Le Présent

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Roman n'a jamais vraiment oublié Lia. En vingt ans, il avait fondé une famille, et elle aussi. Mais il l'avait toujours gardée dans son cœur. Souvent, il pensait à quel point les choses auraient été différentes s'ils avaient mené leurs projets jusqu'au bout. Il se disait que, peut-être, il aurait dû faire des efforts. Il ne regrettait pas la vie qu'il avait choisie, mais il ne cessait de se répéter des "Si". Il avait un attachement particulier au passé. Lia le savait, c'est ce qui a précipité leur rupture. Elle voulait partir, et lui ne voulait pas. Leur maison portait la marque de leur histoire. Il y avait leur empreinte, et Roman ne voulait pas s'en détacher.

Ils se sont séparés, et ils ont chacun mené leur chemin. Ils commencèrent doucement par garder contact, et petit à petit, quand ils tombèrent amoureux d'autres personnes, ils finirent par ne plus se parler du tout. Ce fut le cas de Lia en premier. Roman en souffrit longtemps, au point de se priver quelconques relations. Jusqu'à ce qu'il cède en retrouvant ce qu'il avait aimé en son premier amour chez une autre personne.

Et vingt ans passèrent.

Il ne pensait pas qu'il aurait pleuré avec tant d'intensité, le jour où il apprendrait sa mort. Et pourtant, ce fut le cas. Ce n'était pas seulement le souvenir d'une personne aimée qui se ravivait soudain. C'était de savoir qu'elle non plus ne l'avait pas oublié. Car il faisait partie de son testament.

Lia était une artiste. Une peintre. Elle peignait des paysages. Elle disait qu'elle aimait l'idée de peindre un endroit où elle voudrait être, selon son humeur. Elle disait que transposer des pensées, des désirs, des sentiments, à travers un lieu fictif était grisant. Elle disait que c'était comme un portrait déguisé. Un autoportrait.

Alors Roman déchanta quand il se fit offrir son portrait, dans toute sa jeunesse de vingt ans. Le veuf de Lia était là quand on le lui remit. Il était resté silencieux pendant l'échange. Il se contenta de laisser le notaire s'exprimer avant de disparaître.

Roman se retrouva avec ce portrait de lui, peint de mémoire, dans un cadre de bois dont les gravures rappelaient quelque chose d'ancien. S'il le mettait au-dessus de sa cheminée, il donnerait l'impression d'être un duc d'une vieille époque. Alors à la place, il le laissa au sol, sur la demande de son épouse. Il fut placé debout, contre une armoire, dans la chambre d'amis qui ne logeait presque jamais personne. Et parfois, Roman s'y attardait.

Il s'asseyait sur le bord du lit et le fixait. Sa femme se moquait gentiment de lui au départ, disant qu'il se fascinait pour sa jeunesse passée. Mais en vérité, il repensait à tout ce temps en compagnie de Lia. C'était la mémoire d'un temps où ils étaient heureux, tous les deux. Un temps où ils ne pensaient pas vraiment à l'avenir, à ce besoin de quitter leur maison pour construire leur histoire. C'était le souvenir des baisers discrets et des fois où ils se mélangeaient. Des disputes idiotes, et des secrets partagés. Des jeux où l'on fait les enfants, et des conflits où l'on parle de grandir. Et à mesure qu'il parcourait les courbes de son propre visage, il se remémorait un amour qui lui avait toujours manqué. Il se rendait compte, tout à coup, que sa vie n'était plus la même. Que ce qu'il avait n'était pas assez. Que l'idéal qu'était Lia avait disparu, et qu'il ne retrouverait jamais vraiment ces moments, doucement effacés. Et il s'était mis à pleurer en silence, sans rien laisser paraître.

Il se rappelait une chanson qui l'avait longtemps touché. "Tout le temps qui passe ne se rattrape guère. Tout le temps perdu ne se rattrape plus." Des mots qui avaient résonné pendant des années, le ramenant dans sa nostalgie et sa mélancolie, l'interdisant de tomber amoureux d'une autre. Jusqu'à ce que le temps l'y autorise. Qu'il apprenne à dire qu'il aime quand le temps le lui permet.

Ce furent d'abord de petites retraites dans la chambre d'amis. Puis il commença à fermer la porte derrière lui, et à se contempler pendant de longues minutes. Ce qu'il faisait une fois de temps en temps devint un réflexe quotidien, et enfin, il finit par y passer tout son temps libre, et il sortait de la chambre après de longues heures, les yeux rougis. Quand ses enfants lui demandaient où il était, il prétextait qu'il avait besoin de se reposer. Et son épouse se mit à pleurer, elle aussi, seule dans leur chambre.

Et un jour, ce fut trop.

En son absence, elle éventra le tableau. Quand il découvrit le crime, Roman s'enferma dans la chambre d'amis pour ne plus en sortir. Il s'affaira à démonter le cadre, pour voir de quelle façon l'œuvre pourrait être restaurée, s'il pouvait la sauver d'une quelconque manière. Alors il fit une découverte. Dans le bord droit du grand cadre ancien, un tout petit compartiment y renfermait une fine feuille enroulée.

Et en la dépliant, il se vit encore.

Lui, sans son visage, enlaçant les épaules de Lia.

Et sous cette image :

"J'ai beau t'aimer encore, j'ai beau t'aimer toujours
J'ai beau n'aimer que toi, j'ai beau t'aimer d'amour
Si tu ne comprends pas qu'il te faut revenir
Je ferai de nous deux mes plus beaux souvenirs
Je reprendrai la route, le monde m'émerveille
J'irai me réchauffer à un autre soleil
Je ne suis pas de celles qui meurent de chagrin
Je n'ai pas la vertu des femmes de marins."

Cette chanson, encore.

Il s'était longtemps figuré qu'elle l'avait oublié, qu'elle l'avait remplacé. Qu'il était le seul à nourrir ces lointains souvenirs, à ressentir parfois des regrets quand il se rappelait leur rupture. Et pourtant, elle avait murmuré cette chanson, en les dessinant tous les deux. Et avant de mourir, elle avait eu un ultime sursaut de nostalgie et s'était rappelé son visage.

Elle ne l'avait jamais oublié.

Roman réévalua longtemps ces années passées. Est-ce qu'il aurait suffi qu'il revienne vers elle ? Qu'il s'excuse ? Qu'il fasse de plus grands efforts ?

Ses larmes coulent pour tomber sur le croquis, alors qu'il la revoit, assoupie, la tête sur ses genoux. Il passe sa main dans ses cheveux, la caresse du regard en se répétant à quel point il était chanceux de l'avoir. Il se dit qu'elle est belle quand elle dort, et elle esquisse un sourire avec ses yeux clos. Il l'embrasse sur la joue. Il voudrait que ce moment dure pour toujours.

Et enfin, il fixe la porte. Il doit sortir de la chambre, mais il ne le veut pas.

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