Chapitre 10 - BASTUS - Ténèbres

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Bastus se réveille dans un épais brouillard. Il se sent nauséeux. Un mal de crâne pulse au moindre de ses mouvements, telle une lame pénétrant son crâne pour le transpercer. Une blanche luminosité agresse sa rétine, le jeune homme peine à retrouver la vue. Il reste longtemps immobile, désorienté, avant de pouvoir distinguer ce qui l'entoure ; à la brise apaisante, le prince sait que la fenêtre est grande ouverte. Il est allongé sur un lit, le buste redressé pour mieux distinguer ce qu'il y a autour de lui. Les draps sont défaits et jonchés de vêtements sans doute jetés à la volée. Sa bouche est pâteuse et son haleine chargée d'effluves d'alcool. Il entend vaguement des pas se rapprocher, puis une voix assourdissante retentit :

— Ah, te voilà, je t'ai cherché dans tout le palais ! Dépêche-toi si tu ne veux pas avoir Kartos sur le dos !

Bastus ne comprend rien, trop cahoté sous l'onde déchirant son cerveau encore trop engourdi. Devant l'absence de réaction, son interlocuteur s'approche et le secoue doucement. Sous la douleur, Bastus laisse échapper un râle.

L'homme le lâche et reprend :

— Tu t'es encore mis dans un sale état. Bon, je vais demander à ce qu'on t'apporte quelques tasses de guillermo et un cachet. Tu dois avoir une sacrée migraine ! Il va falloir que tu diminues l'alcool et vite ! Tu vas y laisser la santé.

Pour toute réponse, Bastus n'émet que quelques grognements caverneux.

Il a reconnu Teïos dont les pas s'éloignent. Le son cristallin de l'eau tinte doucement dans la pièce avoisinante avant que le bruit de pas ne se rapproche à nouveau :

— Tiens, des habits propres. Je t'ai laissé un bac sur la table au bout de ton lit. Quand tu te seras rafraîchi et que tu auras pris le remontant que je vais demander aux cuisines, rejoins-moi dans la salle d'entrainement.

— B...i...en..., s'entend-il articuler.

À peine la foulée rapide de Teïos a-t-elle fini de résonner dans le couloir qu'un flash s'impose violemment à son esprit. Il revit ce moment avec autant de force et d'intensité qu'au premier solaris :

La capitale vient juste de tomber. Bastus vient de mener l'attaque à l'Est de la ville et se dirige maintenant vers le palais pour rejoindre le gros des moraïs. Des cadavres jonchent les rues, provoquent des ruissellements d'un rouge vif dans les caniveaux et le long des trottoirs. Des soldats ont commencé à prélever ce qu'il estiment être leur dû ; ils pillent, dévalisent, saccagent. Lorsque le prince tourne à l'angle d'une ruelle, il butte presque sur deux soldats. L'un d'eux rit à gorge déployée, le visage satisfait tandis que son compère, le pantalon baissé en bas des jambes, pénètre brutalement une jeune femme. Cette dernière a la voix brisée, sans doute à force d'avoir hurlé en vain. Le violeur la tient fermement par sa chevelure blonde qui recouvre entièrement son visage. Soudain, il l'aperçoit de façon fugace. Ses traits ne laissent aucun doute sur son âge, elle ne doit pas avoir plus de douze ou treize solemnum. Un râle rauque sort de la gorge de l'homme au moment où ce dernier lâche les cheveux de l'adolescente, laissant sa tête percuter violemment le sol. Du sang s'écoule avec lenteur le long de sa tête pour créer une petit rigole qui court jusqu'aux pieds de son acolyte. Elle respire à peine, le visage inondé de larmes.

La vision prend fin aussi brutalement qu'elle est apparue et laisse Bastus hagard, le souffle court. Le prince cherche à tâtons la bouteille, elle ne doit pas être loin de son lit. C'est le seul moyen de repousser cette souffrance intensément sourde ; il lui faut boire quelques gorgées pour apaiser le vide immense qui l'aspire tel un trou noir. Ne trouvant pas la bouteille salvatrice, il grogne plusieurs fois, puis pousse un cri rageur faisant voler le verre vide ramassé au passage. Celui-ci se brise et projette de multiples éclats dans toute la pièce. L'un d'eux lui effleure le visage mais Bastus ne semble pas le remarquer.

Son repas de la veille demande à sortir d'un coup de son corps. Le prince a juste le temps de se pencher de côté pour le restituer au pied du lit. Quelques éclaboussures maculent les draps. Il se lève, tel un automate, chaque pas lui provoque de violents élancements, il plonge ses mains dans l'eau tiède du bac pour s'en asperger le visage. Nouveau spasme. Le jeune homme passe de l'eau sur son torse et ses bras, aussi vite que le lui permet son état.

Lorsqu'il a terminé, une servante entre chargée d'un plateau. Elle le pose à gestes empressés, à côté de la bassine. Bastus n'arrive même pas à émettre le moindre son pour la remercier. Il prend le cachet et l'avale à sec. Cela lui fait d'autant plus ressentir le manque d'alcool qui aurait aidé à faire descendre le comprimé. Le prince attrape ensuite une tasse de guillermo fumante, il la boit à petites gorgées, son estomac toujours sensible ne lui permet pas d'aller plus vite.

Par précaution, Bastus s'assoit alors sur le lit pour passer une chemise, la première qu'il trouve à portée de mains. Il l'enfile puis avale une deuxième tasse. Il n'a aucune idée du temps qui s'écoule avant qu'il ne soit capable de tenir assez solidement sur ses jambes pour sortir. À peine le seuil franchi, il fait demi-tour pour prendre son épée puis repart ensuite vers la salle d'entrainement à pas traînants.

Cela va faire bientôt cinq solemnum que la Terre d'Urca a plié sous le joug de l'envahisseur. Il n'existe pas d'autres termes pour qualifier son propre Linéage. Au bout du compte, il avait eu raison, aucune armée n'était massée derrière la frontière attendant d'envahir les Animae. Seuls des soldats pris de court avaient fait face à cette invasion éclair. Cela avait mené la Contrée Cybeline à la victoire en quelques dizaines de solaris. La Suprême Polémarque avait aussitôt installé Kartos à la tête du pays sous la protection et l'autorité de la couronne Animae. Le peuple Vulcae avait été pillé, massacré, torturé pour ployer sous le joug ennemi. Il avait fallu de nombreux solaris pour enterrer les morts et nettoyer les ravages de la guerre. Sans parler des récoltes perdues, brûlées par son propre peuple. Lorsqu'il avait enfin retrouvé ses amis, ils avaient été atterrés devant l'étendue des massacres. Cela avait été difficile pour tous mais ses compagnons avaient remonté la pente petit à petit, alors que lui était resté bloqué dans ses visions du passé.

Ces dernières le hantent encore à chaque instant. Bastus ne compte plus les nuits où il se réveille, parfois plusieurs fois d'affilée, en nage, le coeur battant et les yeux exorbités par des cauchemars de ces solaris sombres. Il ne s'était jamais posé la question de son statut de guerrier auparavant, son chemin étant une évidence toute tracée, mais cette invasion avait radicalement changé sa vision : ils n'étaient tous que des brutes, des barbares jouissant du pouvoir imposé à de plus faibles. Il avait tenté de soulager ses tourments auprès des femmes mais cela avait empiré sa souffrance. Seul l'alcool arrivait à amoindrir sa peine et parfois même à stopper pour quelques heures son supplice.

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