Chapitre 4

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Sophie, qui est médecin urgentiste, m'a laissé un message pour me prévenir qu'elle est de service ce soir. Seule dans la maison, je rejoins donc ma chambre pour profiter du calme. Comme si je ne pouvais m'empêcher d'y revenir sans cesse, mon regard se pose sur les livres de la table de chevet alors que je me penche pour brancher mon téléphone.

Je pousse Les Hauts de Hurle-vent de côté. Eyden est bien des choses mais ce n'est pas un loup, sauf peut-être pour lui-même. Mon regard se pose alors sur le livre suivant. Les lettres persanes de Montesquieu. Je me souviens l'avoir lu au lycée. Je pense à Usbek en quête de vérité et de ses doutes sur les valeurs de la civilisation, comme à la recherche d'un équilibre. Malgré son côté profondément humaniste, il n'en reste pas moins despotique avec les femmes, voulant une absolue obéissance.

Je laisse courir mes doigts sur la couverture tout en réfléchissant. J'ai l'impression qu'Eyden est resté coincé quelque part dans son passé et que ça l'empêche d'avancer dans le présent. Mais qui suis-je pour le juger, moi qui ai renoncé à tant de choses du jour au lendemain ? Eyden semble être en guerre perpétuelle mais contre quoi ? Contre qui ? Je n'arrive pas à croire qu'il est profondément mauvais lorsque je repense à son comportement avec sa mère et le geste de pardon envers Rose. Même son avertissement du premier jour semblait cacher quelque chose de plus profond qu'un caractère d'ours mal léché. Je m'empare de mon stylo d'un geste mécanique pour écrire ce toute ma pensée.

"Il n'y a que deux sortes de guerre justes : les unes qui se font pour repousser un ennemi qui attaque ; les autres, pour secourir un allié qui est attaqué." Je sens ce besoin de justice en toi. Mais quelle guerre essaies-tu de gagner au juste ? Qui es-tu en train d'attaquer et pourquoi est-ce que tu te bats sans cesse ? Au fond, n'est-ce pas toi que tu essaies de sauver désormais ?

Je réitère mon parcours de la veille pour aller accrocher mon mot à sa fenêtre. Puis je m'effondre sur mon lit où je ne tarde pas à m'assoupir, épuisée par cette première journée loin de chez moi. Ce n'est qu'en me réveillant de ma sieste vers vingt heures que je découvre le mot accroché à ma fenêtre. Eyden a dû rentrer sans que je ne l'entende pendant que je dormais.

Qu'est-ce que tu connais de la vie gamine ? As-tu même jamais connu la souffrance comme je la connais ? "Il faut vivre avec les hommes tels qu'ils sont ; les gens qu'on dit être de si bonne compagnie ne sont souvent que ceux dont les vices sont plus raffinés et peut être en est-il comme des poisons, dont les plus subtils sont aussi les plus dangereux." Fais attention à toi, à trop te mêler de ce qui ne te regarde pas, tu vas entraîner ta perte.

Je me sens piquée au vif au cours de ma lecture. Parce que monsieur pense avoir le monopole de la souffrance ? Certains ne la transforment juste pas en colère envers tout le monde et préfèrent la contenir cachée en eux mais ça ne veut pas dire qu'ils ne la ressentent pas à chaque instant.

Le papier rejoint le premier dans un tiroir de mon bureau. Ses mots me montrent malgré tout une passion pour la littérature et pour les mots qui détonnent de ses actes qui m'intrigue.

Juste quand j'allais aller prendre une douche, j'entends des coups contre ma porte. Je m'empresse d'aller ouvrir pour tomber face à mon voisin de balcon.

– On mange, me lâche-t-il abruptement.

– Je ne mange pas ce soir, je n'ai pas très faim.

Ses sourcils se froncent comme il affiche un air désappointé.

– Qu'est-ce que c'est que ces conneries de sauter de repas ? Allez descends, j'ai préparé des pâtes à la carbonara.

Sans me laisser la chance de faire demi-tour ou de répondre, il me saisit par le bras et m'entraine avec lui dans les escaliers pour rejoindre la cuisine où un plat fumant à l'odeur alléchante nous attend sagement. Je constate qu'il a pris la peine de mettre la table avant de venir me chercher, ce qui me montre encore une fois cette facette de lui qui m'intrigue tant. Il prend les devants et me sert une bonne assiette de pâtes.

– Je ne sais pas ce que c'est que cette manie de sauter des repas mais ici, c'est trois repas par jour, vu ?

Je hoche la tête d'un geste machinal. La prévenance qu'il cache sous ses lourdes manières me fait éliminer toute ressemblance avec Usbek.

Voyant qu'il ne touche pas à son assiette et qu'il ne me quitte pas du regard, je comprends qu'il attend de me voir manger et je m'exécute donc non sans une certaine réticence. Il me prend vraiment pour une gamine ou quoi ?

Cependant, une fois la fourchette portée à ma bouche, mes papilles se prennent une nouvelle saveur plus que délicieuse et je laisse échapper un gémissement de bonheur. J'ai l'impression de manger une version revisitée de ce plat pourtant si simple. C'est à la fois familier et si savoureux que je ne peux m'empêcher de m'empresser de prendre une nouvelle bouchée. Puis une autre, encore une et ainsi de suite avec un appétit que je n'avais même pas il y a quelques minutes. Je relève la tête en entendant un ricanement et rougis en apercevant le sourire moqueur du cuisinier en chef. Il se met alors à manger à son tour en secouant la tête d'un air amusé.

Une fois nos assiettes vides, je m'empresse de débarrasser la table et de remplir le lave-vaisselle histoire de participer un peu aux tâches, surtout qu'il a déjà cuisiné. Je l'aurais plutôt pensé du genre à mettre les pieds sous la table et attendre qu'on le serve. Ce mec semblait être plein de clichés au premier abord mais il les efface avec soin un à un pour révéler une personnalité bien plus complexe, que je comptais bien découvrir !

Nous regagnons ensuite nos chambres. Avant de nous séparer sur le palier, je le retiens par le bas de son tee-shirt.

– Attends !

Il se tourne vers moi en haussant un sourcil.

– Oui ? il me demande comme je garde le silence.

Il y a tellement de choses que j'aimerais lui dire et lui demander que je ne sais pas par où commencer.

– Merci, je lâche finalement, incapable de dire autre chose pour le moment. Pour le plat, c'était très bon.

Il me dévisage un instant avant de répondre en se dégageant :

– C'est rien.

Puis il se retire dans son antre sans rien ajouter. Je crois que c'est la première fois que nous tenons aussi longtemps sans nous railler l'un l'autre. Je suppose c'est une trêve provisoire. Lorsque je rentre dans ma chambre et que je consulte mon portable, je constate que j'ai un message de Rose. Elle me propose de se voir demain à dix heures pour aller faire les boutiques. Je me dépêche d'accepter. A vrai dire, je n'étais pas sûre qu'elle me recontacte mais je suis contente qu'elle l'ai fait. Peut-être que les choses vont être différentes ici après tout.

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