Je possède une bombe
Je possède une bombe. C’est une toute petite bombe ; elle tient dans ma poche. Malgré sa taille, c’est une bombe très puissante. Elle pourrait faire sauter un immeuble entier. Le Parlement, peut-être, ou bien le siège d’une banque, ou le palace d’un magnat du pétrole. Cette bombe, c’est une prouesse technologique. Je l’ai fabriquée moi-même. Ça m’a pris du temps, énormément de temps. Créer une bombe qui peut à la fois détruire le Parlement et tenir dans la poche, ce n’est pas donné à tout le monde. Moi, ça m’a pris vingt ans ! C’est dire si elle m’est précieuse, cette bombe.
L’idée m’est venue comme ça, un matin. Je buvais mon café en parcourant les nouvelles sur mon téléphone. J’ai vu le ministre de l’Économie déclarer qu’on allait faire une pause dans les mesures écologiques. « Pour redevenir compétitif » qu’il avait ajouté. Je me suis dit « c’est pas possible, il faut que quelqu’un s’y oppose ». En beurrant ma tartine, je suis passé à l’article suivant. J’ai vu ce type : un milliardaire qui s’est mis à tendre le bras bien haut, juste après avoir annoncé qu’il allait réformer le pays. Je me suis dit « celui-là, si on le laisse faire il va tout détruire ». J’ai terminé ma tartine en apprenant qu’une compagnie pétrolière avait découvert un gisement en Antarctique. L’article décrivait, avec enthousiasme, comment ils allaient percer cette couche de glace millénaire. Il comparait le processus avec la croûte d’une crème brûlée. Je me suis dit qu’il était temps de secouer cette presse enfermée dans son petit confort bourgeois. J’ai grimacé en avalant la dernière gorgée, froide, de mon café. Puis, j’ai ouvert le compte rendu du génocide en cours au Moyen-Orient. Rien de neuf, les dirigeants du monde s’obstinaient à nier.
Là, c’était trop. Ce matin-là, j’ai décidé de tous les faire exploser.
Je me suis rapidement retrouvé face à un problème évident : je ne savais pas comment fabriquer une bombe. J’ai parcouru le Net — en restant discret, bien entendu — mais n’y ai rien découvert de satisfaisant. J’ai trouvé des guides, bien sûr, mais ils étaient tous à peu près pareils. Des bonbonnes de gaz, des cocottes-minute, rien que des bombes grand format aux résultats décevants. Il me fallait un dispositif capable de faire énormément de dégâts en un seul coup, tout en restant assez discret pour le poser au plus proche du Pouvoir.
Après plusieurs jours de recherche, j’ai eu une idée. Je me suis dit : t’es pas un imbécile, tu manques juste d’instruction. Alors, je me suis inscrit à l’université, option chimie.
Ça m’a pris cinq ans. J’y ai mis tout mon cœur, terminé premier de la classe, reçu les félicitations du jury.
En cinq ans, le monde avait bien changé. Le génocide s’était arrêté, faute d’innocents à massacrer. Les manchots avaient été expulsés de leur banquise et l’économie ne s’était, évidemment, jamais relancée (et ce malgré les gesticulations des milliardaires et les pesticides qu’on avait réautorisés).
De mon côté, j’avais étudié tout ce qui pouvait exploser, ce qu’il fallait combiner pour provoquer les plus grosses déflagrations, comment conserver ces éléments et les manipuler correctement et, enfin, comment contenir et déclencher la réaction au moment propice.
Malgré ça, je n’avais toujours pas ma bombe. J’avais la réaction, mais pas la technique pour créer l’objet miniature qui devait la contenir ni le moyen de la commander à distance. Je me suis dit : t’as tout réussi à l’université, tu peux bien continuer à étudier ! Alors, je me suis inscrit à la Polytech, option électronique et matériaux.
Ça m’a pris cinq ans. J’y ai mis toute ma sueur, reçu le premier prix de l’innovation, avec invitations à parler dans tout un tas de conférences internationales.
En cinq ans, le monde avait bien changé. Nos dirigeants avaient décrété que le peuple ne savait plus ce qui était bon pour lui. Ils avaient donc aboli le droit de vote, supprimé les médias publics et tout refilé à ceux qui possédaient déjà tout. La Sécurité sociale avait été démantelée. Ils nous ont dit : « Il n’y a plus d’argent, tout le monde au boulot, plus question de chômer ! ».
De mon côté, j’avais eu de la chance d’avoir pu obtenir mon diplôme. J’étais sorti juste au moment où ils arrêtaient les financements. J’avais pu étudier tout ce qui pouvait se miniaturiser. J’avais appris comment façonner de minuscules récipients, les bourrer de produits prêts à exploser, ajouter le système électronique pour les mélanger pile au bon moment.
Malgré ça, je n’avais toujours pas ma bombe. Je ne possédais ni les composants chimiques à faire réagir ni les outils pour fabriquer les éléments technologiques. Je me suis dit : « t’as décroché deux diplômes avec les plus hautes distinctions, tu peux bien bosser pour financer tout ce qu’il te faut ! ». Alors, j’ai trouvé un boulot bien payé, comme ingénieur dans une usine d’armement.
Ça m’a pris cinq ans. J’y ai mis toutes mes économies. Difficile de dénicher les composants d’une bombe dans un monde où le pouvoir se méfie de ses citoyens. J’ai dû gruger, frauder, négocier, entrer dans la clandestinité.
En cinq ans, le monde avait bien changé. Le manque de ressources avait commencé à devenir critique. Le climat s’était définitivement déréglé. Les économies s’étaient effondrées pour de bon. La guerre avait été déclarée un peu partout, par à peu près tous les dirigeants.
De mon côté, j’étais trop âgé pour être appelé. J’ai donc pu continuer à travailler. Des bombes, j'en ai fabriqué des milliers. Des énormes, tout d'abord. Puis de plus petites. Puis des minuscules. Mais toujours plus puissantes. Par contre, ce n’était pas MA bombe. Dans mon usine, je les concevais pour des patrons qui s'en servaient n'importe comment. Ils les larguaient un peu partout, sur à peu près tout le monde sauf ceux qui le méritaient vraiment. Ça m’a un peu découragé.
Mais je me suis repris. Et je l’ai enfin terminée, ma bombe. C’était ma bombe. Celle que j’avais conçue pour moi-même. Elle tenait dans ma poche, et elle était capable de faire sauter le palace d’un grand patron du pétrole. Qu’ils se préparent, j’allais tous les faire trembler !
Je suis immédiatement descendu dans la rue. En marchant, j’ai plongé ma main dans ma poche droite. Je me suis mis à serrer ma bombe très fort, comme si j’avais peur de la perdre. J’ai regardé autour de moi, j’avais l’impression que tout le monde savait. Ma bombe au fond de ma poche pesait deux kilos. C’était lourd, assez pour sentir que je penchais légèrement. Ma démarche, chaloupée, avait certainement été remarquée. Ils devaient se dire : « Ce type possède une bombe dans sa poche. Il compte faire sauter le parlement, peut-être, ou bien le siège d’une banque, ou le palace d'un magnat du pétrole. »
À un moment, je me suis retrouvé face à des policiers. J’ai lutté pour ne pas croiser leur regard. Ils auraient immédiatement vu la peur dans mes yeux, repéré ma main qui ne cessait de tripoter la bombe dans ma poche, senti l’odeur de ma transpiration qui mouillait mes aisselles, preuves imparables de ma culpabilité.
Naturellement, j’ai commencé à douter. En plus, je n’avais pas encore décidé de ce que j’allais faire sauter.
Petit à petit, mes pas m’ont mené jusqu’au parlement. Il était vide, grilles verrouillées, volets baissés, pas même un agent pour garder l’endroit. Je me suis rappelé que les parlementaires avaient été remerciés, remplacés par de grands patrons, qui, eux, savaient mieux. La preuve, ils étaient riches. Je me suis donc dirigé vers le siège de la plus grande banque du pays. En chemin je me suis rappelé qu’il n’y avait plus de banquiers. La monnaie était maintenant numérisée, décentralisée. Plus de billets, plus de guichets, plus de représentant bienveillant pour nous expliquer comment dépenser notre argent. J’ai bien pensé me rendre à la résidence du magnat du pétrole la plus proche mais, à nouveau, je me suis arrêté. Je me suis dit que l’endroit devait être solidement gardé. En plus, est-ce que ça valait vraiment la peine de le faire sauter ? Dans le monde il y en avait des dizaines comme lui. En supprimer un seul n’allait rien changer.
Je suis rentré chez moi et je me suis dit : "T'as deux diplômes, t'as voyagé partout, travaillé pour les plus grands experts en armement, tu vas bien finir par trouver la cible parfaite !"
Ça m’a pris cinq ans. J’ai commencé plein de listes, puis je les ai toutes raturées. Je n’avais qu’une seule bombe. Je ne pouvais pas me contenter d’un symbole. Je devais découvrir le vrai responsable et le supprimer. Une tâche impossible, la responsabilité était partagée, diluée, éparpillée. Des bombes comme la mienne, il en était déjà tombé des milliers et ça n’avait rien arrangé.
En cinq ans, le monde avait bien changé. Le peuple s’était finalement soulevé. Dans les rues, ils avaient élevé des barricades. Ils s’étaient armés, et malgré la police qui les avait tabassés, les médias qui avaient condamné et les braves gens qui s’étaient offusqués, ils avaient persisté, riposté.
Ils se sont d’abord attaqués à ce qu’ils avaient à portée : les supermarchés, les chaînes de restaurant, les entrepôts des services de livraison, les magasins de luxe. On leur a rappelé que ceux qu’ils punissaient réellement en agissant de la sorte, c’étaient les pauvres employés. Ils ont rétorqué que c’étaient eux-mêmes, les pauvres employés. Une fois ces symboles détruits, ils s’en sont pris directement aux responsables, les vrais. Ils sont allés les chercher. Alors ces puissants, effrayés, ont trouvé une parade, ils ont fait semblant de capituler.
Les dirigeants, les grands patrons et les braves gens ont parlé d’une seule voix. Ils ont dit aux insurgés : « Puisque c’est comme ça, on s’en va. On vous la laisse, votre planète, de toute façon elle est foutue. » Les manifestants leur ont répondu « Bon vent » puis se sont calmés. Par la suite, ils ont même aidé à construire les fusées et les immenses vaisseaux assemblés en orbite. Ils ont produit tout le matériel nécessaire au voyage, empaqueté toutes les provisions qui allaient permettre à ces gens de s’en aller.
Ça leur a pris cinq ans. Ils ont puisé les dernières ressources de la planète, détraqué définitivement les écosystèmes.
Aujourd’hui, notre monde est dépeuplé. Les dernières fusées sont en train de décoller. Elles laissent derrière elles tous ceux qui n’ont pas pu embarquer. Le billet était trop cher ou bien la peur de partir était trop forte. Qu’importe, alors que les vaisseaux sont encore stationnés en orbite, ici-bas la société s’est réorganisée. Pour ceux qui restent, il faut tout réinventer, tout recommencer. La terre est devenue stérile, hostile, mais un nouvel ordre mondial est lancé. Finie la compétitivité, voici venu le temps de la solidarité.
Je suis dans mon vieil immeuble, je regarde ma bombe. Elle me semble maintenant si ridicule. Ce petit cylindre de métal dans lequel j’avais mis tous mes espoirs. J’ai décidé de la démonter, de la désarmer et de la jeter. De toute façon, la faire exploser n’aurait rien changé.
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