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Edwin trébucha, manquant de s’allonger au milieu de l’impasse. Trouperdu ne comptait que ça : des impasses. D’ailleurs, il se trouvait à un endroit paumé ; nulle carte ne semblait l’indiquer et chaque famille y vivait depuis plusieurs générations ; tous les habitants y étaient nés et les gênes s’y mélangeaient depuis plusieurs décennies. Ceux de passages – qu’ils étaient rares ! – refusaient de s’attarder et préféraient braver la nuit plutôt que de tenter l’auberge. Edwin avait vu des gens devenir fous de se savoir ici ; à tel point qu’ils partaient en courant, hurlant comme des damnés vers la Vieille Forêt, même après les mises en garde sur ce lieu maudit. Edwin se souvenait encore d’un garçon, à peine plus âgé que lui, qui s’était égaré. On l’avait vu sortir nu de la Vieille Forêt, incapable d’expliquer sa présence, l’air hagard et le corps couvert de griffures. On l’avait retrouvé, plus tard, à errer près de l’auberge, la bite à la main et souriant béatement, se grattant le crâne de l’autre. Quand quelqu’un lui avait proposé des vêtements, le gamin avait demandé niaisement :

— C’est quoi ?

Les habitants avides de spectacles s’étaient rassemblés autour, tout en commentant à voix basse. Une vieille femme avait voulu cacher les yeux d’Edwin, mais celui-ci l’avait repoussée férocement. Le garçon paraissait heureux ; Edwin avait lu sur son visage une science qu’il suspectait d’ailleurs, et il s’était appliqué plus tard – seul – à reproduire l’invocation du jeune illuminé ; ç’avait procuré à Edwin une joie immense et l’extase – trop court – l’avait propulsé hors de Trouperdu. Mais sur la place, le gosse s’agitait devant son public abasourdi ; les femmes emmenaient les enfants et les hommes murmuraient entre eux ; comme si les enseignements de l’importun pourraient nuire à leurs affaires. Edwin avait deviné la peur parmi les bons habitants de Trouperdu ; celle de la vérité, d’une vérité qu’ils auraient souhaitée secrète.

Soudain, le garçon avait poussé un cri tandis que, secoué de spasmes, ses yeux révulsés voyaient ce qu’Edwin croyait deviner : Trouperdu, un lieu parfait pour mourir. Un homme avait entrainé Edwin qui s’était accroché mais la foule débordait. Ensuite, le garçon avait disparu pour ne jamais reparaître. Les adultes l’avaient dit taré, Edwin pensait qu’ils étaient fous.

C’était ça, Trouperdu : un lieu parfait pour mourir.

Pas de place pour les rêves : à Trouperdu l’avenir n’existait pas. On bêchait de père en fils, on cultivait des navets, on élevait des poules, des chèvres, et Edwin ; on bouffait du bouillon jusqu’à en crever, puis on fondait une famille avec la voisine. S’il y en avait une. Edwin maudissait le jour où il avait atterri ici. D’ailleurs, il ne s’en souvenait pas ; comme si, en arrivant à Trouperdu, ses souvenirs d’avant avaient fui. Quant à savoir comment il s’y était trouvé ? Il refusait de croire aux sornettes de Bernard. Sa mère n’était ni une putain, pas plus que son père un rebelle et un lâche.

Quand Edwin arriva devant l’auberge, il souffla et s’arrêta, la main posée sur la porte.

L’intérieur projetait une lumière blafarde sur le palier, et il entendait les rires gras des habitués. Il savait qu’à l’intérieur il ferait chaud – moite –, et que l’odeur de l’alcool frayerait avec celle des hommes ; il savait aussi qu’Edna courait entre les tables, visage luisant, de la bière séchée sur son tablier blanc et des tâches de graisses sur le pantalon. Il voyait les hommes se gausser en reluquant la jeune serveuse rousse au visage moucheté ; elle piquer un fard en servant un type entreprenant. Edwin détestait tous les hommes de Trouperdu : ivrognes qui se vautraient à l’auberge, vidaient les tonneaux de bières et de vin en rotant ; les ongles terreux et les doigts gras, prêts à saisir tout ce qui s’amènerait. Des hommes incapables de contempler une beauté authentique, insensibles à son image. Des hommes condamnés à vivre à Trouperdu et à y crever.

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