Lucien, 83 ans
Le jour s'est levé depuis quelques heures déjà. Il a eu l'amabilité de me laisser dormir un peu. Mes pieds se glissent dans les savates qui me servent de chaussons, puis j'ouvre les volets bleus de ma modeste maisonnette.
Avares de rencontres, les rayons du soleil courent après l'onde légère de la marée montante. Seulement, cette dernière n'est pas née de la dernière pluie. Doucement, des vagues se forment. Petites, mais peu commodes. Non content de ce flirt avorté, les émissaires chaleureux de l'aurore font miroiter de belles promesses à la foule de coquillages et de sable blanc. Toutefois, le vent veille aux grains. Un zéphyr matinal en emporte certains à sa suite et les dépose sur la jetée à l'ombre d'un muret.
J'aime observer la nature en pleine éclosion et, chaque matin, j'assiste à ce spectacle avec un œil nouveau. C'est magnifique !
« Alors, comment va mon vieux loup de mer ? » m'interpelle mon nouveau facteur, en passant le portillon de mon jardinet.
Enfin, je dis nouveau, mais cela fait déjà six mois qu'il a remplacé Fabrice, alors je ne sais pas si je peux encore dire qu'il est nouveau.
« Monsieur Arsène ! Quel bon vent vous amène ? Est-ce que j'ai du courrier ce matin ?
– Oui, Monsieur Cayot, me répond-il. J'ai deux lettres pour vous, il me semble. Attendez un peu... Ah, les voilà !
– Bon, celle-ci m'a l'air bien ennuyeuse ! commenté-je en découvrant l'entête administrative de la première enveloppe.
– L'autre vient peut-être de votre famille, l'adresse est écrite à la main ! commente mon facteur.
– Oh, je ne suis pas sûr... Ils ne m'écrivent plus, ils préfèrent... Hum, vous savez ? Messenger et tous ces autres trucs sur leur téléphone ! Moi, je n'y comprends pas grand-chose au numérique. Et puis, recevoir une lettre, ce n'est pas pareil. On prend son temps pour l'écrire, et le destinataire prend son temps pour la lire. C'est... plus agréable. Enfin, je trouve ! Mais je dois vous ennuyer avec mes histoires de vieux bonhomme grincheux !
– Pas du tout, Monsieur Cayot. Je peux vous confier un secret ? » m'interroge-t-il sur un ton de confidence.
Peut-être que toutes les bonnes manières ne se sont pas perdues finalement...
« Faites donc, faites donc !
– Eh bien, je pense un peu comme vous, alors peut-être que je suis de la vieille école moi-aussi ?
– Oh, oh, oh, que vous êtes drôle, vous ! m'exclamé-je. Allez, je ne vous retiens pas. Il ne faut pas déranger les gens qui travaillent !
– À demain, Monsieur Cayot !
– À la revoyure, mon garçon ! »
Après un passage rapide dans la salle de bain pour avaler mes comprimés, j'attrape mon anorak bleu marine, j'enroule une écharpe en laine autour de mon cou et je pars me promener le long des plages. Ma démarche est un peu douteuse, la faute à Parkinson. Cette fichue maladie est devenue mon compagnon de voyage en quelque sorte. Tantôt elle me ralentit, tantôt elle me provoque des tremblements que je ne maîtrise pas.
Je constate que mon banc est pris d'assaut par un groupe de jeunes. Enfin, je dis mon banc... Question d'habitude ! Sur ce banc, nous avions refait le monde avec ma Mariette. Oh oui, je m'en souviens très bien ! C'était le bon vieux temps ! Elle est partie la première, quelle audace ! Elle aurait tout de même pu m'attendre. Depuis, je délaisse l'assise de fer forgé et préfère m'assoir sur la jetée. Tandis que mes jambes s'étendent contre le mur de pierre, je fouille dans la poche intérieure de mon vieux manteau.
« Il avait raison, le bougre ! » constaté-je en décachetant l'enveloppe. La lettre vient de ma petite-fille.
Quel bonheur d'avoir de ses nouvelles ! Avec sa simplicité naturelle, Jane me décrit toute la complexité de sa recherche d'emploi. Comme sa grand-mère, elle sait jouer avec les mots. Ce n'est pas ma tasse de thé, mais je vais faire l'effort de lui répondre quand même à cette petite.
Revivifié par l'air marin et par mon agréable lecture, je relève la tête et mon esprit se perd dans l'océan qui s'étend devant moi. Immense, intense, il m'apporte une certaine sérénité.
« Pourquoi t'es tout triste ? »
Surpris par cette intrusion intempestive, je cligne des yeux. Puis, je découvre d'où vient la petite voix qui s'est immiscé dans ma tête.
« Tu sais, ça sert à rien d'être triste ! Ils reviendront !
– Qui ça ?
– Bah, les coquillages ! »
Son franc-parler m'interpelle, et sa spontanéité me touche. Avec sa tête ronde penchée vers moi, cette fillette m'a pris en flagrant délit de nostalgie, et je lui souris. Ses joues rosies par le froid se creusent pour dévoiler deux fossettes attendrissantes. Son ciré rouge et ses bottes me rappellent un vieux conte pour enfants.
« Je préfère ça ! Tu sais, mes coquillages sont abimés, mais je les aime quand même ! Tu veux que je te dise lesquels sont mes préférés ? »
J'opine du chef, curieux de connaître sa réponse.
« Ce sont mes trésors verts, regarde ! »
Elle sort de sa poche des morceaux de verres brisés.
« Tu devrais faire attention... Ces petites choses-là, ça coupe !
– Ben non, puisqu'ils sont polis par la mer ! me reprend-elle en dodelinant dans la tête. C'est mon papa qui m'a raconté l'histoire ! Tu veux que je te raconte ? »
Les bouclettes brunes qui encadrent son visage bougeottent au gré du vent tandis que des étincelles mignardes animent ses prunelles enfantines dans l'espoir que j'accède à sa requête. Comment le lui refuser ? D'une moue peu convaincue, j'accepte de l'écouter.
« Quand on casse une bouteille, cela lui fait mal. Donc, bah, forcément, le verre brisé, ça coupe. Mais ce verre-là ! précise-t-elle en remuant les petits éclats dans sa main. Il a affronté d'autres tempêtes, alors il a beaucoup réfléchi. Et il s'est dit qu'être tombé, c'était pas si grave. Que ça aurait pu être pire ! Donc, il s'est transformé en verre poli joli !
– Siloé, cesse d'importuner le monsieur ! nous interrompt une femme, qui s'approche de nous en marchant dans le sable avec difficulté. Toutes mes excuses, monsieur. Allez, viens, on rentre à la maison ! »
Siloé, c'est donc ainsi que s'appelle la bouffée d'air frais qui m'a bousculé ! Elle porte un joli prénom que je n'avais jamais entendu, je m'en souviendrai.
La mère et la fille s'éloignent, mais la pipelette au manteau rouge ne s'arrête pas pour autant. Le vent m'apporte encore l'écho de ses bavardages incessants.
Je me relève avec difficulté, puis dirige mes pas vers les ruelles qui remontent jusqu'à la place de l'Église. Nous sommes jeudi, jour de marché. Il me plaît de vagabonder parmi les gens qui fourmillent au milieu des allées animées. Les coupes-vents et vareuses sont de sortie. Le temps hivernal a chassé les derniers courageux de l'automne, qui se pavanaient encore, il y a quelques semaines, lunette de soleil sur le nez et chapeau de paille sur la tête. Les passants analysent les stands un à un pour choisir celui auquel ils vont s'amarrer.
Ce marché n'est pas aussi vaste que celui qui se tient sur la même place en été. Juillet et août apportent toujours son lot d'exposants saisonniers, qui abordent les hésitants avec vitalité et sympathie. Dans mon esprit nostalgique, je revisualise les vacanciers de passage. Ceux qui appréciaient deviser avec les maraichers et ceux qui commentaient la qualité des étals de fromages. Ceux qui se laissaient tenter par la bonne odeur de la brioche et ceux qui achetaient de la fleur de sel du pays en guise de souvenir de leur halte momentanée.
Les habitués, eux, circulaient plus rapidement. Ils remplissaient leurs cabas à la hâte et faisaient leurs mondanités. C'est étrange, cette manie de saluer tout le monde d'un geste de la main. Pour la plupart, cette entrevue matinale n'était pas leur seule rencontre de la journée. Tous en famille ou entre amis, ils savaient très bien qu'ils se retrouveraient sur les mêmes plages dans l'après-midi. Cependant, malgré cette certitude, ils préservaient ces bonjours de courtoisie. Preuve que toute politesse ne s'est pas encore perdue dans les abysses de la familiarité.
En ces mois chargés, je m'asseyais sur un banc quelques minutes pour patienter, attendant que les allées encombrées se dégorgent de la foule. Aujourd'hui, je n'ai pas besoin d'attendre mon tour. Plus modeste que les autres, j'achète quelques légumes et une baguette de pain. Je félicite mes amis marchands pour leur amabilité et retrouve le chemin de ma maison.
Le reste de la journée se fait avaler par les aiguilles de l'horloge. J'ai à peine le temps de tailler mes rosiers que le soleil s'approche de la ligne d'arrivée. Je range mes outils dans mon abri de jardin et ferme ma maison à clef.
Comme tous les soirs, je m'accorde une petite balade sur le front de mer. Cette mer que j'aime tant. Sa couleur changeante illustre son humeur, tantôt d'un jade agité, tantôt d'un saphir apaisé.
Apercevant au loin un chaperon rouge aux boucles sombres, je crois reconnaître l'adorable Siloé. Je repense alors à ce qu'elle m'a dit dans la matinée. Sa petite histoire n'est pas si bête. Sans le savoir, avec ses mots innocents, la fillette à la peau halée éclaire un sentiment que je connais bien, que tout le monde connaît pour l'avoir déjà fréquenté.
Elle a raison, Siloé, lorsqu'elle parle de ses « verres polis jolis ». Ils vont et viennent sur les plages, comme les couvre-chefs des crustacés. Pauvres d'eux ! Comme nous, ils voguent au gré des vagues.
Tantôt les tempêtes de la vie nous abîment de leurs lames tranchantes, tantôt les accalmies nous apaisent avec délicatesse. Malgré les rouleaux, nous avons tous une ancre. Ce quelque part ou ce quelqu'un qui nous ramène à la surface.
Et puis, derrière les aspérités qui creusent notre confiance, nous cachons tous un trésor. C'est un peu comme les huîtres parsemées sur cette plage. Contre vents et marées, coûte que coûte, elles gardent précieusement leur petite perle. Leurs coquilles érigent une barrière sur laquelle se heurte la houle. C'est ainsi qu'elle protège ce qu'elles ont de plus précieux et de plus fragile.
Solitude, mélancolie, tristesse, désespoir, lassitude... Il existe bien des mots pour qualifier ce sentiment étrange. Celui que nous ressentons lorsque nous sommes ballotés dans le roulis chaotique de la vie.
Quand je relis la lettre de Jane, je réalise que nous sommes tous touchés par cette émotion, cette maladie. Elle peut prendre différentes formes.
Moi, j'appelle ça, le vague à l'âme.
En pleine réflexion, je gratte le bouc grisailleux qui recouvre mon menton. J'esquisse un sourire en fixant le point coloré, qui se noie dans l'horizon. Le soleil s'est enfui. Sa petite sœur apparaît délicatement dans le ciel vespéral. L'aube apportera un jour nouveau.
Elle a raison, Siloé, même si elle ne mesure pas l'ampleur de ses mots. Avec une simplicité qui avoisine la naïveté, elle a découvert le secret, le remède miracle qui se cache au creux des vagues.
Nous autres, âmes fragiles et friables, nous ne sommes a priori que des huîtres ébréchées ou de simples morceaux de verre poli.
Peut-être que, finalement, le secret pour vaincre le vague à l'âme, ce serait tout simplement de se laisser porter par les courants.
Ne faudrait-il pas laisser les vagues à lames modeler le trésor dissimulé au fond de notre âme ?
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