Chapitre 23

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Durant les trois jours suivants nous avons donc repris les leçons de natations. A la seule différence que nous le faisons en secret. Pour une raison qui m'échappe, Eyden a tenu à ce que je n'en parle à personne, pas même à Rose ou à sa mère. Mais je n'ai rien trouvé à y redire alors je n'ai pas posé de questions. Mes entraînements ne commencent donc pas avant le coucher du soleil, et ce n'est qu'après vingt heures que nous rejoignons la petite crique dans laquelle nous avons l'habitude de nous rendre. Ce soir ne fait pas exception et nous arrivons sur la plage alors que le soleil commence à se coucher. L'eau est encore chaude de la chaleur de ses rayons alors que nous entrons dedans.

Pendant une heure, je m'applique à imiter les mouvements qu'Eyden me montre et m'efforce de me corriger lorsqu'il me conseille. Les touristes d'été sont partis, et nous nous trouvons isolés sur cette crique reculée, à nous baigner dans un silence où seule la nature s'exprime dans le bruit des vagues et du vent. Avec ma vision défaillante, mon ouïe s'est développée plus que la normale ; c'est elle le sens majeur qui dirige ma vie alors que mes yeux me trompent. La tranquillité de l'atmosphère me calme et je me sens bien dans la mer. Pour une fois, je ne panique pas dans l'eau, si bien que pour la première fois j'ose m'aventure seule vers des profondeurs où je n'ai pas pied, sous l'œil vigilant d'Eyden. Il sait que la force des vagues peut se révéler dangereuse pour des nageurs débutants et son regard me met d'autant plus en confiance. J'ai encore du mal à relever mon bassin quand je suis allongée dans l'eau, mais je parviens enfin à avancer seule sur des distances de plus en plus longues. Je pense que ce n'est plus l'affaire que d'une ou deux leçons pour me perfectionner avant que je ne puisse me débrouiller seule.

Je me sens si détendue, comme enfermée dans une bulle dans ces moments que je ne peux pas me demander ce qu'il se passera avec Eyden après. Je n'aurai plus de prétexte pour passer du temps avec lui, et nous sommes dans ce moment étrange où nous ne savons pas si nous sommes assez proches pour prendre des initiatives. C'est comme si ce n'est que dans des instants volés hors du temps comme ceux-là qu'il nous est possible d'exister ensemble et de trouver la paix.

Au bout d'une heure, je décide de sortir de l'eau, fatiguée. Je m'assoie dans le sable, ma serviette sur les épaules, et entreprends d'essuyer l'eau venue se poser sur mes verres pendant que je nageais. Impossible de me baigner sans mes lunettes, surtout avec cette luminosité qui se reflète sur la mer à la limite de l'éblouissement. Eyden se laisse tomber à côté de moi dans un bruit sourd. Lui ne prend jamais de serviette, il se contente de se poser là et d'attendre de sécher avant de repasser ses fringues au-dessus de son maillot de bain. La lumière du soleil a maintenant faibli alors que ce dernier est presque retiré derrière la ligne d'horizon formée par l'océan, je peux maintenant relever la tête sans être gênée. Comme les fois précédentes, nous nous perdons dans la contemplation du panorama, les yeux rivés devant nous.

La mer n'est qu'une étendue grise avec un fin rayon blanchâtre droit devant moins qui témoigne des dernières lueurs du jour. Les couchers de soleil sont quelque chose qui m'émerveillait à chaque fois avant. Mais c'est un spectacle dont la beauté repose sur la sensibilité d'un jeu de couleurs. Parfois, c'est très lourd de porter une réalité à soi tout seul sans avoir quelqu'un à qui la partager, car ma réalité à moi est en noir et blanc. Et qui voudrait d'une fille obligée de se réfugier dans l'ombre parce que la lumière la blesse ? Des fois, j'ai dû mal à me rappeler qu'il existe un monde en couleur et ça me terrifie. Je ne veux pas oublier. Rien, pas une nuance de la vie. Alors je martèle dans mon esprit que ce n'est pas la réalité, que ce que voient mes yeux ne représente pas le monde réel.

— Ce n'est pas réel, murmuré-je parce que j'ai besoin de l'entendre pour y croire.

Malheureusement, Eyden m'entend aussi.

— Comment peux-tu en être si sûre ?

Je tourne la tête vers lui, confuse.

— Comment peux-tu affirmer que c'est ta vision qui est fausse ? Chacun a une perception des choses qui lui est propre. Le même paysage peut être tellement différent selon la personne qui le regarde ou selon l'angle sous lequel on l'examine. Mais si tu le vois d'une façon, c'est bien la preuve que cette réalité existe quelque part.

Les yeux écarquillés, je dévisage Eyden qui n'a pas lâché le large du regard.

— Mais ..., protesté-je.

— Les couleurs ne sont pas figées, Hana, gronde-t-il doucement.

Il sort son portable sous mon air incompréhensif et ouvre l'application appareil photo. Il se rapproche alors de moi et pointe son téléphone vers la mer.

— Tu vois, reprend-il alors. Même à travers le filtre d'un objectif les tons changent. Tu le vois aussi, n'est-ce pas ? Regarde sur l'écran, le jeu de lumière est différent.

Je jette un coup d'œil et en effet, le paysage paraît plus sombre et seul ressort le point blanc dans le fond et son léger reflet sur la grande étendue d'eau. Eyden s'amuse à bouger légèrement son appareil et la luminosité de l'image se modifie au rythme de ses mouvements.

— Alors Hana, qu'est-ce qui est réel ?

L'émotion me saisit à la gorge. Je crois que jamais personne n'a essayé de m'intégrer au monde autant qu'Eyden, comme si mon handicap et moi en étions une composante légitime. Semblant comprendre qu'il m'a touchée, il se rapproche encore de moi pour venir me confier d'une voix chaude.

— Et si tu doutes encore ...

Il m'embrasse. Lentement mais avec fermeté. Il prend possession de mes lèvres comme s'il était en territoire conquis, ce qui contraste avec la prévenance qu'il met dans son baiser. Et soudain c'est déjà terminé.

— ... je peux t'assurer que ça c'est bien réel.

Tout à coup, alors que l'astre de feu se repli derrière l'eau, je sens la chaleur monter en moi. Un désir presque sauvage m'envahit sous le coup d'une immense reconnaissance. Eyden peut me blesser profondément mais derrière, il arrive à rallumer en moi un élan de vie qui me grise.

— Encore..., soufflé-je.

— Qu-

Et sans attendre je viens vers lui à mon tour pour venir chercher ce dont j'ai tant besoin. Au vu de sa réponse, mon initiative a l'air de lui plaire. Nous nous reculons rapidement pour rester front contre front les yeux fermés.

— Merci, chuchoté-je au bout d'un moment.

Il secoue la tête en réponse, comme pour me dire de ne pas le remercier.

— Merci, répété-je alors car c'est important pour moi.

Cette fois, il ne bouge pas.

Je crois que j'aime de nouveau les couchers de soleil.

Nous restons encore un certain temps assis, sans parler, jusqu'à ce que les premières étoiles apparaissent. Cette fois je sais que nous voyons le même ciel. Ça me rassure. Nos corps sont secs depuis longtemps et la fraîcheur commence à tomber quand Eyden propose de rentrer. Je le suis donc jusqu'à l'endroit où nous avons laissé nos vêtements pour m'apercevoir de ma bêtise. Si Eyden a été astucieux en abandonnant ses habits sur un rocher, j'ai pour ma part posé mes affaires aux pieds du dit rocher. Alors que la marée est en train de monter, le sable a adopté cet aspect gadoueux et garde l'eau comme une éponge. Mes vêtements baignent désormais dans une petite marre et je grimace quand je les récupère du bout des doigts pour les essorer.

— Je vais te filer mon t-shirt, intervient alors la voix d'Eyden. Par contre il faudra que tu mettes ta serviette autour de ta taille, mon jean ne t'ira pas. Ça ne fera pas bizarre, ça arrive souvent de voir des gens revenir de la plage enroulés dans leur serviette.

J'acquiesce d'un signe de la tête et le remercie du bout des lèvres. Alors que j'enfile haut, Eyden passe sa serviette autour de son cou en essayant de recouvrir un maximum son torse nu. Heureusement que nous n'habitons pas très loin.

Lorsque nous arrivons à la maison, Eyden m'invite d'un signe de la main à prendre ma douche la première et je ne me fais pas prier pour filer dans la salle de bain. Au final, nous avons passé plus d'une heure sur la plage après notre baignade, et il est déjà vingt-deux heures trente quand je me glisse sous le jet d'eau chaude. L'air marin et mon apprentissage me fatiguent et je n'ai qu'une hâte, me glisser sous mon drap ! Vingt minutes plus tard, je laisse la place à Eyden et regagne ma chambre. Je constate que ma mère a essayé de me joindre durant mon absence et lui envoie un message pour lui dire que je la rappellerai demain.

Sans hésiter, je renfile le t-shirt d'Eyden avant de gagner mon lit. Je le mettrai à laver plus tard, ce soir j'ai juste envie de me rappeler de lui et de ses mots. Entourée de son odeur, mes yeux se ferment alors que je me demande ce que ça ferait de s'endormir dans les bras d'Eyden.

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