n'est pas grave hein, tu fais ce que tu veux et je ne suis pas là pour te dicter quoi faire. Mais...

– Je ne fréquente pas Hadriel, tranchais-je

– Oh... très bien, parce qu'il est vraiment... hum... tu vois.

– Agaçant, oui ça c'est sûr, dis-je en prenant une bouchée de brocoli

– Non Asmo', dit-il un peu désespéré, il y a de sales rumeurs sur lui... Il a déjà tué des gens lorsqu'il n'était pas encore un démon...

– Soit, mais qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne lui parle pas de toute façon...

Il a une moue désapprobatrice.

– Le jour de ta rentrée, tu étais avec lui, et aujourd'hui Myriam t'a vu deux fois en sa compagnie et ce n'est pas tout...

Je le regarde, dépitée.

– À ce stade là c'est de l'espionnage, tu le sais ça ?

– C'était une coïncidence qu'elle te croise à chaque fois ! Bref, tout ça pour dire que j'aimerais que tu fasses attention à toi...

Je pose ma fourchette.

– Baël, je le répète, je ne le fréquente pas. Donc je n'ai rien à craindre.

Il soupire.

– Tu ne le fréquentes peut-être pas, mais tu es avec lui parfois, donc il fallait que je te mette en garde.

Je fronce les sourcils.

– Tu crois tant que ça aux rumeurs ?

– Oui, dit-il, ça ne m'étonne pas de lui...

– Moi je pense que ce n'est que du feu son côté rebelle et sans sentiments, dis-je en m'étirant contre le dossier de ma chaise, mais soit, je ferais attention à l'avenir...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Scarchane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0