Le double assassinat de la rue Diot

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Je n’étais pas revenu au 122B de la rue des Boulangers depuis mon mariage, laissant ainsi mon ami M. Charles Haucalms seul avec son humeur sombre et mélancolique. Toutefois, cela n’entamait en rien l’acuité avec laquelle il résolvait nombre d’étranges affaires. Mon départ l’avait quelque peu déçu, tant sa relation aux femmes se teintait de misogynie. Aux premiers frimas de l’hiver 1887, mon épouse rendit visite à sa mère qui avait pris le mal, et je profitais de ce moment de liberté pour aller saluer mon ami. La cordelette de la sonnette était rêche dans ma main, je la tirais vivement. Alors que je patientais depuis une ou deux minutes, j’entendis les pas de Mme Fouinard dans les escaliers et bientôt sa voix aigrelette résonna.

— J’arrive, docteur Ouat !

Je restais interdit devant la porte, le bras encore levé alors que je m’apprêtai à toquer.

Comment savait-elle que c’était moi ?

Je ne manquais pas de le lui faire remarquer dès qu’elle ouvrit la porte.

— C’est M. Haucalms, docteur, j’étais à l’étage à porter les journaux du matin quand la cloche a sonné, il a aussitôt dit que c’était vous. Il a ajouté :

Elle prit une grosse voix, tentant d’imiter son flegme et sa morgue.

— Je sais toujours quand le docteur Ouat sonne.

L’horloge cliquetait doucement sur le manteau de la cheminée. Elle grignotait sournoisement les premières heures du jour, tentait en vain de se faire discrète. Campé dans son fauteuil, Haucalms tirait sur sa pipe, il tournait lentement les pages d’un volume dont je ne voyais pas le titre. Un petit nuage blanchâtre flottait au-dessus de sa tête et une agréable odeur de tabac de Virginie me rappelait que j’avais arrêté de fumer après mes noces, une concession qu’il m’arrivait parfois de regretter.

— Votre pipe vous manque, mon cher Ouat.

— Effectivement, mais comment… ?

— Allons, vous savez mes méthodes, vous avez humé l’air puis secoué la tête, tout était dit. Vous avez brisé vos chaînes ?

Cette dernière remarque, décochée d’un sourire railleur, visait à me rappeler ma longue absence.

— Le mariage n’est pas le bagne que vous imaginez !

— Humpff…

Il abandonna son livre sur la table et sembla absorbé par le feu qui rongeait les bûches dans l’âtre. Je savais qu’à ces occasions, il était inutile de lui adresser la parole. Son esprit échafaudait des hypothèses, créait des liens improbables, cherchait à ordonner une chaîne d’événements. Quant à savoir quelle affaire occupait ses pensées, il m’en aviserait en son heure. Je patientais donc et saisis au hasard un des quotidiens laissés par la logeuse. La une faisait la part belle à un surprenant fait divers.

« MYSTÉRIEUX ASSASSINAT RUE DIOT ! »

Avant que je ne puisse en lire davantage, Mme Fouinard entra et déposa du café chaud, quelques petits gâteaux à sa façon dont j’étais particulièrement friand et c’est la bouche pleine que je repris ma lecture.

« La charcuterie Au pâté du chasseur sise au 54 rue Diot n’est plus que ruines. La devanture a été littéralement soufflée. Les vitrines brisées et les étalages renversés parmi les centaines de morceaux de verres témoignent de la violence du drame qui s’est joué cette nuit. Le corps du propriétaire, M. Roger Rillette, un couteau à désosser dans le cœur gisait au milieu de dizaines de saucissons sauvagement déchiquetés. La police tout en écartant la possibilité d’un explosif n’a pu fournir une explication plausible quant à la cause de la destruction. »

— Déconcertant n’est-ce pas ?

Haucalms me fixait, ses doigts en opposition, arqués comme la charpente d’une église, se tapotaient mutuellement.

— Voilà une énigme que la police devrait vous confier.

— Ce qui ne saurait tarder, fit-il en me tendant un télégramme. L’inspecteur Lascène m’attend à la charcuterie, vous m’accompagnez ?

***

Si tôt arrivés, Lascène avait saisi le bras d’ Haucalms et l’avait promptement dirigé au fond de la boutique. Mon ami se libéra et, comme à son habitude, traqua le moindre indice qui alimenterait ses réflexions. Je le vis ramasser ce qu’il me sembla être une de ces bandelettes de papier qui ceignent les saucissons ainsi que des bris de verre. Lascène marchait de-ci de-là, levait les bras au ciel, interpelait Haucalms vivement, mais celui-ci restait imperturbable.

J’étais resté à l’extérieur près des deux gardiens de la paix qui empêchaient les badauds d’approcher. Telle la fleur du saucisson sur le boyau, une fine couche de neige recouvrait leurs capes et les pavés. Une plaque d’égout mal fermée claqua au passage d’un fiacre, faisant naître un écho métallique dans le conduit souterrain. À ce bruit, Haucalms dressa l’oreille ainsi que son corps dégingandé qu’il avait jusqu’alors gardé courbé à la recherche de traces éventuelles. Il nous avait rapidement rejoints, suivit de près par Lascène, l’œil mauvais, d’avoir été totalement ignoré de mon ami.

— Qu’était-ce ?

— Ho rien, juste une plaque d’égout mal ajustée !

— Mon cher Ouat, vous devriez savoir que je ne néglige aucun fait, si insignifiant soit-il. Ouvrez, messieurs ! fit-il aux agents.

Interloqués, ils interrogèrent Lascène du regard qui, d’un signe de tête, leur demanda de s’exécuter. Une large galerie, au milieu de laquelle une eau fétide s’écoulait, s’enfonçait de chaque côté dans l’obscurité. Nous étions tous les trois sur une des étroites banquettes longeant le canal, examinant les lieux à la lueur tremblotante de nos lanternes.

— J’ai quelque chose !

Lascène exhibait fièrement entre ses doigts boudinés une fine pointe de métal chromé.

— Intéressant, une aiguille de gramophone.

Ce fut le seul élément qui ponctua notre chasse au trésor.

***

De retour à notre vieil appartement, Haucalms se plongea aussitôt dans l’étude de la bandelette de papier.

— Ouat, passez-moi le volume que j’ai laissé sur la table, voulez-vous. C’est une monographie que j’ai rédigée l’année passée.

La couverture annonçait « Héraldique des étiquettes de saucissons ». Je connaissais la disposition de mon ami envers des sujets d’étude que tout autre aurai trouvés futiles voir stupides, malgré cela, j’en fus surpris.

— Voilà un travail bien anecdotique, la charcuterie vous passionne-t-elle à ce point ?

— Pas la charcuterie mon ami, mais son plus bel ouvrage, le saucisson !

Il saisit le volume et le feuilleta rapidement.

— Nous y sommes !

Sur la gauche, l’illustration représentait deux lions rouges dressés sur leurs antérieurs enserrant entre leurs griffes d’argent un calice doré. Haucalms loupe en main, observait alternativement l’illustration et la bandelette. Les deux images semblaient parfaitement identiques.

— Haha ! C’est un faux, remarquablement imité, mais faux ! Regardez les griffes Ouat, les lions sur l’original n’en ont que trois alors que sur l’étiquette, ils en ont quatre.

— En quoi cela fait-il avancer l’enquête ?

— Voyons Ouat, les produits de cette marque ont une réputation certaine ainsi qu’un coût conséquent. Je gage que Lupus Arctos ne goûte guère cette escroquerie.

— Ce nom ne m’est pas inconnu.

— Certainement, le saucisson n’est qu’une de ses activités, vous avez dû lire ses essais de stimulation du cerveau par l’émission de certaines fréquences.

— En effet, expérience faite à l’aide d’un gramophone sans résultats probants.

Mme Fouinard avait servi le dîner, mais Haucalms avait entrepris d’étudier l’éclat de verre prélevé sur le lieu du drame et je mangeais seul. À minuit, je gagnais mon ancienne chambre et laissais mon ami à ses spéculations quant à la fragmentation de la vitrine.

Une bonne odeur de café ainsi que des coups sur ma porte me tirèrent de mon sommeil.

— Debout, Ouat, nous avons de la visite !

Il n’avait visiblement pas dormi, mais son regard vif annonçait une avancée dans ses recherches. Il brandissait un article scientifique intitulé « Déformations mécaniques du verre par effet des fréquences ».

— Saviez-vous que l’on peut briser un verre pour peu que l’on sache le faire vibrer correctement ?

Je n’avais pas l’esprit assez clair pour y trouver quelque intérêt, tout ce que je voulais, c’était une tasse de café. Ses paroles résonnaient dans ma tête presque autant que les pas lourds et lents du quidam qui montait l’escalier.

— Voici l’inspecteur Lascène, sans aucun doute.

C’était bel et bien lui, les traits tirés, les vêtements froissés, il se tenait courbé portant tout le poids d’une nuit sans sommeil sur ses épaules.

— Il y en a eu un autre, Bertrand Boudin le propriétaire de la charcuterie « Le cochon gaulois » est mort cette nuit. Même procédé, devanture brisée, couteau dans le cœur et plus étrange, même rue, au 115 de la rue Diot.

— Rien d’autre ? interrogea mon ami.

— Si, c’est bien dommage il avait deux excellentes spécialités, la saucisse du patron et la rosette de la patronne.

— Je ne pense pas que cela fera avancer l’enquête, qu’avez-vous dans ce sac ?

Lascène sortit successivement un saucisson aux armes d’Arctos et une petite liasse de papier. Haucalms remarqua immédiatement l’étiquette.

— C’est un faux, et celui-ci n’a pas été détruit !

Il le retourna en tous sens, le renifla en grimaçant, en coupa un bout qu’il mit dans sa bouche changeant sa grimace en un affreux rictus.

— Pouah, quelle horreur !

— Et il y a ça.

Haucalms saisit les feuilles que Lascène lui tendait. Plus il lisait plus il s’agitait, les joues rouges, les yeux brillants il se mit à faire les cent pas et ses mains tremblaient.

— Quelle infamie ! Ces gens n’ont eu que ce qu’ils méritent.

À mon tour, je parcourus le document qui avait tant bouleversé mon ami. Ce n’était qu’un contrat entre une association de trois charcutiers et une entreprise anglaise la « vegetable food » concernant l’exportation de saucissons. Les noms des victimes y figuraient ainsi qu’un certain Kark Knack qui tenait boutique au 191 de la rue Diot. Je jugeais l’emportement de mon ami quelque peu excessif.

— Calmez-vous Haucalms, il n’y a là qu’une vulgaire escroquerie.

— Vous ne comprenez pas Ouat, c’est un grave affront à la gastronomie ! Il n’y a pas une once de viande dans cet ersatz de saucisson. Sans doute des graines, des herbes et Dieu sait quels autres infâmes poisons. Si aucune mesure n’est prise contre ces falsificateurs que nous réserve le futur ? Des steaks de soja, des filets d’épinard à l’oseille ? Non mon cher c’est insupportable.

Lascène toussota.

— Nous devrions aller chez ce Knack, ne pensez-vous pas ?

— Évidemment, retrouvons-nous là-bas cette nuit, notre suspect agira vraisemblablement à ce moment.

La journée s’écoula sans faits notoires hormis l’assiduité d’Hautcalms à modifier notre gramophone. Il était temps de partir.

Ouat, prenez le gramophone et le cylindre que j’ai gravé cette après-midi.

— Qu’allons-nous faire de cela ?

— Un contre-feu mon ami.

Sur ces paroles sibyllines, nous partîmes rejoindre la charcuterie « Un stück de späck ». Karl Knack nous attendait, malgré le froid, il suait à grosses gouttes et ses mains tremblaient. Haucalms installa l’appareil et remonta le mécanisme, prêt à le déclencher à tout instant. Nous attendions dans le noir quand dans la rue le bruit métallique d’une plaque d’égout que l’on déplace résonna. Soudain, une sourde vibration me vrilla les oreilles, aussitôt Haucalms mit le gramophone en marche et le son cessa.

— Allez Lascène !

L’inspecteur saisit son sifflet et souffla violemment. Dehors, une dizaine de gardiens de la paix s’élancèrent de leurs cachettes et s’emparèrent de l’ombre qui tentait de fuir.

— Lumières Knack, rugit mon ami.

Un homme au visage canin qu’encadrait une chevelure blanche longue et épaisse braquait furieusement des yeux rouges sur Haucalms.

— Lupus Arctos, je vous arrête pour le meurtre de Roger Rillette, Bertrand Boudin et tentative de meurtre sur Karl Knack.

— De sales escrocs, qui devaient mourir, utiliser mes armes pour cette saleté fabriquée par des barbares ! Et vous, qu’avez-vous fait ?

Haucalms souriait.

— La même chose que vous. Vous avez gravé de quoi briser une vitrine, j’ai gravé son inverse pour simplifier les choses. Les signaux étant en opposition de phase se sont annulés.

Knack s’approcha, rassuré, mais avant qu’il ne puisse dire un mot, mon ami lui décocha un magistral coup de poing qui l’envoya au sol et lui brisa le nez.

— Quant à vous je souhaite que vous alliez payer cher cette méprisable trahison, que diable du végétal en place de la viande vous avez perdu la tête ?

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