Le Baron

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 Mon nom est Georges de La Cléry Vignesse. Je suis le baron de ces terres depuis si longtemps que ma mémoire peine à remonter jusqu’à ce jour. Mon domaine s’étend de la forêt, merveilleuse avec ses arbres centenaires, à la route qui mène à la ville. J’aime veiller à la tranquillité de mes terres lorsque la nuit étend son voile. En journée, je me contente de surveiller ma demeure, celle qu’occupe en ce moment la famille la plus agaçante que j’ai jamais croisée. Peut-être parce que pour la première fois depuis des siècles, ce n’est pas la noble famille de La Cléry Vignesse qui foule les planchés magnifiquement grinçants de mon manoir. Ce n’est pas la première à y poser ses malles, non, mais c’est la première à y rester malgré mon application à les faire fuir. J’ai tout essayé. Les hurlements, les objets qui chutent et tout ce que j’ai pu imaginer pour les faire partir en courant. Mais rien n’y fait. Ils aiment la baronnie, si je me fie à leur entêtement à rester.

 Le père, Sylvio, n’a peur de rien. Ni des bruits lugubres dans les couloirs, ni des silhouettes dans les greniers, pas même des chairs putréfiées de cadavres que je lui ai pourtant exposées dans le caveau. À croire qu’il est insensible. Si je ne l’avais pas vu manier en virtuose la hache qui abattit le vieux chêne, foudroyé lors d’un orage qui avait fait le régal des habitants invisibles du manoir de la Cléry, j’aurais pu le croire aveugle.

 La mère, Ariel, m’a régalé de hurlements stridents à souhait, durant les premiers jours. J’aimais apparaître, le visage défiguré, écorché dans son miroir. Puis mes grimaces l’ont lassée. Depuis plusieurs semaines, elle me gratifie d’un regard au ciel, si je décide d’apparaître, dégoûtant au possible, alors qu’elle pose des couleurs criardes sur ses paupières.

Le plus grand des enfants est un garçon, Paul. À vrai dire, rien ne l’intéresse, celui-ci, à part peut-être ses images de véhicules, tous aussi étranges les uns que les autres. Il en a des livres complets, des figurines, qu’il classe, toujours dans le même ordre : moto, voiture, camion, tracteur, parachute, avion, hélicoptère, jet ski, barque, bateau. Inlassablement, durant des heures et des heures, il répète cette liste. Je la connais par cœur, à force de l’entendre résonner dans les couloirs vides, dans les différentes pièces. Elle ébranle la tuyauterie, alors même que je n’arrive pas à comprendre à quoi elle correspond. C’est elle qui me ronge, chaque fois que je tente de l’effrayer. Jamais il ne m’a gratifié d’un seul regard, alors même que je me sais visible par les vivants. Lui, ce qui l’intéresse, c’est sa précieuse liste incongrue, tandis qu’il admire et replace, inlassablement, ses petites figurines sur roues. Parfois, cependant, j’ai du répit dans sa chanson incessante, quand sa petite sœur vient le distraire et lui raconter des histoires.

 Clémence. C’est elle qui a ma préférence. Pas qu’elle ait peur de moi, bien au contraire. Mais cette demoiselle me voit, même lorsque je ne désire pas être vu. Je ne vais pas vous mentir : j’ai mis du temps à ne plus m’agacer de sa présence. Elle a la décence de m’appeler “Monsieur le baron” de sa petite voix fluette. Elle sautille dans les couloirs, court dans les escaliers, chante sans retenue mais, malgré son manque d’éducation, elle est parfaitement délicieuse.

D’ailleurs, si je ne me trompe, c’est elle que j’entends arriver dans le grand salon, tandis que je me repose dans le fauteuil à haut dossier que cette famille a récupéré d’un de mes lointains descendants.

 — Monsieur le baron ! fit la voix enjouée de la petite mortelle. Je n’avais pas vu que tu faisais la sieste !

 — Je ne dormais point, mon enfant ! m’offusquai-je. Je réfléchissais.

 — Oui, on dit ça. En attendant, quand mon père “réfléchit”, en général, on entend ses ronflements jusqu’au plus haut des greniers !

 — Ton père n’est qu’un rustre ! Jamais je ne m’abaisserais à ronfler tel un sonneur comme il le fait chaque nuit. Je devrais lui donner ma place : il est bien plus effrayant que je ne le serai jamais !

 — Mais quelle banane tu es, Monsieur le baron ! s’esclaffa cette petite insolente. Aucun de vous deux ne pourra jamais faire peur à qui que ce soit !

 — Ta mère a hurlé à s’en décoller le scalp, lors de votre arrivée, ronchonnai-je en lissant mon bouc propret.

 — Comme tu dis : quand on est arrivé. Depuis, nada, elle ne fait même plus attention à tes soupirs plaintifs au milieu de la nuit !

 — Le vieux baron devrait partir, puisqu’il n’est même plus capable d’effrayer les inconnus ! soupirai-je avec tant de douleur que la bâtisse geignit également.

 — Allons, tout n’est pas perdu !

 Elle avait raison, cette petite morpionne. La Toussaint approchait et durant cette nuit, je pouvais être visible pour tous, même les plus sceptiques.

Durant plusieurs jours, j’ourdis mon plan. Les décorations grotesques avaient envahi le manoir, à mon plus grand déplaisir. Clémence était excitée comme une puce à l’idée de cette nuit de terreur. Si elle savait !

 Ce soir-là, la famille resta devant ce miroir qui bouge. Des images et des sons horribles en sortaient. Des créatures désarticulées, sanguinolentes et verdâtres. Pas étonnant que rien n’ait pu effrayer ces sauvages ! Leur “film” nous laissa, à mes parents et moi, le temps de préparer notre propre farce.

 — Mettez-vous en place ! intimai-je à mes enfants, petits enfants et cousins.

 Tentant de ne pas rire, chacun s’installa. Je me plantai au milieu du grand hall, les bras levés.

 Lorsque la famille passa la porte, les lueurs des fausses chandelles et de la lune filtrant à travers les vitres leur dévoilèrent un spectacle sanglant. Des corps, dépecés, démembrés, gisaient, çà et là dans des mares de sang. Des têtes grimaçantes fixaient sur eux leurs orbites vides. Et moi, le Baron Sanglant, une hache à la main, riai à pleine gorge.

 Le hurlement qui les secoua à l’unisson ravit mes oreilles mortes depuis longtemps. Enfin, ils me régalaient de leur peur. Au fond de mon cœur naquit la félicité : celle d’un fantôme enfin craint.

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