Chapitre 11.1 - LELYÂH - Folle

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À leur retour, il est l'heure de dîner. Les deux amies rejoignent donc la salle à manger où sont déjà installés Lady et Lord Olmo. Elle prennent place l'une à côté de l'autre face aux parents de Diane qui les gratifient d'un sourire. Le début du repas se fait dans un silence religieux. Soudain, Lord Olmo interpella sa fille :

— Diane, la couturière sera là demain matin, pour les retouches de la robe que nous avons commandée.

La jeune femme fait la moue, traçant de sa fourchette des cercles dans sa purée.

— Ma chérie, enchaîne Lady Olmo, le fils de Lord Acerplatan a très bonne réputation. Il est connu pour être loyal, fiable et sérieux. Nous ne pouvons rêver meilleur parti !

La main de Diane se crispe sur le couvert qui arrête aussitôt de dessiner. Les traits de son visage se tendent.  Lord Olmo reprend sur un ton autoritaire, légèrement agressif :

— Nous avons déjà refusé la demande de deux jeunes hommes très respectables qui auraient fait d'excellents maris, nous ne pourrons tolérer un nouveau refus. Nous avons été plus que patients par amour pour toi, mais ne me pousse pas au-delà de mes limites.

Lui aussi a le corps tendu et regarde sa fille d'un oeil sévère. plomb tombe et s’installe de longues minutes. Diane finit par le rompre, annonce d'un ton assuré :

— Je sais que vous avez respecté mes choix jusqu'à aujourd'hui et je vous en remercie. Laissez-moi accompagner Lelyâh jusqu'en Contrée Cybeline et, à mon retour, j'épouserai celui que vous aurez choisi pour moi. Je ne vous demande qu'une centaine de solaris !

Les regards se braquent sur Lelyâh qui se fait aussi petite que son corps le lui permet. Il lui est impossible de prendre parti. Diane est sa meilleure et unique amie. Lord et Lady Olmo l'ont accueillie à bras ouverts. Elle a certes envie de retrouver ses souvenirs, mais cela l'angoisse tout autant. Partir serait faire le choix de savoir, et dans son coeur elle ne sait pas ce qu'elle veut réellement : rester dans l'ignorance, torturée, mais sans couperet de nouvelles qui pourraient s'avérer difficiles à ingérer ou partir et affronter la vérité.

Lord Olmo se tourne de nouveau vers sa fille :

— Nous avons fait assez de concessions et avec ce qu'il s'est passé pour le Linéage Vulcae, la Terre d'Urca est devenue trop instable. Cela laisse la voie aux pillages et aux exactions. Tu sais très bien que les grandes familles Chloridiae jouent un rôle central pour le maintien de l'harmonie sur nos terres, et nous devons la préserver. Ce sera à l'un de tes enfants de reprendre la gestion de la propriété et de faire la médiation dans la partie sud du pays, mais pour cela il est bien évident qu'il nous faut des héritiers. Tu te dois de faire ton devoir et de servir notre Linéage !

Lelyâh a rarement vu Lord Olmo user d'un ton aussi sévère. Aucune négociation ne sera plus possible, elle est profondément peinée pour son amie. La soigneuse tourne la tête lorsqu'elle entend une chaise racler le sol, pour découvrir Diane se lever, le rouge aux joues et les yeux lançant des éclairs. Puis elle quitte la pièce avec précipitation.

Lelyâh se sent très mal à l'aise. Elle a l'impression d'être de trop, ce qui est vrai d'une certaine manière. La soigneuse opte pour la politesse en terminant de manger avec ses bienfaiteurs, dans un calme olympien. Lorsqu'elle a terminé, la jeune femme monte directement vers la chambre de son amie. Elle toque mais n'obtient pas de réponse et la porte reste fermée à clé.

— Pourquoi tu viens la voir et pas moi ? demande la petite fille.

Combien de fois va-t-elle encore l'entendre ainsi s'imiscer dans son esprit ? Lelyâh a l'impression de partager sa tête avec elle depuis trop longtemps, ce qui est épuisant.

— Ma chérie, laisse ta soeur tranquille, tu vois bien qu'elle est occupée, répond la voix féminine.

— Mais, maman, pourquoi elle ne vient pas avec moi ? Je serai sage, je ne la dérangerai pas, alors pourquoi ? insiste la fillette.

Lelyâh sent un mal-être l'envelopper. Elle chancèle légèrement. Avant que les délires ne la submergent, elle se dirige vers sa chambre.

— Lelyâh, dépêche-toi ! assène la voix d'homme.

Le couloir devient flou et les murs semblent se mouvoir. Lelyâh a des difficultés à garder l'équilibre, la sans-mémoire s'aide de sa main pour se guider le long des cloisons. Elle transpire de plus en plus, des gouttes perlent de son front laissant une traînée humide sur son passage. Lorsqu'elle arrive à sa chambre, la jeune femme a l'impression d'avoir fait un effort physique intense. Elle avance jusqu'à son lit aussi rapidement que le lui permet sa condition, puis s'écroule. Elle entend alors le serpent lui sussurer : Tu vois bien qu'elle ne veut pas de toi. Tu ne peux même pas aider ton amie. Je t'avais dit qu'elle finirait par te tourner le dos. Tu aurais dû m'écouter. Pars avant qu'il ne soit trop tard. Pars !

Lelyâh a envie de pleurer, mais aucune larme ne parvient à couler. Elle voudrait crier, mais aucun son ne sort de sa gorge. Elle voudrait taper, mais son corps a perdu toute vitalité. Elle ne peut que rester recroquevillée, assaillie tour à tour par les voix puis par le monstre d'ébène.

La jeune femme finit par s'endormir ainsi, d'un sommeil tourmenté.

Épuisée, elle se réveille à une heure avancée de la matinée. Son esprit est calme ce qui est déjà une nette amélioration par rapport à la veille. La jeune femme décide de retourner voir Diane. Lorsqu'elle arrive, l'agitation règne dans la chambre de son amie. La mère de Diane entre avec empressement dans la chambre, pour en ressortir quelques instants après les mains chargées d'échantillons de tissu. Lelyâh entre à son tour et découvre son amie sur un piédestal avec une femme, l'épingle à la bouche, en train de piquer des aiguilles dans la robe portée par la fille du Lord. Une autre dame propose des coiffes afin de parfaire la tenue. La teinte vermeille du vêtement met en valeur la chevelure blond vénitien de Diane et son teint pâle. Elle est respendissante ! Mais son amie semble absente, indifférente à ce qu'elle revêt ou à ce qu'il se passe autour d'elle. Elle hoche docilement de la tête à chaque chapeau présenté. Diane semble avoir rendu les armes. Son attitude exaspère la vendeuse, qui finit par dire :

— Nous allons attendre le retour de votre mère.

Lelyâh sentant qu'il est préférable de partir, prend la direction de la salle à manger pour déguster son petit-déjeuner. Elle se rend ensuite à l'écurie, faire le tour des chevaux et vérifier l'état de la jument prête à mettre bas. Lorsqu'elle ouvre le box, la femelle a un mouvement de recul. Lelyâh est abasourdie et reste un moment interdite. Pourquoi une telle réaction ? La soigneuse ne peut pas mettre l'attitude de la bête sur ses angoisses grandissantes puisque cela fait déjà de nombreux solaris que son mal-être dure. Pourquoi ce mouvement de repli ? Aujourd'hui ? La jeune femme finit par en déduire qu'il s'agit d'un réflexe de protection provoqué par la mise bas imminente. Cela lui paraît tout de même étrange, puisqu'elle a déjà aidé plusieurs juments depuis son arrivée et aucune n'a jamais réagi ainsi. Peinée, mais pragmatique, elle décide qu'il vaut mieux laisser l'animal tranquille plutôt que de la mettre en situation de stress. Je t'ai dit de partir. Tu n'as plus ta place ici. Diane va se marier, les animaux ne veulent plus de toi. Tu seras bientôt renvoyée ; une soigneuse qui ne soigne plus n'a aucune d'utilité. Autant partir avant d'être officiellement rejetée !

— Lelyâh, tu viens jouer avec moi ? Je m'ennuie... dit la fillette d'une voix triste.

Lelyâh se prend la tête entre les mains. Ceux qui lui apportent d'ordinaire du réconfort la rejettent. Et ces voix qui se multiplient dans sa tête. Tout cela devient insupportable ! Au bord du désespoir, la sans-mémoire se met à courir en direction de la forêt.

— Ils approchent, cache-toi ! crie l'homme à son oreille.

— On fait la course ? propose la fillette.

Lelyâh accélère. Son coeur bat avec plus de force, accélérant ses pulsations. Elle doit maintenant respirer par la bouche.

— Je dois te mettre en sécurité, fais ce que je te dis ! poursuit la voix masculine avec un empressement mêlé d'anxiété.

— Je vais te rattraper ! Hahaha ! lance la voix fluette en rigolant.

Sa gorge est en feu. Elle court. Ses mollets se font douloureux. Elle court. Ses habits sont moites de sueur. Elle court. Pour oublier. Elle court, comme si cet élan pouvait former un rempart contre ceux qui l'empêchent de jouir du moindre moment d'intimité. Elle court. Pour tenter d'occuper son esprit qui déraisonne. Elle court. Pour fuir ces voix qui s'imposent à elle et lui font perdre pied avec la réalité.

Elle est si vulnérable en cet instant. Et personne vers qui se tourner pour faire refluer le flot de paroles. Pas même les chants de Saëlle pour apaiser ses maux.

Lelyâh finit par trébucher, s'étale de tout son long sur le sol. Le choc lui coupe la respiration.La sans-mémoire a l'impression de suffoquer, jusqu'à ce qu'une goulée d'air se fraie un chemin. Puis une autre. Sa respiration est rapide, sifflante, irrégulière. Avec difficulté, la jeune femme se met à quatre pattes avant de s'asseoir. Elle cherche à se calmer quand elle entend murmurer : Quand vas-tu regarder la réalité en face ? Arrête de te bercer d'illusions.

Le serpent ne la lâche pas. Lelyâh se met à pleurer. Elle est un vide béant, la jeune femme a en elle un véritable trou noir qui l'aspire toute entière. Elle pose sa tête sur ses genoux et les enserrent avec ses bras en se berçant, par simple réflexe. Son cou est trempé de larmes, tout comme ses habits qui reçoivent en continu de nouvelles gouttes de tristesse. Elle ne veut pas se faire aspirer mais ne voit pas comment échapper à cette attraction qu'exerce le serpent. Peut-être qu'en se laissant aller, elle ne ressentira plus rien et que tout cela cessera... Peut-être est-ce la seule voie de sortie...

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