Les squatteurs d'en face

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J'habite au 5e et dernier étage d'un vieil immeuble, dans une rue étroite où les poubelles ont tendance à s'accumuler. Dis comme ça, ça paraît con d'avoir déménagé de ma chambre étudiante. Pas bien grande, intimité commune, jusqu'aux chiottes et aux restes de nourriture dans les éviers, mais directement sur le campus, un microcosme bien au chaud dans l'enclos bétonné de la fac. Et puis il y a le loyer, maintenant il va falloir trimer. La bourse ne suffit plus. Pas grave, j'aime trop être seule.

Ce matin, ma boîte aux lettres est grande ouverte. Le colis est éventré à l'intérieur, bien en place. Tu parles, un bouquin ça n'intéresse personne. Qui irait chourer du Huysmans d'occasion dans une boîte aux lettres qui sent le jus de poubelle ? Toi ?

Il y a un arrêté de mise en péril placardé sur la porte en bois scarifié de l'immeuble. C'est vrai que le sol n'est pas très droit, là-haut, au 5e. Il penche un peu vers la gauche. Je m'en suis jamais vraiment inquiétée, on verra bien ce que ça donne.

Les voisins partent les uns après les autres. Un de mes profs habitait au rez de chaussée avec sa petite famille. Il était cool ce prof, j'étais plus merdique que bonne et je venais rarement en cours, mais il m'a toujours fait me sentir à ma place, toujours sympa, à expliquer les choses calmement. Lui et sa famille, partis. Mon voisin d'en face, un gars avec un chapeau qui jouait régulièrement de la guitare, parti. Je le croisais rarement, mais il laissait son congélo sur le palier. Et un jour, plus de congélo, plus de musique venant de la cloison.

A partir de ce moment-là, l'ambiance générale a commencé à se dégrader. Il y a plein de chewing-gums et de morceaux de papier dégueulasses dans la serrure de la porte d'entrée. Tu n'as qu'à pousser pour rentrer, plus besoin de clés. Quelques rescapés de la mise en péril s'acharnent à virer la pâte humide de la serrure pour se sentir un peu plus en sécurité.

Un jour de sécurité optimale, je cherche mes clés pour rentrer quand un vieux sort avec sa fille et me demande "Vous êtes une squatteuse ?". Ça fait deux ans que je vis là et j'ai jamais vu ta tronche, tu crois que parce que t'as des Ray Ban et une Rolex tu deviens propriétaire des lieux ? Revends tes conneries et offre un logement décent à ta fille, vieux rat. Bien sûr, je lui ai pas dit ça. Je me contente d'un "C'est ça." et je rentre chez moi, en me tapant les cinq étages sous 30°C, le souffle court et la peau moite.

Ce qui est génial dans ce genre de coin, c'est que tout le monde cohabite. Des profs de fac, des musiciens, des quidams avec beaucoup de choses qui brillent et des nouilles instantanées dans le bide, des soulards, des mecs qui battent leur femme, des familles de quinze avec des enfants cul nul dans les escaliers. A noter, l'un n'exclue pas l'autre, on peut très bien être tout ça à la fois.

Je parle des types qui battent leur femme parce qu'on entendait parfois hurler à la mort dans l'immeuble d'en face. Imagine un espace de trois mètres entre les habitants entassés de l'autre côté et toi, comme une ruelle d'air puant avec des moustiques qui te volent dans les oreilles. C'est tout ce qui te sépare des appartements en face, avec un vide de cinq étages exhalant des relents de merde. C'était une déchetterie, en bas. Et c'était aussi le toit de la véranda de mon prof de fac.

Je vois littéralement les gens de l'autre côté, juste en face, je sens l'odeur de leurs clopes et les plaintes animales de leurs gosses tout plein de crasse. Et il y a cette femme, pas très loin, à quelques mètres. Imagine la hurler et pleurer, se prendre des coups dans la gueule. J'ai jamais vu son visage. Impossible de savoir exactement de quel appartement ça venait. On a bien appelé les flics, à plusieurs reprises, des voisins et moi. Ils se sont jamais pointés. Tu parles, à quoi bon venir dans ce trou à rat pour aider une frangine ? Et de temps à autre, une connasse gueule "Mais faites quelque chose, appelez les flics !". Quelle connasse.

Quelques temps après, des coups de marteaux-burin résonnent dans la cage d'escalier. Peut être des travaux pour redresser les murs qui prennent la tangente ? Aucun risque que je sorte, trop occupée à dessouler. Et j'ai bien fait, car la porte du voisin d'en face a disparu. Et pas uniquement la porte, l'encadrement de la porte aussi. Arraché au burin, avec des morceaux de gravats partout sur le palier.

J'ai jamais croisé les mecs qui se sont installés en face. Parfois j'en entends un se moucher, à répétition, pendant des plombes. Son nez vide, tout sec et probablement ensanglanté. Il me rend folle, j'ai envie de l'insulter. Il est mort-né, ton nez, y'a plus rien dedans depuis belle lurette alors arrête de lui infliger ça. Mais il continue de se moucher, ce con, il doit s'arracher la cloison à force de pousser comme un dingue.

On entend très bien ce qu'il se passe dans feu l'appartement du musicien quand on est calé dans ma mezzanine, un petit renfoncement haut de même pas un mètre, qui doit donner directement dans leur salon. Et étonnamment, tout ce que j'entends, c'est ce mec qui passe ses journées à moucher son nez tout sec. Rien d'autre. J'ai jamais entendu le son de leur voix, ils ont jamais gueulé, rien. Rien depuis les coups de burin pour dézinguer le cadre de la porte.

Et un jour, on vient toquer chez moi. C'est une femme d'une cinquantaine d'année, grosse et suante, qui m'engueule car les squatteurs ont essayé d'enfoncer la porte de l'appart de sa fille. Pourquoi tous les parents viennent me faire chier au nom de leurs gosses ? En quoi c'est mon problème ? A l'entendre, j'aurais dû aller prendre une barre de fer et leur péter les tibias. Ils se sont installés en face de chez moi, donc c'est ma responsabilité. Encore une tarée.

Je lui réponds que je vais certainement pas aller jouer les forces de l'ordre. "A ta place, je serais allée les défoncer depuis longtemps". Mais bien sûr. Fais donc, sers-leur de punchingball. J'ai suffisamment ouvert ma grande gueule et j'ai assez pris de coups dans la tronche pour savoir quand faire la morte.

Le père avec ses airs de faux riche en a profité pour se pointer dans la cage d'escalier et la ramener. Il se plaint qu'il y a une fuite dans l'appart de sa fille. Une fuite qui provient de l'appart au-dessus. Je vous le donne en mille : la piaule des squatteurs. Et les deux parents me regardent d'un air désapprobateur, comme si je venais de chier sur leur paillasson, comme si c'était moi la responsable du malheur de leur gosse respectif. Qu'est-ce qu'ils me veulent ?

Suite à tout ce bordel, le vieux à Rolex et l'autre punchingball ont réussi à joindre les flics, qui se sont déplacés, cette fois. Après tout, des coups dans la porte et une fuite chez des gamines à papa maman, c'est plus important qu'une pauvre femme qui se fait défoncer le cul et le crâne deux ou trois fois par semaine. Ils ont réussi à faire couper l'eau dans cet appart en ruine.

Un sacré boucan, pas d'électricité, plus d'eau, les squatteurs ont fini par s'absenter, à la recherche d'un coin plus peinard. J'en ai profité pour aller faire un tour dans leur piaule. Des bouts de verre partout, des seringues, de la merde, et un énorme trou dans le sol. Tu comprends mieux d'où venait la fuite. Et une odeur, rance, indescriptible, qui m'a obligée à me couvrir le nez avec mon t-shirt. Croyez-moi, je suis vite ressortie et j'ai pas cherché à en savoir plus.

Moi aussi, j'ai fini par me casser de cet endroit. On m'a dit que l'appart d'en face s'est retrouvé mis sous scellé, bien isolé du reste du monde derrière une lourde porte blindée. Allez savoir ce qu'ils ont trouvé.

Tout ce que je sais, c'est que le mec passait son temps à se moucher.

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