Chapitre 1. Aphrodite

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Deux colombes d’un plumage de neige l’aidaient à se parer d’un simple peplos crème. Elle n’avait besoin de rien d’autre pour se vêtir. Les courbes gracieuses de son corps, sa peau de pêche et son interminable chevelure étaient son habit quotidien. Mais aujourd’hui, elle devait se draper. Car aujourd'hui n’était pas un jour comme les autres.

Une nymphe des rivières nattait ses boucles aussi blanches et indomptables que l’écume de la mer. Elle décorait ses cheveux de perles de nacre, de coquillage pastel et de fleurs fraîches. À chacun de ses mouvements de tête graciles, la déesse dégageait une odeur sucrée et florale enivrante.

Aphrodite les regardait s'affairer à travers le reflet renvoyé par le miroir en plain-pied. Elle était sublime. Elle le savait. Et elle en jouait. Sous les doigts fins de la nymphe, elle faisait ondoyer ses mèches en une cascade claire. Caressant ses épaules nues, glissant sur sa poitrine d’une teinte diaphane, terminant leur course au creux de ses reins. La créature marine ne pouvait qu’être spectatrice du croquis suave se dessinant peu à peu sous ses yeux.

Elle appréciait la pulpe des doigts de la nymphe s’attardant sur sa nuque, effleurant sa peau aussi chaude que du sable au soleil, intensifiant le contact. Un frisson de plaisir parcourut la nymphe. Aphrodite, quant à elle, restait imperturbable. C’est elle qui procurait du désir chez autrui. En revanche, elle ne pouvait ressentir que l’excitation d’être désiré. Mais elle n’aimait pas. Jamais. Un éternel besoin de séduire, et au final, aucune flamme ardente embrasant son corps.

Elle pourrait faire la nymphe sienne, ici et maintenant. Elle le pourrait si aisément. Elle n’en fit rien. Elle devait terminer de se préparer. Car aujourd’hui, c’était le jour de son mariage.

-§-

Première mauvaise impression. Le futur marié était en retard.

Les dieux de l’Olympe tapaient du pied impatiemment. Artémis jouait frénétiquement avec la corde de son arc, faisant vibrer des notes dissonantes, ce qui avait le don d’irriter Apollon au plus au point. Athéna caressait machinalement le ventre duveteux de sa chouette. Hestia la regardait d’un œil mauvais, probablement pensait-elle déjà au nettoyage des excréments de l’oiseau nocturne. Arès, lui, enrageait de ne pas être celui aux côtés d’Aphrodite. Dionysos en était à sa troisième barrique de vin, rapidement accompagné par Poséidon. Hadès était comme à son habitude aux abonnés absents. Le dieu des morts avait toujours été taciturne, mais depuis qu’il vivait son idylle saisonnière avec Perséphone, il était encore plus difficile de le voir lors de leurs retrouvailles divines.

Zeus fulminait sur son trône d’or et d’éther. Des étincelles d'électricité crépitaient autour de ses cheveux frisés, de sa barbe et au bout de ses doigts. L’expression mortelle “ses yeux lançaient des éclairs” n’avait jamais été vraie. Sa femme, Héra, n’essayait même pas de le calmer. Au contraire, son dos droit, son menton de reine relevé et son air hautain accentuaient davantage son exaspération. Elle soufflait bruyamment pour que tous témoignent de son mécontentement.

Aphrodite avait envie de lui faire ravaler son regard noir. C’était sa faute à elle, à Héra, si elle était ici. Attendant un mari qu’elle exécrait.

Héra lui avait ordonné d’épouser Héphaïstos. Et on ne désobéissait pas à la reine des dieux.

Les portes de marbres et d’or s’ouvrirent finalement sous le pas clopinant du rejeton de Zeus et d'Héra. Héphaïstos, l’éclopé, le tordu, le disgracieux, le futur marié faisait son entrée. Soutenu par une canne, il avançait vers l'autel. Sa jambe droite, enserrée dans un mécanisme, l’aidait à la garder droite et lui offrait plus d'appui. Elle cliquetait à chacun de ses pas.

Voilà à quoi Aphrodite allait être mariée jusqu’au restant de ses éternels jours : la carcasse grinçante d’une vieille machine rouillée. Merveilleux. C’était de loin le plus beau jour de sa vie.

Le temps d’un instant, une furtive seconde, elle fixa la porte du temple encore ouverte. Elle pourrait s’enfuir. Maintenant. Elle quitterait l’Olympe, se cacherait quelque part parmi les mortels. Elle ferait profil bas plusieurs siècles, histoire qu’on l'oublie.

Un rire sarcastique s’échappa de ses lèvres. Comment pouvait-on oublier la déesse de la beauté et de l’amour. Les dieux ne l'accepteraient pas. À en croire le feu ardent de désir qui irradiait leur regard lorsqu’il se posait sur elle, elle n’avait aucune chance de leur échapper. Que ce soit dans le ciel ou sur la terre.

Aphrodite sursauta lorsque son estropié de fiancé gravit les marches le menant à sa promise.

Héphaïstos. Dieu du feu et des forges.

Elle le trouvait encore plus laid que la dernière fois qu’elle l'avait croisée. Mais peut-être était-ce à cause de la haine qui lui faisait voir rouge. Héphaïstos était comme Hadès, rarement présent. Il préférait la solitude de ses forges volcaniques plutôt que l'effervescence et la folie des fêtes olympiennes. Sa présence était donc rare. Si bien qu’Aphrodite ne se rappelait même pas lui avoir un jour adressé la parole.

En un claquement sourd, il monta la dernière marche. Aphrodite avait espéré qu’avec un peu de chance, sa jambe mécanique allait se bloquer pendant son ascension et la cérémonie serait alors reportée. Voir carrément annulée. C’était raté.

Il n’était pas bien grand. Sans doute que le plongeon depuis le mont Olympe lui avait ralenti la croissance. Et le pauvre garçon était difforme.

Une petite tête carrée au nez cassé et à la longue mâchoire de travers. Un cou de taureau soutenant deux épaules tombantes. Des bras et un torse musclés par leur travail quotidien, ce qui aurait pu ne pas déplaire à la déesse, si le reste de son corps n’avait pas été aussi malingre. Notamment ses jambes maigres qui flanchaient au moindre de ses mouvements. Son corps entier était couvert de fines cicatrices, se liant les unes aux autres, comme des fissures craquelant une colonne de pierre. Cela rendait son visage encore plus asymétrique.

Il n’avait fait aucun effort pour ne serait-ce que se rendre présentable. Visiblement, son mariage le dérangeait plus qu’autre chose, car il n’avait même pas retiré son lourd tablier de cuir. L’avant de ses bras était noirci par le charbon et la fumée. Ses cheveux, aussi frisés que ceux de son père, dégageaient une odeur de roussis. Ses mèches noires, dont la pointe rougeoyait, fumaient encore.

Aphrodite ravala un sanglot. Ce n’était pas le moment de flancher. Pas devant tout le monde. Elle ne ferait pas ce plaisir à Héra. Les deux déesses ne s'étaient jamais entendues. Aphrodite était persuadée que la reine des dieux était jalouse de sa beauté et de l’attention qu’elle recevait. Quelle plus belle vengeance que celle de la marier au mouton noir de l’Olympe ? Fils que la reine elle-même avait jeté dans la mer, trop honteuse d’avoir enfanté pareille horreur.

La suite, Aphrodite n’est pas sûre de s’en rappeler. Elle se souvient vaguement de la voix grave de Zeus les unissant pour l’éternité. Elle se souvient du contact douloureusement brûlant de la main d’Héphaïstos sur la sienne. Les applaudissements lointains de l’assemblée. Et puis le noir complet.

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