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La lune déposait une lumière blanche sur l'étable et laissait entrevoir une pellicule argentée qui couvrait l'herbe humide. En bas, le chemin s'éteignait dans les ombres et l'orée de la Vieille Forêt fumait de brume qui glissait comme serpent le long du sentier, évitant les collines dont le sommet émergeait en îles dans cette mer grisâtre. Le brouillard n'avait pas complètement disparu, il n'avait fait que ramper et étouffait Trouperdu.
Elle dévala la pente, dérapa sur le talus mais évita de peu de tomber dans la boue qui remplaçait la terre. Le sentier était glissant. Elle serra son manteau, ajusta sa capuche et s'éloigna.
— "Oh... Edna..." mima-t-elle à voix basse.
Ça ne l'amusa pas tant. Au moins lui était au sec.
Quelle idée de ressortir. Elle jeta un regard en arrière mais l'étable était invisible. Elle aurait pu y mettre feu. Elle aurait dû y mettre feu. Ce genre d'accident n'étonnait personne. Une bougie allumée, de la paille tout autour ; ça se savait, qu'Olivier ne brassait pas seulement sa bière. Ces choses arrivaient. Cette nuit-là, la lune était pleine. Peut-être y avait-il du brouillard. Elle n'avait osé sortir. L'eau et le feu. Le feu dévorait le ciel qui ne faisait que pleurer. Les flammes léchaient la voûte, déchiraient la grande terre noire transpercée de boutons d'or, rongée d'un sang orange et rouge. Les cris. Elle enfouissait sa tête dans un oreiller pour que les voix se taisent.
Trouperdu illuminé dans un grand brasier, avalé par la lumière. Mais toute lueur s'était éteinte. On n'allait plus dans la Vieille Forêt, devenue hostile. Des orgies, des disparitions, des sabbats à la faveur des ténèbres. Cris inhumains. Le bois déjà craint : maudit. Ce soir, restaient les spectres imaginaires et autres chants sauvages qui résonnaient au loin ; toujours l'ombre des cimes comme des gibets qui planait au-dessus du vaste cimetière. Elle souffla du nez et accéléra le pas.
Elle n'aimait pas la pluie.
Elle habitait une mansarde de l'autre côté du village, un peu en retrait de la route qui s'envolait vers le sud. C'était la maison qu'avaient construit les parents de Géraldine. C'était une trop grande maison pour y vivre seule. Toute l'année, à la nuit tombée, Constantine déposait un bol de lait et une miche de pain sur le palier ; pour les esprits des montagnes, et aussi ceux des plaines et des forêts, disait-elle. Géraldine soufflait et levait les yeux au ciel d'entendre ces histoires, mais chaque matin, rien ne restait. Ça ne faisait pas rire Constantine, ça signifiait que les chapardeurs laissaient cette maison en paix et à cette époque, rien n'était à déplorer. Pourtant, Edna avait aperçu rôder un homme près de la maison, un vieillard défroqué qu'elle soupçonnait de manger la nourriture des esprits. Des esprits, tu parles ! Un mendiant qui cherchait pitance. Quand Constantine était tombée malade, Edna avait ignoré le rituel et une marque rouge était apparue sur la porte, qu'elle avait effacée. Une semaine plus tard, on emmenait les deux femmes qui n'étaient jamais revenues.
Elle n'avait pu laisser un bol de lait. Elle avait aussitôt rejoint Olivier après avoir quitté l'auberge, et ses rêves de quitter Trouperdu lui avait fait délaisser le rituel. Qu'importe. Que les esprits de Trouperdu soient maudits ! Qu'ils y restent, dans leurs montagnes. Ils ne faisaient rien que de se goinfrer et n'aidaient jamais personne.
Alors qu'elle devait arriver en vue de l'auberge, une lueur informe transperça le brouillard. Elle fut tentée de s'y réfugier, Olga l'accueillerait sans souci le temps que la pluie se calme mais serait-elle capable de supporter les questions de cette pauvre femme éplorée ? Ses sanglots ? Que lui dirait-elle ? Et si l'autre, cet Edwin, était là. Y penser l'épuisait, elle serait tout aussi bien chez elle avec sa solitude et les pieds au sec ; pieds qui nageaient dans ses sabots et s'engourdissaient. Son âtre froid. Pas de bois, pas de feu, pas de chaleur. Sa nuque s'hérissa et elle accéléra.
Pour rentrer, elle devait dépasser l'auberge et traverser la place car sa maison se trouvait à l'autre extrémité de Trouperdu. L'été, la proximité des montagnes amenait une fraicheur bienvenue et d'autres animaux qu'on ne voyait pas ailleurs se risquaient jusqu'aux limites de chez les hommes. Nul ne bravait ces montagnes ; elles traçaient sur l'horizon une muraille dentelée que touchait le ciel. On disait que rien n'existait derrière, que la roche. Pourquoi y avoir tracé un sentier, alors ? Ceux qui s'égaraient à Trouperdu venaient de l'autre côté, et ils semblaient s'extirper de la Vieille Forêt mais jamais non sans mal. D'ailleurs, la plupart disparaissaient vite.
Elle approchait du bâtiment, mal à l'aise. La pluie, légère et régulière, s'écrasait dans les flaques avec un tintement cristallin et parfois, le cri d'un prédateur rappelait la vie nocturne. Mais aucun son ne venait de l'auberge, comme si la brume l'étouffait. Elle restait en activité jusque tard dans la nuit, pourtant, et il y avait toujours un poivrot, jeté par Olga, pour vomir sur le pas de la porte ; alors la lumière se déversait et éclairait jusqu'à la vieille borne, rires et braillement envahissaient la place et Trouperdu tout entier, couraient entre les collines et troublaient les sommeils les plus légers.
Rien que le brouillard et cette sorte de silence.
Elle ajusta son manteau pour se protéger, trempé et ruisselant de pluie. Elle manqua de glisser dans la boue en accélérant le pas. La lueur se suspendait et semblait ne jamais se rapprocher alors qu'un sentiment étrange l'envahissait ; sentiment de ne pas être seule, celui d'être vue sans voir. Elle courait ; c'était comme si le vent revenait sans toucher la brume. Ou sa propre respiration ; le sang qui, affluant à ses tempes, broyait ses tympans et bourdonnaient dans ses oreilles. La sueur sur sa nuque, à moins que ce ne soit l'eau de ses vêtements détrempés. Le monde était difforme et noir. La pluie, elle détestait la pluie. La peur, qu'est-ce que c'était que la peur ?
Elle s'arrêta et regarda derrière, refusant de céder à une émotion primaire, un couteau dans la poitrine. La lame lui fouaillait le cœur. Pauvre petit cœur, que tous laissaient régner. Il n'y avait rien, rien que la nuit, la pluie et le brouillard. L'obscurité et ses fantasmes. Le froid, l'humidité et la peur. Cette stupide peur. On en mourait, de peur. On en mourait à Trouperdu. Trop de cœur et trop de peur. Une maladie, la faiblesse, la mort.
Ce n'était pas l'auberge. Le Rêve de Trouperdu virait cauchemar. Cette baraque que flanquait la Vieille Forêt, une ancienne maison de bûcheron. Vide, du jour au lendemain. Personne n'avait d'explication. On haussait les épaules : « c'est la Vieille Forêt ». Nul ne s'en souciait. Pourquoi chercher une raison ? On buvait. Rien à travers les volets clos, rien qu'une ligne de lumière qui repoussaient les ombres mais pas trop. Elle s'était éloignée. Égarée par la brume. La Vieille Forêt guettait derrière et lui souriait ; « viens » disait-elle, « partons d'ici ».
Non !
Elle lança son poing sans rencontrer de résistance. Autour, l'invisible. La pluie noyait herbe et terre en un bourbier qui avalait le sentier. Elle voyait à peine plus loin que son bras tendu. Devant elle, il y avait cette baraque. La maison du médecin. Le médecin n'avait pas bonne réputation. On le disait proche des morts plus que des vivants. Que la mort l'attirait comme un rat la merde. La mort. Elle l'avait côtoyée jeune. Sorcelleries, monstres. Conneries. Ils se déguisaient bien, ces humains. Les monstres.
Elle se tourna. Elle tremblait.
Elle allait attraper froid. Elle reniflait. Sa peau s'hérissa. Elle sentait peser sur elle une présence. Ses jambes flageolèrent, elle fit un pas. Ses pieds s'embourbaient dans cette mélasse. La lumière de la chaumière comme seul repère, Trouperdu invisible. La Vieille Forêt, derrière. Et la maison du médecin. De médecin, Charles-Henri n'en avait que le nom. Cet homme étrange, maniéré et à l'éducation suspecte vivait si proche de la Vieille Forêt. Il était arrivé un jour par hasard. Malgré tout ce qu'il savait, il restait incapable d'expliquer sa présence ici. Certains s'étaient aventuré chez lui, pressés par la nécessité. Ils disaient original, fou ou les deux. Un collectionneur. Une pièce remplie de cadavres. D'animaux. Un médecin qui ne soignait personne. Un solitaire que l'on évitait. Pas difficile, il ne sortait jamais.
Edna s'éloigna, mais à chaque pas grandissait son malaise. Son dos la démangeait. Les tripes en vrac, retournées au couteau. Rien que la peur, rien de réel. La peur attachait ses habitants à leur village. Ils mourraient tous à Trouperdu. Pas elle, pas Edna. Edna partirait, elle partirait bientôt. Dès qu'elle aurait assez d'argent. Elle avait assez. Elle allait partir, dès demain. L'apparition d'un mort était mauvais présage, selon Constantine. La lumière avait disparue. « Viens », disaient les yeux de Constantine ; « viens » disait le visage tout entier de sa mère. Ne jamais faire confiance à un mort. Les esprits étaient farceurs.
Elle se détourna, tomba nez à nez sur un vieux chêne.
Non, pas possible. Elle chercha des yeux la lumière. Elle haletait, clignait des yeux et ouvrait et fermait les mains. Elle pressa le pas. Impossible de trouver la chaumière. Elle sentait des larmes chaudes montaient aux yeux.
Demain, elle partirait. Et en rentrant ce soir, elle déposerait une miche de pain et un grand bol de lait sur le pas de la porte. Elle n'avait jamais douté, simplement, elle avait oublié ! Elle n'avait pas pensé. Des arbres. Rien que des arbres, plein d'arbres et la brume. Elle courait, trébucha sur une racine et s'étala dans une terre humide. L'air était chaud, moite et elle frappa des poings dans le sol et des jambes et des pieds, pleurant et criant.
Edna s'était toujours demandé ce qui la retenait à Trouperdu. Avec l'argent accumulé elle aurait déjà pu courir le monde, mais elle s'obstinait à rester. Constantine avait dit que voir le visage d'un mort était un mauvais présage. Constantine disait vrai. Tout était vrai. Edna le savait. Comme elle savait qu'elle ne quitterait jamais Trouperdu.
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