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Edwin embrassa le ciel sans nuage, avalé par une ombre orange comme une forêt dévorée par le feu. Les étoiles s’amenaient mais la chaleur ne baissait pas. Loin derrière lui, les cheminées du village crachaient une fumée blanche, qu’il devinait plus qu’il ne la voyait. À cette heure, l’auberge se remplissait : les chopines dégorgeant leur mousse sur les tables poisseuses, les hommes alignés le long de bancs branlants, épaules rentrées mais gorges déployées. L’odeur de la sueur, de la soif et d’alcool, celle d’une hystérie collective enflammait les convives ; Edwin pouvait la sentir. Celle du désir, aussi, qui courait dans les yeux des hommes épuisés. Edna…
— Edwin !
Edwin se retourna, irrité. Bernard, dans l’encadrement de la porte, insistait du regard. Son torse nu déployait une toison qui s’épaississait en fourrure, des poils gros comme des branches et longs, noirs et frisés, agglutinés autour de sa poitrine lâche aux tétons pendants. Dans sa main, Bernard tenait un poireau qu’il secouait mécaniquement. Edwin mordit sa lèvre :
— J’arrive, grogna-t-il, donnant du pied dans un petit caillou.
Bernard hocha la tête, et disparut en laissant la porte bailler.
« Encore une rude journée » songea Edwin.
La ferme était un cottage oublié à côté d’une immensité de blés, non loin de la Vieille Forêt qui étalait son ombre à la nuit tombée. Son ombre glauque. Une baraque en pierre, au toit de chaume durcit de poix constituait l’habitat. La protection qu’elle offrait était austère, et les pluies répétées rendait humide l’intérieur. Chaque année, il fallait reboucher les trous qu’amenaient les vents, et c’était un travail ingrat et pénible. Cette foutue chaumière, avec son odeur de soupe, de sueur et d’ennui. S’y collait le jardin de Bernard, qui cultivait précieusement divers légumes racés, si chers à ses potages au goût rance. Bernard et Cathy possédaient la ferme depuis si longtemps que nul à Trouperdu ne se souvenait depuis quand. On les disait de la même famille. On disait aussi que la famille habitait là depuis l’aube du monde. Edwin les suspectait de la même fratrie. Lui n’était pas leur fils, mais ils n’avaient pas d’enfants. On disait au village que c’était normal, que les gosses auraient été bizarres, de toute façon. Que c’était mieux ainsi. Edwin ne comprenait pas, au début. Une fois, il avait surpris Bernard trainer un être boursouflé pour l’abandonner près de la Vieille Forêt. Cathy lui avait dit que c’était l’enfant d’un mouton malade, et elle avait pleuré. Mais Edwin était allé voir, et il avait vu la chose, déformée, qui ressemblait à un veau vaguement humain. Les gens causaient, au village. Puis il avait vu Cathy grosse, et il avait compris. Il les entendait, la nuit tombée. Elle gémissait comme une vache, et l’autre ahanait comme son chien haletait. Est-ce que Patou participait, lui aussi ?
Edwin claqua la porte en entrant.
Une odeur puissante envahissait la masure, qui éclipsait celle du bois consumé. Une odeur qui montait au nez, creusait jusqu’à l’estomac et tordait les boyaux. Au milieu du foyer, une marmite suspendue par-dessus les flammes étouffées dégageait une fumée grise. Cathy cuisait son fameux bouillon. Elle sourit à Edwin, avec sa bouche édentée, remuant à la cuiller la substance visqueuse, dont la couleur variait du gris-marronnâtre au vert-kaki, suivant le jour. Ses cheveux gris tombaient sur sa nuque décharnée, mais des mèches collaient sa figure anémique et luisante – la chaleur de la pièce était affreuse –, le long de ses joues creuses. Seules quelques dents noircissaient sa bouche, au-dessus de lèvres gercées où un bouton avait imprimé une boursouflure violacée. Cathy avait toujours paru à Edwin infiniment vieille ; plus vieille encore que la Vieille Forêt qui bordait Trouperdu et qui, disait-on, était antique. Il soupçonnait que, jeune fille, Cathy tenait déjà l’allure d’une vieille femme. Pour Edwin, il était probable que, nourrisson, Cathy avait déjà le duvet noir qui lui collait la lèvre supérieure et fuyait hors de ses narines, des mains fripées et calleuses et une posture sciée ; d’ailleurs, personne à Trouperdu ne se rappelait une époque où Cathy aurait été jeune. C’était bien la preuve, tout compte fait, que Cathy avait toujours été vieille. D’ailleurs, au village, certains l’affublaient du sobriquet de « sorcière ». Edwin n’aimait pas ça.
— Comment que za va aujourd’hui, mon petit Edwin ?
Edwin souffla du nez, yeux fermés et poing serré. Il les rouvrit et bricola un sourire à Cathy :
— Ça va bien.
Celle-ci fronça les sourcils.
— Ça va bien, tata Cathy.
Les traits de Cathy s’adoucirent mais Edwin remarqua l’une de ses paupières sursauter.
— Tu devrais pas travailler autant, soupira-t-elle. Tu vas te tuer à la tâche.
Edwin n’écoutait déjà plus. Depuis la chambre, il entendait tonton Bernard fredonner. Sûr qu’il se lustrait la moustache. Il sentit qu’il se faisait mal et relâcha soudainement son poing.
Edwin ravala sa salive.
Cathy brassait sa marmite en causant. La fumée, épaisse comme des doigts, s’enfonçait dans les narines d’Edwin et le grattait. « Une marmite de sorcière », pensa Edwin malgré lui. Il rentra la tête au fond de ses épaules. Si seulement il pouvait disparaître… Soudain, Cathy lâcha sa cuiller pour se traîner vers Edwin et lui ébouriffa les cheveux en souriant.
— Ze vous ai préparé un bon bouillon ! Même que tu vas l’adorer, mon bouillon ! hein mon petit Edwin ?
Edwin plissait les yeux et serrait les dents.
— Ah ça oui ! J’en bave rien que d’y penser !
À la voix de Bernard répondit un aboiement enjoué.
Bernard s’approcha et agita la tête au-dessus de la mixture en humant, naseaux dilatés, frétillants comme deux antennes par-dessus sa moustache broussailleuse.
« Beurk » pensa Edwin.
Edwin détestait le bouillon. Presque autant qu’il détestait cette touffe de poils, semblable à une fourrure de chat crevé que tonton Bernard se plaisait à appeler « moustache ». Tous les matins, Bernard s’appliquait à la tailler avec un soin exagéré. Il pouvait la lustrer des heures, sa satanée moustache, et en passait d’autres encore à la tripoter du bout de ses gros doigts. Edwin imaginait ses poils, tombés dans le bouillon ; un bouillon aux poils de Bernard ; une mixture vivante, mi-soupe mi-poils mais complètement démoniaque.
Edwin réprima un hoquet mais faillit s’étrangler. Son corps entier fut secoué mais la main fripée de tata Cathy s’accrochait à ses cheveux avec une tendre avidité, grattait et frottait contre son crâne avec un insatiable amour.
Le monde n’avait jamais semblé si étroit.
Cathy recula, visiblement inquiète, peut-être énervée, et le couva de son regard maternel :
— Bon, file dans ta chambre. Va te repozer. Ze t’appellerai pour manger.
Edwin ne se fit pas prier.
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