Une vie dans un Eldorado
J’étais jeune, je partais pour l’aventure dans un pays étranger, petit Eldorado, dont on disait que la vie pouvait être d’une qualité supérieure à tout autre dans le monde. Cependant, la barre était très haute, car pour s’intégrer et faire partie des siens, le peuple avait des exigences. Travailler dur, faire une place nette à l’essentiel, effacer de soi toute incompétence, toute valeur n’étant pas en rapport avec la productivité. La sentimentalité, la création artistique ou la culture étaient considérées comme superficielles, ne rapportant pas assez d’espèces sonnantes et trébuchantes.
J’ai donc pris sur moi, sur mon côté latin, pour supprimer au fur et à mesure des années, chaque version de mon caractère trop impétueux. L’expression de mes sentiments profonds, ma spontanéité et mon impulsivité n’étaient pas une preuve de professionnalisme.
Pour progresser autant dans ma vie privée que professionnelle, je m’étais sculptée un masque sur mesure, qui arborait un semblant de sourire, pas de bouche grande ouverte, pas de regard rieur, mais un air réfléchi et sérieux.
Mon bureau devait être ordonné, bien rangé, cela faisait partie d’un savoir-faire de haute qualité car toute l’excellence du professionnalisme était tournée vers la partie matérielle de notre outil de travail.
Malheureusement, pour arriver à grandir, j’ai dû opter pour un façonnage étudié de mon caractère complexe. Petit exemple, pour me concentrer, mon cerveau étant en ébullition, mes papiers sur ma table l’étaient également, dénotant un manque de rigueur certain et je dirais même plus, un manque d’intelligence étonnant. Ce fut évidemment le premier problème important à régler, car je m’étais montrée indigne de mes employeurs, ce qui les agaçait fortement.
Dans mon immeuble, j’ai dû cohabiter avec des gens parfaits, ce qui me mettait une pression presque quotidienne. L’heure de la lessive à la buanderie me provoquait des spasmes très douloureux si j’arrivais 10 minutes après la fin du programme d’essorage. J’avais la hantise de trouver un papier sur le lave-linge me convoquant au commissariat le plus proche. Je faisais des cauchemars dans lesquels j’étais emprisonnée pour défaillance et manque de respect envers le peuple.
J’ai décidé à cette époque de louer un petit jardinet, pour que mon bébé puisse jouer dans l’herbe. Je n’ai jamais eu aussi honte de toute ma vie ! Il fallait absolument planter des légumes pour être dans la mouvance des gens de l’immeuble. Par cruauté, je pense, on m’a vendu des plants de courges de décoration, dont chaque cucurbitacée faisait un mètre de diamètre. Mes voisins ont été choqués et m’évitaient dans les couloirs de l’immeuble, pour ne pas me saluer. Afin de mettre un terme à cette histoire de courges, j’ai dû m’élever encore d’un cran et faire tout mon possible, afin que cet épisode soit vite oublié et que je redevienne une locataire à la hauteur des ambitions des occupants de ce joli petit immeuble.
Nous apprenons toute notre vie, si nous voulons toucher les sommets.
Petit à petit, mon intégration s’améliorait, je riais moins, je conversais moins, je me proposais comme bénévole dans des comités d’associations culturelles, de musique en particulier, qui avaient bien besoin de mes compétences, du reste très appréciées. Mais je devais rester discrète pour ne pas éveiller les soupçons d’une certaine affinité avec le chef d’orchestre ou le chef de chœur. Je perturbais le bon fonctionnement de l’équipe. Doucement, je me reprenais et restais à l’écart, pour être bien vue.
J’invitais à la maison, en grandes pompes, des gens avec qui je voulais sympathiser. J’avais peur, à chaque fois que j’ouvrais la bouche et qu’il en sortait mes habituels babillages, traits d’humour et autres rigolades. Après leur départ, s’ensuivait toute la nuit une grande remise en question sur mon comportement. Je me détestais et le lendemain, je prévoyais un plan d’attaque afin de m’améliorer. Je me demandais à quel moment je serais capable d’atteindre la grandeur dont j’espérais qu’elle m’apportât tout l’amour de ce peuple.
Je continuais de me perfectionner dans mon travail, je devenais polyvalente et surtout je fus reçue parmi les meilleurs à un diplôme professionnel. Je vous assure que ma fierté n’était pas feinte, je me sentais consacrée, j’étais une référence en la matière, selon moi.
Je me pris donc au jeu, année après année, apprenant la patience et l’abnégation. Mes supérieurs devenaient la famille que je n’avais plus près de moi. La bataille était presque gagnée, j’étais beaucoup plus posée, mon humour se spécialisait dans la courtoisie, mon accent du sud s’atténuait, j’évitais les excès de sympathie, l’amour que je pouvais éprouver ne devait pas dépasser certaines limites respectables (ne nous emballons pas). J’apprenais petit à petit à l’exprimer, tout en promettant que ce sentiment n’était pas si intense, qu’il finirait bien par passer avec le temps. Il était nécessaire de faire comprendre qu’aucune impression ou sentiment ne pouvaient être hors normes, une passion ne devant pas être débordante, elle devait rester accessible et surtout gérable par l’élu. Cette modération de frénésie permettait de ne pas contrarier, ni avoir d’incidence, sur la valeur ineffable du travail.
Tout ce processus d’intégration prenait énormément d’énergie et une part considérable sur mon espérance de vie.
Plénitude, apogée, j’étais enfin à la hauteur de leurs ambitions, j’étais arrivée à la grandeur exigée pour être en accord avec mes nouveaux compatriotes. Le grand étendard fut sorti et claquait au vent sur mon balcon.
ZOOM sur le présent.
Tout récemment, il m’est arrivé quelque chose d’incroyable. Tout à coup, tout m’est revenu. Comme après un long sommeil, je me suis réveillée en douceur, j’ai ouvert les yeux et mon miroir m’a renvoyée une image déformée. Mes paupières fatiguées par ce long combat sont gonflées, chaque ride sur mon visage implore le repos, les larmes coulent sur mes joues, sans que je leur en donne l’ordre.
Je n’ai plus envie de partager mes joies ou mes peines, je les garde pour moi, je les écris, je ne range plus mon bureau, il se range tout seul, sans que j’y pense. Mes aptitudes professionnelles ne m’ont pas aidée à gravir les échelons, loin de là. Je n’ai plus de fantaisie, plus d’éclats de rire.
La dépression me guette, la réalité me fouette.
Qui suis-je ? J’ai rêvé, je n’ai pas pu me transformer de cette manière. Je suis parvenue en haut de quoi ? D’une grandeur ou d’une décadence ? Je me suis trahie.
Je vais revenir en arrière, avant l’ersatz d’élévation sociale, je vais pour un petit moment, reprendre ma vie d’avant. Voyons ce qu’il en est, faisons l’expérience. Je retourne dans ma région pour quelques jours.
Je revois mes amis d’enfance ; une soirée au coin du feu, un bon repas comme chez ma grand-mère, des fous rires, des blagues de collégiens, des discussions passionnées sur la politique, la culture, les potins. Je suis bien, j’ai repris mes esprits, je savoure ces heures, plus que tout.
Je n’ai pas peur de bavarder avec des inconnus, de rire. Et pourtant, les gens ne sont pas meilleurs que dans l’Eldorado, ils ont leurs défauts, comme les autres, mais je suis bien, car je n’ai plus peur de déplaire, je suis moi, toujours la même, comme l’enfant que j’étais. Je suis spontanée ! Je peux pleurer et rire. Je ne suis plus dans un carcan me serrant les émotions.
Les questions se bousculent dans ma tête, surtout la plus importante : Est-ce que toute cette lutte en valait la peine ? A quoi bon se glisser dans cette peau qui n’est pas la mienne ? Pourquoi me sentir si empruntée lorsque je ne plais pas aux autres ? Pourquoi les gens mettent tant d’ardeur à prôner leur façon de penser, excellente selon eux, par rapport à la mienne? Ouvrez les frontières de votre mental et apprenez, comprenez, fusionnez, vous serez plus heureux.
Alors, une fois cette nouvelle expérience tentée, le pire est arrivé. Je suis revenue, j’ai repris ma place ou celle que je croyais avoir et le constat est terrible. J’ai usé mes forces pour rien, pendant des années lumières, la grandeur est un leurre, une vision étroite de la vie. Mon destin m’a remis à ma place, m’a donné un coup de bâton sur la tête. Je ne gagnerai jamais, car mes qualités ne sont pas synonymes de grandeur dans ce microcosme parfait.
Alors, après avoir effleurer du doigt la grandeur sans la saisir, la décadence a été simplement une prise de conscience de la réalité.
Grandeur et décadence ne sont alors que des mots, ils sont subjectifs. Chacun doit évoluer, s’ouvrir aux autres et les valeurs doivent être universelles. On doit rester fidèle à soi-même, s’aimer tel que l’on est.
Je n’ai pas grimpé les échelons, je n’ai pas gagné plus d’argent, je n’ai pas été comprise, même pas vraiment aimée, mais je peux me regarder maintenant dans un miroir et la personne qui se reflète, je la reconnais, c’est moi !!!!!!!
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