En avant, tous !
Cette nouvelle fait écho à une autre : "En avant, toutes", écrite par Nathalie Guillaume (disponible sur ce site)
7 juin 2045 — Jour du départ
Regardez-les marcher fièrement vers leur destin ; ce ne sont pas des lâches. Face à eux se dresse la silhouette imposante du vaisseau, prêt à mener la prochaine vague de colons jusqu’à la planète Mars. Il faut prendre de la hauteur pour admirer à sa juste valeur cette prouesse technologique. Sur plusieurs kilomètres, l’ancien Canal du Centre, depuis longtemps asséché, a été transformé en rampe de lancement à propulsion électromagnétique. Il faut imaginer le vaisseau, prenant lentement son élan pour être ensuite propulsé à une vitesse folle le long de la rampe parabolique qui débute au sommet de l’ancien ascenseur à bateau, autrefois le plus grand au monde. Il est ensuite projeté dans les airs avec une telle grâce qu’on pourrait le croire aussi léger qu’un colibri.
Au pied de cet ascenseur, mille-deux-cents valeureux hommes se pressent sur les traces des pionniers qui, trois ans auparavant, ont ouvert la voie vers la colonisation de la planète rouge et, beaucoup l’espèrent, le salut de l’humanité. Ces colons des premières vagues nous ont fait rêver au travers des récits épiques de leurs premiers pas sur un sol désolé, dont la poussière battue par les vents s’élevait en tourbillons menaçants. Ils sont parvenus à dompter les éléments à la force de leur courage, afin de créer une colonie pérenne.
Certes, la majorité des hommes qui se tiennent ici devant moi logeaient encore en prison ce matin. Certains pour de bonnes raisons, je ne le cache pas. Personnellement, je crois en la possibilité d’une deuxième chance, ce qui est d’ailleurs la philosophie du programme “Second Souffle”, qui offre la possibilité à tout homme, prisonniers ou non, de racheter ses fautes en s’engageant pour le programme spatial martien. Ce soir, ils embarquent donc volontairement, dans un acte de repentance qui les honore.
Je m’apprête d’ailleurs à les rejoindre, car je suis du voyage ! Dès que j’aurai terminé de dicter ces lignes, je les suivrai dans cette aventure afin d’en capturer chaque détail et inspirer les générations futures à suivre leur exemple.
8 juin 2045 — 1er jour de voyage
Quelle force, quelle puissance ! Le choc de la propulsion nous a compressé sur nos sièges, soumettant nos corps à une violence encore jamais éprouvée. Cela a duré une dizaine de minutes, durant lesquelles nous étions rendus impuissants, incapables de bouger, avant que le vaisseau ne se stabilise enfin et adopte sa vitesse de croisière en direction de Mars. L’épreuve passée, une ambiance de franche hilarité s’est immédiatement installée. D’autant plus lorsque, nous dirigeant vers les quartiers communs, nous avons découvert que les immenses réfrigérateurs qui équipaient la cantine étaient remplis de bières fraîches. Mes camarades n’ont pas attendu très longtemps avant de décréter qu’une grande célébration s’imposait.
Au bout de quelques heures seulement, l’ambiance joyeuse qui a suivi le décollage s’est transformée en gigantesque fête. J’ai parcouru la dizaine de ponts que constitue l’immense vaisseau et à chaque recoin, des hommes rient, chantent, boivent, se chamaillent et se congratulent. La ministère de l’espace a été tellement généreuse, les placards et réfrigérateurs débordent de plats préparés, de pizzas surgelées et de viandes rouges prêtes à être grillées. Il y a déjà suffisamment de bière pour tenir un siège, mais nous avons également découvert quantité de bouteilles de whisky, de rhum, de gin, tout ce dont on peut rêver pour passer un voyage formidable.
À la faveur de cette atmosphère festive mes compagnons de chambrée et moi avons pu faire plus ample connaissance. Malgré la promiscuité — nous dormons à quatre dans douze mètres carrés — l’entente a été immédiate et je sens qu’une franche amitié est en train de se construire entre nous. Tous les trois sont des ex-détenus et, préférant garder mon anonymat afin de préserver l’authenticité de mon reportage, j’ai également prétendu avoir séjourné en prison. Heureusement, personne ici ne pose de questions sur les raisons pour lesquelles chacun a été enfermé.
Il y a Théo. Il est si grand qu’il peut se tenir droit uniquement dans l’immense cantine qui centralise la vie commune de chaque pont du vaisseau. Calme, toujours souriant, il irradie d’une telle bonté que je ne peux croire qu’il ait été emprisonné pour des faits graves.
Gilles est le plus fêtard d’entre nous, toujours prêt à nous entraîner dans une nouvelle aventure tant qu’il y a à boire à la clé. Ce petit homme tout en nerfs et en muscles n’est pas du genre à parler de lui, mais j’espère pouvoir en apprendre plus par la suite.
Enfin, Gustave est plus taciturne. Il a, semble-t-il, réussi à emporter une impressionnante collection d’appareils aussi étranges qu’anciens. Il nous a montré la vieille radio qu’il compte bien réparer avant notre arrivée sur Mars. Celle-ci aurait près de cent ans, d’après lui.
12 juin 2045 — 5ème jour de voyage
Je profite d’une légère accalmie dans la fête qui parcourt toujours notre vaisseau depuis le décollage pour me présenter au potentiel lectorat qui lira ces lignes et, j’en suis conscient, ne me connaît pas forcément. Je suis Alex Sky, journaliste pour le média Mad’ame.
« Un homme féministe participant à l’aventure martienne ?! » me direz-vous.
Tout d’abord, je ne me considère pas tellement comme un féministe mais plutôt comme un allié. Ensuite, je suis tenu de garder une posture de neutralité journalistique. Voir, entendre, raconter est ma devise. Enfin, Mad’ame étant un média féministe modéré, nous avons toujours été avocats d’une solution à deux genres. D’ailleurs, lorsque le Grand Renversement a permis l’arrivée au pouvoir du Mouvement International des Luttes Féministes dans une majorité de pays occidentaux, nous avons fait partie des voix qui ont appelé à la retenue et au dialogue. Notre média a également soutenu le programme Second Souffle qui, selon nous, est un premier pas vers la réconciliation.
C’est dans ce contexte que la rédactrice en cheffe de notre média m’a proposé de me joindre à l’épopée martienne afin de créer cette ambitieuse saga journalistique. J’ai été tellement touché par la proposition que je l’ai immédiatement acceptée.
22 juin 2045 — 15ème jour de voyage
Un incident mineur est survenu ce matin, à dix heures. Le vaisseau voguait tranquillement vers la planète Mars, dans une ambiance aussi joyeuse qu’au premier jour. Nous étions attablés, sirotant notre café, indispensable pour nous remettre des excès de la veille, lorsque des voix se sont élevées. Cinq hommes se sont dressés en interpellant leurs camarades. Ils ont argué que nous gaspillions nos réserves à nous goinfrer et nous saouler continuellement. Les contestataires se sont ensuite dirigés vers les grands réfrigérateurs et les ont ouverts pour appuyer leurs propos.
Effectivement, en y regardant bien, tout le monde a pu constater que nos réserves avaient grandement diminué. Mais il devait certainement exister d’autres réserves encore pleines, tout avait été prévu pour que le voyage se déroule dans les meilleures conditions. C’est d’ailleurs ce que mon camarade Théo leur a répondu. Il dominait l’assemblée d’une tête et demie et avait, de ce fait, une certaine facilité à se faire entendre.
— Et vous pensez, a immédiatement répondu l’un des cinq contestataires, que la ministère de l’espace avait prévu que nous allions nous bourrer la gueule pendant tout le trajet ?
Il s’est retourné en pointant du doigt une table de la cantine, le long du mur, recouverte de canettes de bières vides. Théo a ri.
— Bien sûr que les bonnes femmes de la ministère ont tout prévu ! Un millier d’hommes enfermés dans un vaisseau, tout juste sortis de taule. On va pas se mettre soudainement à bouffer des graines !
Approbation générale autour de moi. Je tiens tout de même à préciser que, bien que j’approuve le fond de l’intervention de mon camarade de chambrée, en tant qu’homme allié, je me dois de condamner le terme de “bonnes femmes”.
La suite de l’altercation est floue. L’un des cinq hommes a fait un geste menaçant, Théo s’est immédiatement jeté sur lui pour le maitriser. Quelques coups échangés plus tard, les contestataires ont été maîtrisés et emmenés à l’isolement. Je dois dire que j’ai été impressionné par mon camarade de chambrée. Il s’est montré capable d’une force et d’une rapidité que je ne lui soupçonnais pas, lui qui est d’ordinaire si calme, si humble et souriant.
Je suis fier d’être ami avec cet homme solide sur lequel nous pourrons nous reposer lorsque nous arriverons à destination.
30 juin 2045 — 23ème jour de voyage
Ce matin, nous nous sommes réveillés dérangés par une odeur nauséabonde d’origine inconnue. Une véritable infection qui, mêlée aux excès de ces derniers jours, m’a provoqué une nausée terrible. Mes compagnons et moi avons fouillé notre chambre pour en trouver l’origine, jusqu’à ce que Théo entreprenne de démonter la grille d’aération. Derrière celle-ci, nous avons découvert l’état déplorable du filtre : il était recouvert d'une sorte de matière poisseuse, brune, qui dégageait une forte odeur de graisse brulée. Gustave, notre technicien, a tout de suite entrepris de le retirer.
— Faudrait peut-être le changer de temps en temps, a-t-il dit avec la voix rauque des matins difficiles.
— On nous a jamais dit qu’il fallait faire ça, a répondu Gilles, transportant le filtre du bout des doigts pour le jeter hors de notre chambre.
— Attendez, ai-je rétorqué, personne n’a regardé les guides vidéo avant d’embarquer ? Je suis à peu près sûr que c’était dedans.
Silence général, regards gênés. Gilles est revenu du couloir, l’air embêté.
— C’est pas seulement chez nous, les gars. Ça schlingue pareil dans les coursives.
Nous nous sommes précipités hors de la chambre pour constater que, effectivement, l’odeur insupportable avait envahi l’intégralité de notre étage. Une cohorte d’hommes, se dirigeant vers la cantine, a fait passer le message, une réunion de crise était en préparation.
Arrivés sur place, les discussions étaient déjà animées. Le constat sans appel. Toutes les aérations de notre étage sont obstruées par ces matières visqueuses et puantes. La plupart des sanitaires, bouchés, refoulent les odeurs des canalisations. La cantine elle-même est dans un tel état de saleté qu’il est difficile d’y respirer autrement que par la bouche. Plus préoccupant encore, les placards et les immenses réfrigérateurs de la cantine sont presque vides. Il faut dire que, jusqu’ici, nous avons vécu dans une certaine euphorie et que personne n’aurait imaginé que nos réserves s’épuiseraient aussi rapidement.
Quelques hommes, partis en quête d’informations dans les étages supérieurs et inférieurs sont alors revenus. La situation semble similaire dans tout le vaisseau. Une grande réunion au sommet est en préparation et chaque étage chargé d’envoyer un émissaire au niveau zéro afin de discuter d’un plan de bataille pour redresser la situation. L’évocation du niveau zéro a provoqué un soupir de soulagement général. C’est là que se trouve le poste de pilotage et, sans aucun doute, les pilotes seront les meilleurs conseillers pour organiser la suite du voyage.
Une discussion animée sur le choix de l’émissaire à envoyer a alors débuté. Certains ont proposé de tenir des élections, d’autres ont argué que l’urgence voudrait qu’on désigne immédiatement quelqu’un de fort, qui défendrait au mieux nos intérêts. Le débat a tourné court lorsque Théo, mon camarade de chambrée, s’est levé, dominant tout le monde de sa taille impressionnante.
— J’y vais, a-t-il dit.
Et, sans attendre la moindre réaction, il s’est dirigé vers l’ascenseur qui mène aux ponts supérieurs.
2 juillet 2045 — 25e jour de voyage.
Théo n’est pas revenu. Nous sommes tapis dans nos chambres. C’est la guerre. La rumeur a circulé que les réserves de tout le vaisseau ne suffiront pas à nous emmener sur Mars. Pire, il resterait à peine de quoi tenir une vingtaine de jours. La situation s’est emballée très rapidement. Des hordes sauvages, armées de barres de fer et de couteaux ont déferlé dans les coursives, pillant, saccageant, écrasant la moindre opposition. Ces deux derniers jours ont été rythmés par des hurlements barbares, des cris déchirants, puis les gémissements des blessés que personne n’a osé aller secourir.
Ce matin, le calme est finalement revenu. Gustave, mon troisième compagnon de chambrée s’est mis en tête de monter au pont zéro, retrouver Théo. Gilles était d’accord avec lui. L’idée m’a terrifié mais je ne pouvais les abandonner.
Les couloirs étaient déserts, jonchés de détritus, le sol et les murs régulièrement maculés de traces de sang. Nous avons remonté les étages sans difficulté jusqu’à tomber sur une première victime des événements de ces deux derniers jours. La vue de cet homme, étendu en travers du couloir, le crâne ouvert baignant dans une flaque de sang bruni m’a provoqué vertige soudain, m’obligeant à m’agenouiller un moment. Mes camarades m’ont relevé et forcé à l’enjamber pour poursuivre notre route.
En remontant vers le poste de pilotage, nous avons croisé d’autres victimes mais aussi des hommes bien vivants qui avaient eu la même idée que nous. Le message est rapidement passé : il serait encore temps de faire demi-tour, de rentrer sur terre avant de mourir de faim. Bientôt, nous étions une centaine à gravir les étages du vaisseau, empruntant les escaliers pour éviter de surcharger les ascenseurs, jusqu’à atteindre enfin la lourde porte du poste de pilotage, entrouverte.
Mes camarades et moi avons été les premiers à franchir le seuil. Nos pas ont résonné dans cette immense salle plongée dans une pénombre oppressante. Comme pour retarder l’évidence, nous avons progressé lentement, en silence. Pourtant, elle était là, devant nous, inévitable.
Il n’y a rien. Pas de poste de pilotage. Pas de sièges. Pas d’ordinateur de bord. Pas d’écran. Pas de commandes. Pas même un interphone. Juste le vide. Juste une immense baie vitrée nous permettant de contempler pour la première fois l’espace. Immensité noire, vertigineuse, mouchetée de millions d’étoiles inatteignables.
Au sol, les corps sans vie de Théo et des émissaires des autres ponts, un pistolet déchargé dans la main de l’un d’entre eux.
4 juillet 2045 — S.O.S. S.O.S. S.O.S.
Gustave a réussi à réparer sa vieille radio. Il a également bricolé une immense antenne qu’il a placé dans le poste de pilotage. Il m’affirme que son système est suffisamment puissant pour contacter la terre. Nous pensons avoir trouvé le moyen de diffuser le récit de notre voyage, tout ce que j’avais déjà enregistré depuis notre départ.
Pitié, si vous écoutez cela, sauvez-nous. Nous ne tiendrons plus longtemps.
***
Paula reposa sa tablette, elle tourna la tête vers Lina, sa stagiaire, qui lisait la transcription du signal radio par-dessus son épaule, et lui lança un sourire satisfait.
— Tu te rends compte ? Ceux-ci ne sont même pas arrivés jusque Mars. Si ça se trouve, la prochaine vague n’atteindra pas la stratosphère.
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