Chapitre 5. Aphrodite

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Qu’est-ce qu’elle avait fait au ciel pour se retrouver dans cette situation ?

Embrasser un cyclope était déjà le comble de l’humiliation, mais les yeux doux de son mari avait donné à Aphrodite des envies de meurtre.

Bon au moins, elle avait repris un peu de force. Même si ce n’est pas avec ces quelques miettes qu’elle allait être au mieux de sa forme. À ce rythme-là…

Non, n’y pense pas, s’encouragea-t-elle. C’est bientôt le solstice d’été, nous nous réunirons et je rayonnerai de nouveau de mille feux. Heureusement pour moi, ces dieux ont la passion facile.

Elle alla se coucher, exténuée par cette désastreuse journée. Elle était mariée, enfermé dans un volcan avec pour seule compagnie des cyclopes et un dieu incapable d’aligné trois mots sans pousser un râle.

Elle se tournait et se retournait dans ses draps de satin. Il faisait trop chaud ici et il y avait trop de bruit. Des grondements sourds remontaient jusqu’à elle, si fort qu’elle ressentait les vibrations dans sa cage thoracique. Une sensation désagréable pour une maison invivable. Pas de fenêtre, aucune source de lumière naturelle. Seulement la lumière brûlante et tamisée des chandeliers. Déjà, les roses fraîches du matin périssaient. Ce n’était qu’un avant-goût de ce qu’elle allait devenir.

S’enfuir n’était pas la solution. Les dieux ne fuyaient pas. Mais elle pourrait plaider sa cause au solstice. Si Héra ne prenait pas la peine de l’écouter, Zeus le ferait. C’est ça. Un peu de charme au plus grand coureur de jupons de l’Histoire, et elle retrouverait sa liberté. Voilà. Aphrodite ne fanait pas. Elle était la plus combative des fleurs de l’Olympe.

Les semaines qu’elle passa chez Héphaïstos furent les plus longues de toute son éternité. Elle avait essayé de trouver une sortie, mais le palais était un véritable labyrinthe. Elle en avait trouvé des portes de pierre et de granit menant sur des placards à balais ou des escaliers à perte de vue. Mais des balcons, des fenêtres, des terrasses, pas la moindre. Lorsqu’elle se baladait ainsi dans ces boyaux terrestres sombres et sulfureux, elle repensait toujours à Perséphone. Comment la déesse du printemps avait pu accepter de passer six mois de l’année dans les Enfers avec Hadès ? Était-ce devenu vivable grâce à l’amour qui était né entre les deux divinités ?

Peut-être, mais bien que taciturne et souvent aigri, Hadès avait au moins son corps pour lui. Perséphone avait la chance d’avoir un mari silencieux et sexy. Aphrodite, elle, n’avait qu’un mari silencieux. Voire carrément invisible. Depuis le lendemain de leur mariage, elle ne l’avait plus croisée. À croire qu’il l’évitait. Un point d’héroïsme pour le dieu du feu.

Visiblement, il se vexait facilement. Ça va, elle ne lui avait rien dit. Elle lui avait juste refusé l'entrée de sa chambre, c’est son droit. Elle l’avait même gratifié d’un sourire, par simple politesse. Elle ne pouvait pas faire mieux. Il ne pensait quand même pas qu’elle allait coucher avec lui. Elle devrait être désespérée pour ne serait-ce qu’y penser.

Et une nuit, le désespoir lui avait enserré le cœur. Le sang pulsait violemment dans ses oreilles, sa gorge et ses doigts, lui donnant l’impression d’avoir plongé la tête la première dans le volcan. Une douleur lancinante lui tordait le ventre, obligeant la déesse à se recroqueviller sur elle-même. Aphrodite détestait par-dessus tout cette sensation. Pire encore, elle la craignait. Le front ruisselant de sueur, elle faillit retrouver Héphaïstos. Cette pensée lui avait traversé l’esprit comme un éclair et était repartie aussitôt. Non, elle ne céderait pas. Pas aussi proche du solstice. Ce n’était qu’une crise. Elle en avait connu des pires.

Miraculeusement, le solstice finit par arriver. Et encore plus miraculeusement, son mari resta travailler dans sa forge. Si ce n’était pas un signe du destin pour sa liberté prochaine, alors elle était prête à rejoindre les déesses de la virginité.

Pour l'occasion, elle avait revêtu sa plus belle robe, celle tissée dans l’écume d’une mer du Sud un jour avant la pleine lune. Coiffer ses cheveux de sorte à mettre en avant tous ses atouts. Et pour finir, elle avait maquillé ses yeux et sa bouche d’or et d’essence d’aconit violette. Avec ça, même un dieu aussi renfermé qu’Héphaïstos la couvrirait d’attention. Elle n’aurait plus qu’à se servir.

Deux cyclopes, qu’elle n’avait encore jamais vus, l'escortèrent jusqu'à la porte principale. Aphrodite mémorisa le chemin, il n’était pas bien compliqué, mais il ne fallait pas se tromper en prenant la mauvaise embouchure. Au moins, si elle revenait dans cette bouche des Enfers, elle saurait comment sortir.

-§-

La fête du solstice d’été chez les Olympiens était un événement à ne pas louper. Les dieux et déesses ne se rassemblaient que quatre fois par an, c'était donc le moment de parler de son travail et de ses revendications. La plupart du temps, c'était surtout une excuse pour boire jusqu'au lever du jour, pour certains plus que pour d'autres.

En haut du mont Olympe, Aphrodite aperçut Athéna, toujours la première arrivée, Dionysos, Hestia, Poséidon, Hermès, Perséphone, que son mari avait enfin lâché pour la saison estivale, et Arès. Bien entendu, Zeus et Héra trônaient déjà fièrement sur leur estrade de nuages et de colonnes d’ivoires, présidant leurs invités.

Lorsque Aphrodite fit son entrée, tous les regards se posèrent sur elle. Elle inspira profondément avant de se mouvoir jusqu’à son siège. Les paupières closes, elle profita de chaque seconde. Sa marche était lente, sensuelle, théâtrale. Comme c’était agréable d’être de nouveau le centre de l'attention. Déjà, elle sentait revivre.

Une fois les dix Olympiens réunis — Héphaïstos et Hadès manquant, comme d’habitude, à l’appel — les festivités purent commencer. Zeus laissa d’abord la parole à Artémis et Déméter qui firent un point sur le déclin de la nature. Les deux déesses étaient folles de rage par l’égoïsme dont faisaient preuve les mortels. À cause d’eux, les animaux se faisaient rares, les forêts et les campagnes étaient surexploitées et les saisons perdaient la tête.

Ensuite, ce fut au tour d’Athéna et Arès. Les fins stratèges, les guerriers, ceux qui commençaient et terminaient les batailles des mortels. Au départ leurs guéguerres n’intéressaient pas Aphrodite, mais voilà trois siècles que cela avait un incident sur son travail. Elle les écoutait attentivement. Et plus leur récit de guerre avançait, plus elle fulminait. Ces deux bourrins avaient réussi à mettre en conflit presque tout l’Est de la Terre. Pas étonnant qu’Aphrodite se retrouve dans cet état !

Elle prit son mal en patience. Ce n’était pas encore son tour. Et s'il y a bien une chose que le roi des dieux détestait, c’était qu’on chamboule son ordre de passage. Après l’interminable soliloque d’Hermès sur les derniers potins qui traversent les pays du monde des humains, Aphrodite put enfin prendre la parole.

Elle avait soigneusement préparé son plaidoyer. Présenter des arguments imparables. Elle était confiante, organisée, belle et si les choses dérapaient, elle avait son arme secrète. Tout ne pouvait que bien se passer.

  • Je te trouve fatiguée, Aphrodite, lança Héra de son trône, avant que la déesse de l’amour ouvre la bouche.

Cette fois encore, les yeux des dieux et des déesses se rivèrent sur elle, mais ils n’y avaient plus aucun désir et aucune admiration, seulement de la pitié et de l’inquiétude. Les joues d’Aphrodite prirent une teinte de cerises mûres. Héra avait attendu le moment parfait pour l’humilier avec l’une de ses remarques dont elle a le secret. Toute sa défense partit en éclat.

  • La faute à qui ?!, explosa la déesse en se tournant vers Arès et Athéna. Les humains ne prennent plus le temps de tomber amoureux. Comment voulez-vous que je fasse mon travail avec toutes vos guerres ? Ils sont obnubilés par le fait de survivre plutôt que par celui d’aimer. Et maintenant, je suis mariée au seul dieu qui n’éprouve aucun désir ! termina-t-elle en se focalisant sur Héra, furieuse.

Lorsque Aphrodite entrait dans une colère noire, son corps se protégeait d’une étrange façon. Des ronces piquantes d’un noir obsidienne longeaient ses jambes et son ventre, venaient s’enrouler autour de ses bras et s’emmêler dans ses cheveux. Leurs piquants étaient acérés comme des dagues.

Zeus leva les épaules. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure qu’il s’ennuyait ferme. Il n’avait que faire des tourments d’Aphrodite. Une fois son tour passé, il ne restait qu’Hestia et ensuite, il pourrait s’empiffrer d’ambroisie et de vin.

  • De toute façon, il fallait bien te marier au bout d’un moment, déclara-t-il placidement.
  • D’accord, mais pourquoi avec lui ? Si ça continue, il faudra vous trouver une nouvelle déesse de l’amour !

Dionysos se mit à pouffer de rire. Son air de lutin mutin irritait au plus au point Aphrodite.

  • Ne me dit pas que le petit Héphaïstos n’a même pas su satisfaire notre insatiable Aphrodite ? ricana-t-il.

Le rire tonitruant de Zeus, en réponse, gronda dans le ciel. Aphrodite en eut des frissons. Ils osaient se moquer d’une chose aussi grave. Elle ferait mieux de rentrer dans son donjon volcanique, au moins elle éviterait de croiser l’air piteux d’Arès.

  • Allez, rassieds-toi, Aphrodite. Tu es mariée à Héphaïstos, un point c’est tout. Pour toujours et à jamais, blablabla… Surtout quand on sait tout ce qu’il a …

Les dernières paroles de Zeus s'évanouirent dans l’air après le violent coup de coude dans les côtes que lui prodigua sa femme.

Surtout quand quoi ? Il y avait donc bien une raison à ce mariage arrangé ?

Zeus reprit son discours, coupant net les interrogations d’Aphrodite. Il pressa Hestia pour faire son rapport et annonça joyeusement que le festin était ouvert.

Alors que tous festoyaient gaiement, Aphrodite essaya de se calmer. Les ronces qui s’étaient formées autour d’elle se rabougrirent jusqu’à s'émietter en un tas de cendre noire. La rage laissa place à la douleur. Elle devait faire vite, car elle ne tiendrait pas longtemps.

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