Chutes

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Certains apprennent de leurs erreurs, d'autres les répètent en boucle, jusqu'à épuisement d'eux-mêmes – et de leur entourage. Comme si le cours des choses ne dépendait pas de nos foutues actions. Comme si les choses étaient ce qu'elles étaient sans qu'on ne puisse y changer quoi que ce soit. Quelle belle connerie. Pour conjurer le sort, y'a pas de secret : tu l'attrapes et tu le soumets, même si ça implique de pas en ressortir indemne. Encore faut-il que tu te sortes les doigts du cul. Espérer dissiper le malheur en attendant que ça passe ou se convaincre que les choses vont changer alors que tu agis toujours exactement de la même manière, c'est vraiment le symbole du naufrage.

Mais bien souvent, on se contente de nos échecs sans essayer de les surmonter. Parce qu'on n'a pas envie que les choses changent. On s'enlise dans notre marasme, on se plaît à barboter dans un pédiluve rempli de notre jus et du jus des autres. Au moins, on y est au chaud. C'est pas si mal, y'a toujours pire ailleurs. De quoi on se plaint ? Le meilleur exemple de connerie pure que je peux te donner, c'est le fait que je passe mon temps à chuter. La chute, la vraie, au sens propre. J'ai nommé : les chutes à vélo. Là, tu te demandes sûrement dans quoi je t'embarque.

Je les ai toutes faites : dérapage, soleil, coffres, capots, sur les rails, dans l'eau, escaliers, montée, descente, 40km/h, à l'arrêt, à plat, feu rouge, feu vert, complètement sobre ou ivre à crever. Un joli répertoire à mon actif. Je prends le vélo quasi tous les jours depuis quelques années et s'il y a bien une chose que ça m'a appris, c'est que je sais me péter la gueule comme une cascadeuse. Il y a une chance sur deux pour que je tâte le goudron, qu'il fasse beau, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige.

Et comme un véritable prodige de la nature, je ne me suis jamais rien cassée. Pas même un pouce, une cheville, une clavicule. Rien. A part un morceau d'incisive, mais ça ne compte pas. D'autant plus que tu te serais certainement pété les deux bras dans la même situation.

J'arrive à 40-50km/h, à la sortie d'une bonne descente, quand je sens mon garde-boue avant se mettre à vibrer. Pas les petites vibrations d'un sex-toy bas de gamme, non, des vibrations énervées. Je commence à freiner et Dieu merci les 50km/h sont loin derrière, parce que je fais un des plus jolis soleils de ma vie. Le garde-boue bloque ma roue avant qui se stoppe net. Je suis projetée par-dessus le guidon, impossible de te dire comment j'atterris. La seconde d'avant, tu roules – en te doutant qu'il y a une couille quelque part, mais jusqu'ici tout va bien – et la seconde d'après tu te retrouves étalé par terre, à moitié assommé.

Je suis là, en plein milieu de la route, et je comprends rien à ce qu'il se passe. J'entends juste des gens gueuler. Tu sais, un cri de surprise horrifiée, comme dans un bon vieux slasher. Il y a un brave gars et une dame qui essaient de me relever en me demandant si tout va bien. Mais laissez-moi par terre, bordel. J'y suis plutôt bien. On trouve le sol des villes dégueulasses, mais une fois face contre terre, tu te dis que c'est pas si mal.

A priori j'ai pas mon mot à dire, le mec me soulève et là je commence à sentir que je me suis peut-être un peu niquée l'épaule. Il me dépose sur le trottoir, histoire que les connards en voiture puissent aller gaspiller leur vie ailleurs.

La sensation qui me reste le plus en mémoire, c'est celle d'avoir plein de minuscules morceaux qui croquent sous mes dents. Je suis en train de croquer mes propres dents. Enfin, juste un morceau d'une dent, lui-même explosé en mille morceaux. Je crache par terre et je tâte mes incisives, tu devines le soulagement quand je me rends compte qu'elles sont toujours là. Les deux. L'une est un peu plus aiguisée que l'autre mais avec tous les fragments d'émail qui me remplissent la bouche, je m'attendais à pire. Rien de si dramatique.

Sous le coup de l'adrénaline, je ne sens rien d'autre, à part ce tiraillement dans l'épaule. Si je peux toujours la bouger, c'est que tout va bien. Je dis aux deux bons samaritains que je suis aussi fraîche que la rosée du matin et qu'ils peuvent retourner à leur vie, rentrer chez eux raconter l'évènement de la journée, de la semaine, voire du mois. Bref, merci beaucoup, maintenant chacun chez soi.

Le garde-boue fait la gueule mais reste toujours bien accroché. Il a juste la sale tendance à piquer du nez, ce qui bloque la roue et m'empêche de partir. Avec un élastique – celui pour les cheveux – je le fixe à l'arrache et on est prêt à y aller, comme si de rien n'était. Je me suis rendue compte un peu plus tard que j'avais aussi une sacrée douleur dans le cou et un mal de crâne qui a duré une bonne semaine, mais pour un si beau soleil, j'estime m'en être pas trop mal sortie.

La leçon dans tout ça : aucune. J'avais pas de casque et je continue à pas en porter. Peut-être que j'espère crever d'une mort spectaculaire ou finir tétraplégique, à la Scaphandre et le Papillon. C'est con, je connais pas le morse.

Curieusement, cette chute, la plus dangereuse que j'ai faite, c'est quand j'était sobre. Je me suis cassée la gueule un nombre incalculable de fois en étant bourrée. Je pourrais même pas me souvenir de toutes ces chutes.

Et quand t'es bourré, c'est bien moins spectaculaire. Bien plus lamentable. Tu t'effondres le long du trottoir comme une jolie merde, tu perds l'équilibre dès que tu t'arrêtes, tu fais des petites glissades sur capot à 2km/h avec des mecs qui te gueulent dessus – faut pas dérailler dans ces cas-là, et surtout faut pas retomber sinon tu les sèmeras jamais. Tu fais des petits check de rétros quand tu les plies pas carrément et surtout tu fais une belle collection de pizzas. Pas celles que t'as envie de mettre dans ta bouche, sauf pour les fanas de viande suintante. Plancha-goudron, un régal.

On pourrait presque prendre goût à la chute. Cette sensation de vide, aussi bien physique de mentale. Une microseconde de vide, si brève que ton cerveau n'a même pas le temps de l'assimiler. C'est ce qui donne ce ressenti si particulier une fois que tu retrouves la gueule par terre. Un sentiment d'incompréhension. Un sentiment de pure liberté, de lâcher prise sans précédent, de non gravité. J'adore tomber.

Ce que j'aime moins, c'est quand le sol te ramène à la réalité. Mais depuis très longtemps je m'imagine en train de tomber, une chute libre infinie. Vent contre peau, les cheveux comme des tentacules qui frétillent dans l'air épais. Et pas de sol, jamais. Imaginer que tu t'en rapproches, mais jamais, ô grand jamais tu ne t'écrases. On est là pour la chute libre, pas pour finir en mille morceaux. Pour le reste, que ce soit en plein ciel, d'un gratte-ciel, au-dessus d'une forêt, d'une montagne ou ce que tu veux, libre à toi. Ce qu'il faut, c'est sentir le contact du vide. Petite technique pour lutter contre l'insomnie, c'est cadeau.

Dans la vraie vie, tu finis forcément par t'éclater par terre. Certains ressentent de la honte une fois au sol, moi ça me fait marrer. Ou en tout cas, j'essaie de m'en convaincre. Qu'est-ce que tu peux faire de plus une fois que t'as la tronche dans le bitume ? C'est vrai que t'as l'air un peu con, et alors ?

De temps en temps, ça fait pas de mal d'avoir l'air con. Et ça fait pas de mal de tâter le bitume.

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