Chapitre 1.2 - LELYÂH - Le réveil

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Lelyâh se sent seule, perdue tel un nourrisson à peine sorti du ventre de sa mère. Au regard désorienté et inquiet qui lui fait face, le conducteur se sent mal à l’aise. Il ne connait pas ce village. Comment une étrangère sera-t-elle accueillie ? Surtout que sa tenue éveillera sûrement la méfiance, on n'aime pas trop les étrangers par ici. Il fait signe à son plassidia d’avancer.

L’homme ne peut s’empêcher de jeter des coups d'oeil en arrière. Il la voit triturer ses doigts, le regard empli de peur, les jambes tremblantes. La pauvre enfant n'a pas l'air bien en point. L'aideront-ils à se rétablir ? Sa femme et lui ont souvent accueillis des égarés pour leur permettre de se remettre sur pieds. Mais souvent, les gens sont réticents devant une bouche à nourrir et le temps à passer pour soigner les blessures du corps ou de l'âme.

Il souffle, puis fait signe à sa bête de revenir sur ses pas.

— Un peu de compagnie me serait agréable. C’est qu’on devient un vrai ours à force de voyager seul ! Veux-tu m’accompagner ?

Elle hésite.

— Bien sûr, ce ne sera pas gratuit ! Tu t’occuperas de ma bête et de la cueillette des herbes médicinales que je dois rapporter à la maison.

Est-ce une bonne idée de s’éloigner davantage de l’endroit où elle a repris connaissance ? Trop désorientée pour avoir les idées claires, Lelyâh n'a pas pris le temps d'y réfléchir sur le coup. Elle peut encore revenir en arrière, mais comment faire si elle traverse la moitié du pays ? En même temps, si on la cherchait, on l’aurait déjà retrouvée, non ? Et rester seule ici la terrorise. Cet homme l’a aidée, autant le suivre pour le moment. Le temps que ses souvenirs reviennent.

En espérant que ces derniers refassent surface !

Lelyâh répond timidement :

— D’accord.

— Allez, monte !

La sans-mémoire va pour s’installer ce qui engendre un nouvel élancement au niveau des côtes, lorsque l’homme lui lance :

— N’oublie pas tes affaires !

La jeune femme jette un oeil sur son arc et son carquois, posés par terre. Elle n'y pensait plus. Son bienfaiteur lui fait signe de venir s’asseoir à côté de lui.

— Tu ne te rappelles vraiment de rien ? insiste-il, interloqué.

— Si, mon nom et mon âge.

— Rien d’autre ? Ma pauvre, tu dois te sentir vraiment perdue.

Le regard de la jeune femme se voile de tristesse. Elle fixe le marche-pied, les mains jouant nerveusement sur ses cuisses.

— Comment savez-vous que je ne suis pas d’ici ? finit-elle par oser demander.

— Tes vêtements sont très étranges, je n’ai jamais vu une tenue comme ça, par ici. Une tunique longue d’une matière aussi soyeuse et la coupe de ce pantalon noir. Même ta cape, ce type de mailles épaisses, jamais vu ! Sans parler de tes bottes, ajoute-t-il en passant sa main sur l’une d’entre elles, le cuir est trop souple, je ne vois pas avec quelle peau ça a pu être fabriqué.

— En avez-vous déjà vu quelque part alors ? demande-t-elle avec une lueur d’espoir dans les yeux.

— Mmmh, non. Mais je ne voyage que du nord au sud des Terres d'Osany. Désolé de ne pouvoir t’en dire plus. Je ne t'ai même pas demandé ton nom, comment tu t’appelles ?

La jeune femme tente de cacher sa déception. Elle se force à rester concentrée sur le présent pour ne pas se faire dévorer par l’angoisse de ce vide.

— Lelyâh. Et vous ?

— Hékos.

Au bout de deux heures de route passées dans un silence monacal, Lelyâh tangue de fatigue. La jeune femme essaie toujours de solliciter, en vain, sa mémoire. De son côté, Hékos a senti qu'elle préférait être tranquille. Elle essaie du mieux qu’elle peut de se maintenir sur le petit banc pour ne pas tomber, entre l'épuisement et les décharges électriques provoquées par le cahotement de la route. Soudain, Lelyâh glisse à demi sur son bienfaiteur. Hékos se tourne vers elle et s'exclame :

— Mais dites-donc, tu es encore plus blanche qu'avant !

Lelyâh ne répond rien, prise de vertiges. La carriole s’immobilise et Hékos s’éloigne. Il s’affaire à l’arrière puis revient vers elle pour la faire descendre.

— Viens on va manger. On va voir si ça te permet de te sentir mieux.

Près de la route, Hékos déplie une grande couverture indigo qu'il pose sur un tapis de petites feuilles touffues formant un matelas moelleux. Il a pris soin d'attacher son plassidia un peu plus loin pour qu'il puisse brouter à l'ombre d'un arbre. L'homme lui interdit d'aider tant qu'elle n'a pas repris des couleurs. Il sort un pain noir dont il coupe deux épaisses tranches accompagnées de fromage de capra. Lorsqu'elle avale la première bouchée, Lelyâh a le sentiment d'avoir déjà goûté quelque chose de similaire mais, malgré ses efforts et son envie, elle n'arrive à percevoir ni où, ni comment.

Seule la saveur éveille en elle une émotion de nostalgie. Elle y trouve quelque réconfort malgré la tristesse d'être de nouveau confrontée à ce vide.

En guise de dessert, Hékos lui tend quelques baies séchées au goût acidulé qu'elle laisse reposer quelques instants sur sa langue pour en savourer tous les délices. Leur goût ne fait rien remonter à la surface, elle profite donc de la découverte culinaire avec plaisir.

— Tu as l’air un peu mieux mais tu es encore très pâle. Je t’ai installé une couverture à l’arrière. Allonge-toi un peu.

Lelyâh est soulagée, plus d'efforts éreintants afin de se maintenir assise. Malgré la douleur sourde, elle sombre presque aussitôt dans un sommeil agité par les soubresauts du véhicule et des cauchemars dont elle ne se rappelle rien, mais qui la laissent couverte de sueur.

Le soir, Hékos la réveille pour s’occuper du plassidia ; ils sont arrivés dans un petit bourg où l'herboriste a pris une chambre dans une auberge en périphérie.

Lelyâh n'ose pas lui avouer qu'elle est blessée, peut-être finirait-elle seule s'il prend conscience de son inutilité. Elle prend donc sur elle alors qu'il lui explique quoi faire avec le plassidia, pendant qu’il monte dans la chambre qu’il a louée pour la nuit et s’occupe de ses plantes à faire sécher. La bête est particulièrement docile, Lelyâh a l’impression que l'animal comprend ses attentes. Elle en oublie presque ses côtes douloureuses.

La sans-mémoire passe d'abord un chiffon sur la peau lisse et épaisse de l'animal pour enlever les saletés du voyage. Ensuite, la jeune femme effleure l'une de ses grosses pattes qu'il soulève dans l'instant. Elle décrotte le sabot puis procède de même avec les autres membres. Lelyâh trempe un tissu dans de l'eau fraîche et décolle en douceur la saleté incrustée autour de ses yeux. L'animal mugit doucement de contentement. Lelyâh finit par les seaux de nourriture et d'eau qu'elle pose au fond de son box alors qu'il la bouscule gentiment cherchant une caresse.

Malgré le plaisir ressenti à soigner la bête, une fois sa tâche terminée, Lelyâh est de nouveau épuisée. Hékos l'appelle pour dîner à l’auberge. Les petites galettes garnies de légumes et d’épices ravissent les papilles de la jeune femme et lui redonnent un peu de force.

— Dis Lelyâh, tu veux bien me faire goûter ? supplie la fillette.

Lelyâh sursaute, provoquant une vive décharge au niveau de son hématome. Encore cette hallucination ! Certainement la fatigue. Pourtant la voix semble si réelle.

— Est-ce que ça va ? s'inquiète Hékos.

— Un bruit au dehors m’a surprise.

La sans-mémoire ne veut pas passer pour une folle qui entend des voix sorties d'on ne sait où. Elle reprend :

— Pouvez-vous m’indiquer où nous sommes ?

— A Carbert's.

Devant le visage inexpressif de la jeune femme, il se rappelle soudain qu'elle n'a plus de souvenirs :

— Excuse-moi, je vais chercher ma carte dans la chambre et je reviens.

Une fois redescendu, il déroule un long papier bruni par le temps :

— Je t’ai trouvée ici, au nord du grand lac Néréa. Moi, je vis au sud, dans un petit village près du domaine d’Olmo.

— Que faisiez-vous si loin de chez vous, ose-t-elle demander.

— Il y a près du fleuve des herbes particulièrement efficaces contre certaines infections, et on ne les trouve qu’ici. Je viens deux fois par solemnum pour me réapprovisionner.

— Le vendeur ne peut pas vous les envoyer directement ?

Hékos sourit, l’air amusé.

— Je ne vais pas dans une boutique. Je veux être sûr de la qualité de mes plantes. Je fais la cueillette moi-même. Avec mon don d’Essence, je peux facilement trouver les meilleurs végétaux.

— C’est quoi l’Essence ?

— Tu as aussi oublié ?

— Je crois bien, désolée, répond-elle en se grattant le cou, gênée.

— C’est une source de pouvoir qui nous aide au quotidien. Chez les Chloridiae, les gens qui habitent ici en Terres d'Osany, nous pouvons agir sur les végétaux. Tu as les Chloridiae agriculteurs qui peuvent faciliter la croissance ou la destruction de plantes, les Chloridiae bâtisseurs qui peuvent créer des constructions végétales, notamment la majeure partie de nos habitations. Et tu as ceux, moins nombreux, qui peuvent identifier intuitivement les plantes et leurs vertus, et les endroits où les trouver. Nous sommes les Chloridiae botanistes.

— Tous les Chloridiae botanistes sont herboristes ?

— Non, nous choisissons librement notre métier. La puissance de mon don est assez rare, j’ai donc voulu le mettre au service des autres.

— C’est un beau métier, je trouve.

Hékos la regarde avec un sourire chaleureux. La discussion se poursuit, centrée sur les plantes et les remèdes. Lelyâh montre de l’intérêt et l’herboriste est intarissable sur le sujet. Puis, d'un coup, la douleur s'intensifie. Lelyâh n'arrive pas à penser à autre chose qu'à cette présence brûlant dans sa poitrine. On dirait qu'un être malveillant à allumer un feu qui soudain s'embrase. La jeune femme perd le fil de la discussion. Devant son air fiévreux, l'herboriste s'arrête :

— Ça va ?

— Oui, je...

Nouvelle vague de souffrance. Lelyâh se crispe de douleur.

— Hey, qu'est-ce qui se passe ?

— J'ai un gros hématome à la poitrine.

— Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus...

Sa phrase reste en suspens. Lelyâh tangue et manque tomber à terre. Il l'aide à monter les marches puis l'allonge sur le lit, lui intimant d'enlever sa tunique. La jeune femme est trop focalisée sur sa douleur pour être sur la défensive. Elle obtempère. Hékos tâte sa peau avec délicatesse. D'un oeil expert, il évalue les dégâts. Puis il fouille dans une sacoche pour en ressortir un petit pot de métal et des bandes. Il étale avec douceur un onguent sur toute la surface de l'hématome puis utilise la bande pour maintenir le cataplasme. Lelyâh sent une bouffée d'air frais se répandre dans sa poitrine et lever le voile oppressant de la douleur. Cette dernière n'est plus qu'un léger ronronnement en toile de fond.

Malgré ses protestations, Hékos oblige Lelyâh à dormir dans le lit tandis qu'il passera la nuit dans le lit de camp que l'aubergiste lui a loué.

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