Chapitre 20

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Je suis humiliée comme jamais. Dès que j'ai le sentiment de me rapprocher d'Eyden et de partager quelque chose de spécial avec lui, il faut qu'il vienne tout gâcher derrière. Alors que je viens de lui montrer une de mes failles et qu'il a eu la meilleure réaction que je pouvais attendre de sa part, il n'a pas hésité une heure plus tard à venir retrouver une de ses groupies sur la plage. Et ce qui est d'une honte d'autant plus inqualifiable est qu'il ose m'imaginer à sa place en l'appelant par mon prénom. Je me sens salie par ce manque de respect sans nom, par cette attitude vicieuse.

J'essuie d'un geste rageur les larmes indésirables qui s'échappent de mes yeux malgré moi. Non, je ne veux pas pleurer à cause de lui. Pour la première fois, je ressens ce besoin de me protéger d'Eyden. Dans notre course à la découverte des démons de l'autre, il a été plus rapide que moi et la redescente me fait l'effet d'une brûlure à vif. Je n'ai pas besoin d'une nouvelle cicatrice. Pourtant, j'ai eu l'impression un instant qu'Eyden pouvait comprendre mon monde en noir et blanc et me réconcilier avec la vision d'un futur plus éclatant. Mais j'en reviens finalement toujours au noir et à la solitude.

Furieuse et écœurée, j'ai juste besoin de m'enfermer dans ma bulle avec de la musique. Je suis de retour dans ma chambre trente minutes seulement après l'avoir quittée. Recroquevillée sur mon lit, je laisse la musique exprimer tout ce que j'ai sur le cœur. Les notes étendent le temps en un instant d'éternité dans lequel je me perds.

Vers une heure du matin, j'entends Eyden frapper contre ma porte et balbutier quelques explications vaseuses. Le « bébé » qu'il laisse échapper m'apprend qu'il n'a toujours pas décuvé, en plus de me donner envie de vomir. Je laisse le silence lui répondre et il finit par rejoindre son antre d'un pas lourd dix minutes plus tard. Cinq minutes après, des ronflements me parvienne à travers la cloison. De mieux en mieux. Impossible pour moi de trouver le sommeil, et lorsque mon réveil sonne inutilement pour me prévenir de me préparer pour les cours, je n'ai toujours pas fermé l'œil alors que le vacarme à côté n'a pas cessé. Je suppose qu'après toutes ces émotions, Monsieur va s'accorder une journée de repos. Je décide alors de prendre une feuille pour lui laisser de quoi cogiter en m'appuyant sur la troisième des lettres de la portugaise Mariane :

« Oui, je connais présentement la mauvaise foi de tous vos mouvements : vous m'avez trahie toutes les fois que vous m'avez dit que vous étiez ravi d'être seul avec moi. » Ne joue pas avec moi Eyden. Si tu n'as pas de respect envers les femmes, aies-en au moins pour les confidences que l'on te fait. Ne me salie pas plus que je ne le suis déjà.

Je prends une douche et me fais une rapide touche de maquillage pour cacher mes cernes. Le résultat n'est pas parfait, mais ça fera l'affaire pour aujourd'hui. Après m'être habillée, je glisse mon mot sous la porte d'Eyden puis je gagne la porte d'entrée. Inutile d'essayer de manger, je sais que rien ne passera. Ici, c'est trois repas par jour, m'a-t-il dit. Comme s'il s'en souciait ! Sur le trajet jusqu'à la fac, je me repasse en tête toutes les paroles d'Eyden, essayant de démêler celles qui étaient sincères des mensonges, mais je finis par m'y perdre. Je crois qu'Eyden s'y perd aussi. Je ne sais pas pourquoi je continue d'essayer de faire des parallèles entre nos deux existences. Peut-être parce que le mystère qui l'entoure refait surgir la fille curieuse et spontanée que j'étais avant l'accident.

Lorsque j'arrive dans mon amphithéâtre deux minutes avant le début du cours, je constate que ma place habituelle à côté de Nino est occupée. Il m'adresse une moue contrite de loin alors que je me trouve une place sur la rangée de gauche. Je suis secrètement soulagée de ne pas avoir à lui parler après la révélation de Rose d'hier à propos de son supposé faible pour moi ; je n'ai pas besoin de réfléchir à ça en plus en ce moment. Pour empêcher mes mauvaises pensées d'investir ma tête, je prends en note la moindre phrase de mes professeurs dans tous mes cours, je réussis même à m'esquiver rapidement à la pause déjeuner afin d'éviter mon ami, non sans honte.

Le même schéma se répète toute la semaine où je me traîne dans un état léthargique en fuyant Nino à la fac et Eyden à la maison. Pour éviter de me retrouver en sa présence pendant les repas, je vais même jusqu'à manger uniquement le midi à la brasserie en face de mon université, me contentant de grignoter le stock de gâteaux dans ma chambre. Le fait que Sophie soit souvent de garde le soir à l'hôpital m'y a beaucoup aidé. Rose a bien essayé de venir me parler pour me demander pourquoi je ne l'avais pas rejointe à la fameuse soirée, mais j'avais esquivé le problème. Si seulement elle savait...

Le jeudi soir, alors que j'ai une nouvelle fois soigneusement évité le dîner, je décide d'aller me doucher une fois m'être assurée que l'ours ait bien regagné sa caverne. Il est rentré ivre tous les soirs depuis la fête, sauf hier. Je le sais parce qu'à chaque fois qu'il s'endort après avoir trop bu, il ronfle. Si fort que je m'étonne qu'il ne se réveille pas lui-même. La nuit dernière, j'ai été agréablement surprise de pouvoir m'endormir au son du vent calme d'été et non de sa respiration grondante. Comme pour me confirmer son nouvel état d'esprit, j'ai l'étonnement de trouver un plateau posé devant la porte de ma chambre.

Sur celui-ci, je découvre une assiette sous cloche, des couverts, une bouteille d'eau, ainsi qu'un bol rempli de fraises parsemées de sucre. Je m'abaisse pour soulever la cloche et mon estomac ne peut s'empêcher de gronder en apercevant des parts de pizza mexicaine encore fumantes. Décidant de remettre la douche à plus tard, j'emporte mon plateau repas dans ma chambre, l'eau à la bouche. Les BN que j'ai mangés il y a quelques minutes se font rapidement oublier alors que la gourmandise reprend le dessus. Sans pouvoir résister, je pique une fraise dans le bol avant même de m'attaquer au salé. Une exclamation de pur plaisir s'échappe de mes lèvres au goût du fruit rouge. Ça a toujours été mon péché mignon, et à cet instant, je me fiche bien qu'Eyden puisse m'entendre ou non. Mon dîner improvisé ne tarde d'ailleurs pas à disparaître.  

Je choisis d'aller quelques instants sur mon balcon digérer tout en prenant l'air avant d'aller me laver. J'ai l'impression que le vent marin me réveille un peu alors qu'un léger frisson me parcourt. Il m'enveloppe de sorte à me faire réagir. Je ne dois pas laisser une autre présence me blesser et me détruire, je dois concevoir mon avenir selon moi seule. Je dois me créer une armure de force forgée par la solitude pour que plus rien ne puisse m'atteindre si je ne le souhaite pas dans le futur. Je dois filtrer les couleurs qui pourront atteindre mon monde en noir et blanc. Je ne veux plus que subir soit le mot qui définisse ma vie, je veux la maîtriser.

Je retire d'un geste décidé mes lunettes en constatant que le soleil se couche et que la luminosité a baissé. Le monde autour de moi est peut-être gris et flou, mais c'est mon monde. Je ne veux plus que ces deux adjectifs servent à qualifier mes démons. Je veux en faire une vraie belle force, quelque chose d'unique qui n'appartiendra qu'à moi et où je pourrais me réfugier. Ma réalité. Une réalité que je suis la seule à percevoir. Les choses autour de nous sont les mêmes mais personne ne les voit de la même manière, pourquoi serait-ce ma perception qui serait fausse ? Elle est vraie pour moi et c'est tout ce qui compte. Elle s'est imposée à moi, et pour la première fois ce soir, j'ai l'impression de faire un pas vers mon handicap et de commencer à l'accepter un peu. Qu'a dit Eyden déjà ? La beauté est au-delà de ce que l'on voit ? Aujourd'hui, je décide que cette vision altérée de Santa Monica est belle simplement parce qu'à moi elle m'est familière. Et bon sang, ça fait du bien de s'accepter un peu de temps en temps et de ne pas penser que tout ce qui nous est rattaché est faux. Je sais que je ne me trompe pas cette fois, carmême si Eyden a tous les outils pour bien percevoir ce qui l'entoure, son cœur arriveà se fermer à tout ça pour le tenir à l'écart de tous. 

Cette nouvelle conviction accompagne mon sommeil lorsque je me couche plus tard pour m'offrir enfin une véritable nuit de repos. Le lendemain, je me prépare sans crainte. Je sais qu'Eyden part avant moi le vendredi. J'ai toutefois la surprise de trouver un sachet de viennoiseries devant ma porte ce matin. Cette fois, il est accompagné d'un mot écrit à même l'emballage de la boulangerie.

Souviens-toi, 3 repas par jour.

PS : Je ne te ferais pas l'offense de te demander ton pardon tout de suite, simplement de prendre soin de toi. S'il te plaît.

Je tache d'ignorer le battement que manque mon cœur en piochant une chouquette. Bien avant d'obtenir mon pardon, c'est de s'offrir le sien dont il devrait s'inquiéter, car je ne sais pas combien de temps notre relation, quelle qu'elle soit, supportera toutes les variations qu'il lui impose avec son instabilité.  

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