Chapitre 4 - Le Troquet des parieurs
Irotia, vieux quartier industriel de la Ruche, 12 septembre 3224.
Le Troquet des Parieurs était tristement célèbre dans toute la ville et bien connu des forces de l’ordre. Beaucoup disaient que les mafieux y engageaient leurs tueurs et leurs gros bras, mais rien n’avait été prouvé. En apparence, ce n’était qu’un bar miteux du quartier industriel coincé entre un night-club et l'atelier moribond d'un technicien mécanaute. On y servait une bière fade et des rations alimentaires douteuses dont les prix n’avaient pourtant rien à envier aux stations les plus en vogue de la capitale. La plupart des riverains évitaient ce bouge comme la peste, mais c’était précisément sa réputation de coupe-gorge qui avait attiré le mercenaire ici.
Park franchit la porte en pestant et ôta son pardessus dégoulinant de pluie. Le temps s’était gâté en début d’après-midi, rappelant aux Irotiens que l’automne n’était plus très loin. De toutes les choses que Feris avait abandonnées en quittant cette planète, la météo était celle qu’il regrettait le moins. L’essentiel de l’année se résumait à une alternance de sécheresses et de temps particulièrement pluvieux. Depuis son retour sur Irotia, un voile gris et humide pesait en permanence sur la métropole, assombrissant son humeur déjà maussade.
Cela faisait des heures qu’il parcourait la Ruche sous ce foutu déluge.
Avec son équipe, ils avaient décidé de quadriller le périmètre : des quais de la Palatine aux entrepôts désaffectés, ils interrogeaient tous les passants à la recherche d’un témoin du triple meurtre, ou de quiconque aurait croisé la route de l’enquêteur assassiné par la Mort Rouge. Un travail de fourmi, minutieux et ingrat, qui jusqu’à présent ne lui avait apporté que des ampoules aux pieds et un risque de pneumonie. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher et le mercenaire était éreinté. Le Troquet des Parieurs serait sa dernière tentative de la journée.
Il n’y avait pas beaucoup de monde ce soir-là dans le vieux bar. Deux ou trois ouvriers étaient occupés à une partie de dés près du comptoir et un ancien lisait le journal électronique dans un recoin sombre. Des baffles régurgitaient dans la pièce les tonalités déformées d’une musique composée par une intelligence artificielle. Park alla jusqu’au comptoir et commanda une boisson au hasard. Le serveur lui mit sous le nez un cocktail d'une qualité douteuse et Feris paya le quart de toscain demandé. L’IA qui gérait la sono se tut pendant qu’il sirotait son verre et reprit de plus belle avec une autre chanson. Alors qu’elle entamait son titre sur un riff de guitare électrique, Feris se rapprocha du vieil homme solitaire et lui tapota l’épaule.
« Je vous offre un verre ? proposa-t-il pour entamer la conversation.
Le visage du poivrot s’éclaira, signe qu’il venait de marquer des points.
– Ma foi, ce n’est pas d’refus ! Ça m’f’rait plaisir d’avoir un peu d’compagnie, je commençais à moisir tout seul dans ce bistrot. »
Il fit signe au mercenaire de s’asseoir et héla le serveur pour passer commande. En arrière-plan, l’IA cessa son vacarme pour laisser place à la nouvelle chanteuse à succès du moment, Lula Kyle. L’air de Vide Sidéral emplit bientôt l’espace de son ambiance pop-rock endiablée.
« Avez-vous déjà vu cet homme ? questionna Feris pour la millième fois de la journée en sortant son terminal.
Le vieillard prit le temps de loucher sur la photo de l'enquêteur avant de secouer la tête de gauche à droite. En revanche, lorsqu’il aperçut ses gardes du corps, son regard vitreux s’éclaira.
– Ce gars-là, je l'connais ! s'exclama-t-il en pointant celui de droite. Il a renversé ma bière l’aut’jour, y s’est même pas excusé. Maint’nant qu’j’y pense, p’tet bien qu’il était v’nu avec les deux autres.
– Est-ce que vous savez ce qu’ils venaient faire ici ?
– Aucune idée. Mais vot’ type là, celui de la première photo. Il posait plein d’questions. Il a dû agacer le patron, parce qu’il l’a flanqué dehors. »
Il vida d’un trait le reste de son verre et en commanda un deuxième. Une dispute éclata entre les joueurs de dés qui en vinrent aux mains : ils brisèrent une table et une chaise. Un automate vigile les sépara et ils furent expulsés sans ménagement. La sono lâchait à présent les couplets de Cogne-moi, un tube de 3211 qui avait fait un carton. Park esquissa un rictus satisfait. Il tenait enfin sa première piste dans cette affaire.
À cet instant, la porte du troquet s’ouvrit brusquement et une femme entra. Elle pouvait avoir la cinquantaine, était vêtue de rouge de la tête aux pieds et semblait d’humeur massacrante. La pluie dégoulinait de ses longs cheveux blonds qui encadraient un visage taillé à la serpe. Intrigué, le mercenaire l’observa avec attention. Il ne la connaissait pas mais sa démarche, sa silhouette et son assurance lui donnaient une impression de déjà-vu. Son instinct lui hurlait de se méfier d’elle. La crosse d’une arme à feu dépassait de sa ceinture, ce qui accentua son malaise. Elle n’était pas venue pour vider une pinte.
« Excusez-moi. »
Feris abandonna le vieillard pour se rapprocher de l’inconnue. Celle-ci traversa la salle et se dirigea vers le comptoir. D’un bond souple, elle passa de l’autre côté et empoigna le serveur par le col de sa chemise crasseuse. Park se glissa discrètement jusqu’à une table non loin pour entendre ce qui allait se dire. Heureusement pour lui, la playlist choisit à cet instant de diffuser de la musique classique ; les tonalités du violon et du synthé ne masquaient pas la voix de la femme en colère.
« Ludo Willys. Appelle-le. »
Le serveur bredouilla quelque-chose d’incohérent qui ne parut pas satisfaire l’inconnue. Elle le gifla à deux reprises, dégaina son revolver et pointa le canon de l’arme entre ses yeux. Un automate fit mine de s’approcher mais l’homme lui ordonna de rester à distance.
« Dernière chance, mon joli. Soit tu appelles ton copain Ludo, soit ta mère aura du mal à reconnaître ton cadavre. Compris ? »
Le serveur déglutit et acquiesça. La femme le libéra et il rajusta son col en reprenant sa respiration. Il appuya sur un bouton dissimulé derrière une bouteille de Qintana et un pan de mur s’écarta. La furie s’y engouffra sans un remerciement. Park repoussa sa chaise et se précipita derrière elle. Il arriva juste à temps pour coincer le mécanisme avec le bout de sa chaussure. Le barman médusé ne fit même pas mine de l’en empêcher. Il s’y glissa sans bruit et le passage dérobé se referma.
Il se trouvait à présent dans un couloir étroit sur un sol de dalles rongées par la moisissure. De l’eau suintait du plafond et s’écoulait en formant de petites flaques. Non loin de là un escalier descendait vers le sous-sol, éclairé par une lueur tremblotante. Un bruit sourd attira son attention en bas, mais aucune trace de l’inconnue nulle part.
« Eh bien Feris, ça ne te réussit pas de courir après les filles », ironisa-t-il.
Il traversa le couloir sur la pointe des pieds en évitant les flaques. Un rat émergea d’un trou dans le mur et trottina à ses côtés avant de disparaître. Arrivé en bas de l’escalier, il repéra un homme avachi contre le mur. Un semi-automatique gisait sur le sol à côté de l’individu. Le mercenaire, pris d’un mauvais pressentiment, dégaina son arme et s’approcha à pas mesurés. Du bout de sa rangers, il tapota la joue de l’homme inconscient. Pas de réaction. Park s’empara de son fusil, vida l’ensemble des munitions dans l’une de ses poches et balança l’engin un peu plus loin. C’est alors qu’il repéra dans son cou le début d’un tatouage qu’il connaissait bien. Oubliant toute prudence, il souleva le corps inerte et lui retira sa veste et le polo taché qu’il trouva dessous. L’homme n’avait plus de pouls. Son agresseur l’avait attaqué par surprise en lui broyant la trachée. Ensuite, sa tête avait brutalement rencontré le mur, comme en témoignait la tache de sang frais à l’arrière du crâne et les cheveux restés collés sur la cloison. Mais qui l’avait tué ? Cette mystérieuse femme en rouge ?
Intrigué, il reprit sa fouille rapide. Rien dans les poches de l’inconnu, à part une boîte contenant de la poudre de brumande. Feris se hâta de la vider dans une flaque. Cette saloperie était dix fois plus addictive que de la cocaïne. À l’intérieur de la veste, il découvrit la puce d’identité électronique du malfrat. Impossible de la déchiffrer sur place : le mercenaire la glissa dans son manteau. Il n’avait pas besoin de connaître le nom de ce vaurien pour savoir à quel groupe il appartenait. Le long tatouage qui serpentait dans son dos était éloquent.
La Murcia.
Park réprima un frisson d’angoisse. De toutes les familles criminelles qui gangrénaient les cités impériales, c’était de loin la plus dangereuse. Trafic d’armes, prostitution d’enfants, exécutions publiques et meurtres de masse : rien ne rebutait ces salopards. À chaque fois que Feris et ses baltringues éradiquaient une branche de la Murcia, deux autres poussaient comme les têtes d’une hydre monstrueuse. Si le padrón de cette organisation faisait affaire avec Ludo Willys, cela n’augurait rien de bon. Tout en gardant un œil sur les extrêmités du couloir, il attrapa son cellulaire pour contacter son équipe.
« Arund ? C’est Feris. Je suis dans le sous-sol d’un bistrot, le Troquet des Parieurs. Un type de la Murcia a été refroidi ici. Je vais sûrement avoir besoin de renforts, alors ne traînez pas. »
Il coupa la communication et repensa à l’inconnue du bar. Il fallait une sacrée dose d’inconscience pour pénétrer seule dans un repaire de mafieux armés jusqu’aux dents. Et pourtant, il se dégageait d’elle une aura menaçante qui tirait dans son esprit un signal d’alarme. Feris était persuadé de l’avoir déjà rencontrée. Le timbre de sa voix, la rage qui transpirait d’elle… Quelque chose ne collait pas avec son allure de femme mûre. Son tempérament trahissait la fougue de la jeunesse, quant à son regard…
Le mercenaire se figea.
Son regard.
Maintenant qu’il comprenait, ça le frappait comme une évidence. Cette haine dévorante, c’était celle qui brûlait dans les pupilles d’Oni Keltien lorsqu’elle l’accusait d’avoir détruit la vie de son père. Sa démarche, sa posture, sa façon de plisser le front quand elle était en colère : absolument tout dans le comportement de cette femme lui hurlait qu’il s’agissait de la fille de Maz. Mais que venait-elle faire dans un endroit pareil, et pourquoi grimer son visage ? Est-ce qu’elle bossait en infiltration pour la police irotienne ? Ce genre de trucs, c’était bon pour les films d’espionnage. Elle ne pouvait pas non plus être là sur ordre de son père. Maz n’aurait jamais mis sa fille chérie en danger.
Perplexe, le mercenaire rangea son terminal et reprit sa progression. Il s’attendait à déboucher dans la cave du bistrot ou dans une salle de jeu clandestine, mais se retrouva dans un second couloir encore plus sinistre que le précédent. Une inscription sur un mur le renseigna sur la véritable nature des lieux. Il se déplaçait dans les tunnels des vieux abris antiatomiques de l’armée. De toute évidence, Willys avait pris le contrôle de ce réseau abandonné et s’en servait pour faire de la contrebande. La lumière tremblante qu’il avait aperçue provenait de plafonniers malades, dont l’éclairage timide rappelait celui des chambres stériles dans les hôpitaux. L’écho des talons d’Oni parvint à ses oreilles et il pressa le pas pour ne pas se faire distancer. Cet endroit était un véritable labyrinthe sans le moindre indice pour se repérer. Par prudence, Feris activa son émetteur et laissa une balise à chaque intersection pour que ses baltringues puissent le suivre.
Au cinquième embranchement, il trouva deux autres cadavres qui portaient eux aussi la marque de la Murcia sur la peau. Cette fois, ils avaient été abattus d’un coup de couteau dans la carotide. La quantité de sang par terre lui indiqua qu’ils venaient de trépasser. Plus de doute possible : la fille de Maz éliminait les hommes de la pègre. Mais pour qui travaillait-elle ? Se pouvait-il qu’Oni Keltien soit mêlée à cette sombre affaire ?
Le tunnel s’acheva sur une volée de marches qui remontaient vers la surface. Au sommet, Park souleva une lourde trappe et déboucha dans la cour d’une usine désaffectée. L’endroit paraissait abandonné depuis longtemps, comme en témoignaient les herbes folles qui envahissaient les lieux. Pourtant, la végétation était aplatie autour de l’aire d’atterrissage, ce qui prouvait que des vaisseaux stationnaient régulièrement ici. Au fond de la cour, le mercenaire découvrit une grande porte en métal rouillé. Elle était entrebâillée et l’interstice lui offrait juste assez de place pour observer de l’autre côté. Le bruit d’une conversation animée parvint à ses oreilles. Feris se cala contre le battant et risqua un coup d’œil.
L’ouverture donnait sur un vaste hangar dont les murs étaient couverts d’étagères supportant des bouteilles. Il y en avait de tous les genres et de toutes les provenances, si nombreuses qu’il n’aurait jamais pu les compter. De grandes cuves de fermentation jouxtaient une centaine de tonneaux cerclés de métal. À main droite, des chariots élévateurs permettaient de déplacer la marchandise. Une dizaine de gardes patrouillaient les lieux arme au poing. L’ensemble puait le trafic d’alcool à plein nez.
Au centre de l’entrepôt, un épais tapis bleu marine habillait le sol poussiéreux. Sur celui-ci, une table basse supportait un plateau d’amuse-bouche, trois verres pleins et une bouteille de liqueur. Il y avait également des fauteuils de cuir confortables et une impressionnante quantité de cash. Quatre personnes se tenaient autour de ce butin. L’un, avachi dans un sofa, était un homme de la cinquantaine au crâne dégarni qui fumait un cigare de qualité supérieure. Il portait un costume gris coupé sur mesure et une cravate assortie. Le second ressemblait davantage à un truand : pull-over bon marché sali, un bonnet sur la tête et une arme automatique à ses pieds. Assurément un caïd de la Murcia et son garde du corps.
Le troisième homme était le patron du Troquet des Parieurs, Ludo Willys. Feris l’avait déjà rencontré quand il faisait partie de l’armée : à l’époque, ce n’était qu’un vulgaire dealer qui fourguait de la brumande aux hommes de son unité. En dépit de son ascension fulgurante, Ludo restait étonnamment jeune dans le métier. Il donnait l’impression d’avoir la quarantaine avec ses cheveux bruns coupés court, son sourire charmeur et ses lunettes carrées. Il était vêtu d’une chemise aux couleurs vives et d’un pantalon de velours vert olive. Il mâchonnait un cure-dent qui oscillait sous une moustache naissante taillée avec une précision chirurgicale.
Enfin, il y avait Oni. La fille de Maz se tenait debout face aux trois hommes, campée sur ses jambes, son seize-coups braqué dans leur direction. Elle avait l’assurance froide d’une tueuse, une femme qui a déjà fait couler du sang et qui ne craint pas de recommencer. Son attention allait alternativement d’un homme à l’autre, s’arrêtant parfois sur Willys. Le truand continuait de sourire, comme si Oni venait simplement lui rendre une visite de courtoisie. La scène avait quelque-chose d’étrange et Feris ne se sentait pas rassuré.
« Ludo, il faut qu’on cause, exigea la jeune femme. Seuls.
– Je suis en affaire, Mort Rouge. Alors tu poses ton cul sur une chaise et tu attends qu’on ait fini. »
Le mercenaire se figea et un frisson glacé remonta sa colonne vertébrale. Mort Rouge ? Par l’empereur, voilà qui compliquait sérieusement sa mission ! La fille de Maz serait la célèbre tueuse ? Mais ça n’avait pas de sens, pourquoi voudrait-elle assassiner son père ?
Il n’eut pas le temps de pousser plus loin sa réflexion. Deux coups de feu retentirent et les hommes qui accompagnaient Willys s’effondrèrent avec un trou dans la poitrine. Les gardes de l’entrepôt se précipitèrent pour encercler la jeune femme. Feris ôta le cran de son arme, prêt à intervenir. Cette histoire allait très mal se finir.
Contre toute attente, le padrón irotien congédia ses sbires.
« On dirait que les affaires sont terminées, ricana-t-il. Que veux-tu ?
– Qui étaient ces hommes ? interrogea Oni.
– Un créancier à qui je devais pas mal d’argent et son garde du corps. Tu viens de descendre un baron de la drogue. Ça va t’attirer des ennuis.
– Peu importe. Je veux savoir pourquoi tu as commandité ma mort. »
Cette fois, Willys éclata d’un rire guttural qui lui fit monter les larmes aux yeux. Le mafieux se servit un verre, le vida d’une traite et réprima un hoquet avant de répondre.
« Ta mort ? Mais c’est absurde ! Il faudrait être complètement cinglé pour essayer de te descendre !
– Et pourtant, quelqu’un vient de tenter sa chance. Des tarés dans le genre, t’en connais pas mal, Ludo. Ne joue pas au con avec moi. »
Au ton glacial de sa voix, Willys comprit que la jeune femme n’hésiterait pas à l’abattre. Un spasme tressaillit au coin de ses lèvres. Une lueur craintive traversa ses yeux de manière fugace avant de disparaître. Il se redressa dans son fauteuil et retrouva toute son arrogance.
« Réfléchis une minute, Mort Rouge. Nous avons mis Irotia à genoux quand on bossait ensemble. Tu es sans doute la femme la plus dangereuse de ce putain d’empire, tu me crois assez fou pour mettre un contrat sur ta tête ?
La fille de Maz le toisa un long moment avant d’abaisser son arme.
– Non, reconnut-elle. Tu es trop lâche pour oser t’en prendre à moi. Mais personne d’autre ne connaissait ma planque de l’impasse Vertigo. Tu as forcément rancardé celui ou celle qui essaie de me tuer.
– Tu sais bien que je ne trahis jamais mes clients, Mort Rouge. Alors même si j’étais au courant, je t’enverrais te faire…
– Encore un mot injurieux qui sort de ta jolie gueule d’amour, et ta virilité ne sera plus qu’un souvenir. Pigé ? »
La réaction d’Oni avait été spectaculaire. En un battement de cœur, elle s’était élancée jusqu’au fauteuil, avait dégainé un couteau et faisait pression sur l’entrejambe de Willys. Le truand blêmit et bafouilla une réponse inaudible. À présent, Feris comprenait pourquoi le padrón avait renvoyé ses gardes. Il n’avait encore jamais vu quelqu’un se mouvoir à une telle vitesse. La fille de Maz était redoutable, elle aurait probablement réussi à se débarrasser d’eux.
– Maintenant, continua la jeune femme, je veux juste un nom. Un petit nom de rien du tout et je pars sans t’éventrer. Tu as cinq secondes.
– Attends, tu sais bien que je ne peux pas…
– Quatre.
– Ils vont me buter si je lâche quoi que ce soit ! On ne plaisante pas avec ces gens-là !
– Trois.
– Je t’en supplie, Mort Rouge. Tire-toi avant qu’ils te trouvent ici, sinon on est foutus !
– Deux.
– Bordel, mais arrête !
– Un.
– D’accord ! T’as gagné, je déballe ! Mais éloigne ce putain de couteau de moi, tu veux ? »
La jeune femme lui adressa un sourire assassin, rengaina sa lame dans sa botte et s’affala sur un fauteuil. Feris en profita pour consulter rapidement son terminal. Pas de nouvelles de son équipe. Il pesta à voix basse. Seul face à Oni Keltien, il ne pouvait pas intervenir.
« Alors ? cracha-t-elle d’une voix méprisante.
Willys soupira, mal à l’aise.
– Tu as raison, Dany et Josh bossaient pour moi. Je leur ai ordonné de t’abattre, mais je savais qu’ils n’avaient pas la moindre chance contre toi.
– Dans ce cas, pourquoi les avoir engagés ?
– Parce que je n’ai pas eu le choix. Il y a une nouvelle tueuse en ville, Mort Rouge. Elle a repris ton flambeau, mais elle est beaucoup plus violente et imprévisible que toi. Et le problème, c’est qu’elle ne bosse pas pour moi.
– Je suis au courant, ça fait des jours que j’essaie de la coincer. C’est elle qui t’a forcé la main ?
Le padrón acquiesça.
– Cette espèce de tarée s’amuse à massacrer mes hommes. Elle a menacé de faire pleuvoir des cadavres si je refusais d’obéir à ses instructions. Evidemment, j’ai refusé. Alors elle a commencé à semer des macchabées dans toute la ville en laissant ta signature à proximité. Moi je sais que tu n’as rien à voir là-dedans, mais mes gars sont terrifiés. Ils n’osent plus quitter la Ruche pour écouler la marchandise. Hier soir, plusieurs de mes lieutenants sont venus au casino pour me réclamer ta tête. Si je refusais d’agir, j’étais un homme mort.
– C’est pour ça que tu as envoyé des assassins chez moi ?
Willys opina.
– C’était le seul moyen de calmer les choses sans te mettre en danger. Je savais que Josh et Dany ne parviendraient pas à t’éliminer. Je leur ai indiqué comment trouver ta planque, mais j'ai activé ton système d'alarme pour te prévenir de leur arrivée. J’essayais juste de te protéger.
– Tu as une drôle de façon de défendre tes amis, Ludo. Ces crétins ont failli avoir ma peau.
– Si je n’avais pas recruté ces deux idiots, c’est une trentaine de mes gars armés de fusils d’assaut que tu aurais trouvés devant ta porte. Tu devrais me remercier, Mort Rouge. Je n’ai rien lâché à ton admiratrice et je t’ai épargné un peloton d’exécution. En un sens, on peut dire que je t’ai sauvé la vie, non ?
Oni balaya son argument d’un geste rageur.
– Tu as surtout réussi à me mettre en rogne, répliqua-t-elle. Donne-moi une seule bonne raison de ne pas t’exploser la cervelle.
Le vaurien laissa échapper un rire nerveux.
– Si tu voulais me tuer, tu l’aurais fait dès l’instant où tu as franchi cette porte. Range ton jouet, Mort Rouge. Nous savons tous les deux que tu ne t’en serviras pas. On a une ennemie en commun, toi et moi. »
La fille de Maz hésita, prit le temps de jauger le padrón assis en face d’elle. Elle parut se détendre un peu, esquissa un sourire et rengaina son arme. De son côté, Feris essayait de faire le tri dans toutes ces infos. Il avait du mal à assimiler qu’Oni soit une meurtrière, mais l’existence d’une seconde tueuse au service d’une faction rivale était une nouvelle bien plus préoccupante. Ludo Willys ne préparait pas un coup d’état contre le général : il rassemblait ses troupes pour partir en guerre. Sans la présence de l’armée pour intervenir, un affrontement entre les gangs ferait des milliers de victimes.
« On dirait que c’est ton jour de chance, déclara Oni au chef de la pègre. Je suis prête à t’offrir une occasion de te racheter. Mais je te préviens : tu n’as pas intérêt à me la faire à l’envers.
– Qu’est-ce que tu attends de moi ?
– Je veux que tu m’aides à traquer cette garce. Tu contrôles la police, les prisons et les tribunaux. La moitié des commerçants d’Irotia bossent pour toi, les autres ont tellement peur qu’ils te mangent dans la main. Tu es au courant de tout ce qui se passe en ville, Ludo. Tu as forcément appris des choses à son sujet.
– Tu en fais une affaire personnelle, hein ? Très bien, Mort Rouge. J’accepte ton marché. Je ne serais pas fâché que tu m’enlèves cette épine du pied.
Il se tut quelques instants, prit le temps de réfléchir et ajouta :
– Écoute, je ne sais pas grand-chose. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois et elle utilisait un réflecteur holographique pour modifier son visage, exactement comme toi. Tout ce que je peux te dire, c’est que mes gars l’ont aperçue à plusieurs reprises à proximité des casernes. À mon avis, soit elle fait partie de l’armée, soit elle bosse pour un militaire.
– Décris-la physiquement.
– Je pense qu’elle a la quarantaine. Peau sombre, silhouette fine et élancée, probablement des origines édoniennes. En tout cas, elle a l’accent des planètes extérieures. Elle s’exprime dans un lugorien presque parfait, donc elle a passé du temps dans la capitale. Pour le reste, je ne peux jurer de rien.
– Tu brosses le portrait de milliers de femmes, Ludo. Fais un effort, n’y a-t-il pas un détail qui pourrait m’aider à l’identifier ?
Le padrón fronça les sourcils et joua avec son cure-dents pendant qu’il réfléchissait.
– Maintenant que tu le dis, elle portait une boucle étrange à son oreille droite. Une sorte de perle d’obsidienne vitrifiée avec des reflets rouges. Je n’en ai jamais vue de pareille.
– Formidable, ironisa la Mort Rouge. Je vais aller loin avec ça. Un bijou qu’elle est susceptible d’ôter à n’importe quel moment. Tu ne veux pas me donner son parfum tant qu’on y est, pour que je puisse chercher son odeur jusqu’à sa prochaine douche ?
Le vaurien grimaça.
– Pas la peine d’être cynique, Mort Rouge. Je t’ai dit tout ce que je savais. De toute façon, c’est elle qui finira par te trouver. À ta place, je quitterais Irotia tant que je peux encore lui échapper. Cette cinglée n'a aucune pitié.
– Je suis une grande fille, Ludo. Je suis capable de me défendre. »
À ce moment, une explosion pulvérisa le mur du fond dans un nuage de gravats et de poussière. Des centaines de bouteilles s’écrasèrent par terre. La table basse fut projetée par la déflagration et le fauteuil de Ludo bascula en arrière. Oni se jeta au sol à la dernière seconde pour éviter un déluge d’éclats de verre. La porte de l’entrepôt claqua devant Feris, qui se retrouva coincé à l’extérieur.
« Merde, merde, merde ! » jura-t-il.
D’une main tremblante, il sortit son terminal pour appeler ses baltringues à l’aide. Pas de réseau. Willys avait truffé l’entrepôt de brouilleurs pour que la police ne découvre pas son trafic. Feris envisagea de rebrousser chemin jusqu’au Troquet des Parieurs, mais une fusillade éclata derrière la porte.
La fille de Maz était toujours à l’intérieur.
Le mercenaire rengaina son arme et poussa de toutes ses forces le lourd battant en métal. Le blindage pesait des tonnes, mais il parvint à l’ouvrir juste assez pour se frayer un passage. Retenant sa respiration pour ne pas inhaler de la poussière, il sortit un monoculaire de vision thermique et l’activa pour scanner la pièce.
Le hangar de Willys était devenu un champ de bataille.
Une vingtaine d’hommes en arme avaient fait irruption à travers la brèche. Ils étaient revêtus d’uniformes militaires et portaient des exoarmures. Pourtant, au premier coup d’œil, Feris comprit qu’il ne s’agissait pas de vrais soldats. Leur escouade n’avait pas de chef et ils attaquaient sans discipline, dans une anarchie totale. Plusieurs fantassins équipés de fusils d’assaut ouvrirent le feu. Oni rampa contre les cuves de fermentation pour se protéger, tandis que Willys s’abritait tant bien que mal, recroquevillé derrière son fauteuil criblé d’impacts. Heureusement pour eux, la salve fut tirée à hauteur d’homme et les manqua largement. Oni répliqua à trois reprises et toucha sa cible à chaque fois, mais ses rayons plasma ricochèrent sur les lourdes protections blindées. Park vida son chargeur sur le commando, mais aucun des assaillants ne tomba. Le chaos était tel que personne ne remarqua sa présence. À court de munitions, il s’accroupit à couvert pour glisser une nouvelle capsule dans le réservoir de son arme. Lorsqu’il releva la tête, les gardes du corps de Willys entrèrent en action. Ils ripostèrent avec des mitrailleuses, sonnant le glas des dernières bouteilles intactes de l’entrepôt. Dans un coin, une nappe d’alcool s’embrasa et l’incendie se propagea rapidement vers les tonneaux. Deux truands lancèrent des fumigènes et se précipitèrent pour évacuer leur chef. Feris les vit s’écrouler juste avant qu’une épaisse fumée acre n’envahisse les lieux. Pour lui, c’était le moment idéal. Il devait absolument sauver Oni de ce traquenard.
Prenant une grande inspiration, il se rua dans le hangar pour rejoindre la fille de Maz. Il fut accueilli par une rafale de plasma et dut battre en retraite. Le commando gagnait du terrain, la moitié des sbires de Ludo gisaient à terre et le padrón lui-même semblait blessé à la hanche. Il se traînait lamentablement à travers le hangar, une main plaquée sur son flanc ensanglanté. Le vacarme des tirs était assourdissant. Hélas, Feris était impuissant face à ces malades qui jouaient avec des armes lourdes.
Soudain, la trappe du souterrain s’ouvrit et un géant émergea dans la cour de l’usine. Un type immense dont la taille avoisinait les trois mètres. Il avait le visage rude, parcouru de cicatrices et mangé par une barbe grisonnante. Il s’agissait d’Arund Terk, son principal bras droit. Il était accompagné d’une douzaine de baltringues en tenue de combat.
« Désolé pour le retard, grogna-t-il tout de go. On a préféré s’équiper quand on a reçu ton message. Avec la Murcia dans les parages, on s’est dit qu’il y aurait du grabuge. Ça n’a pas loupé. Ces vandales ont fait sauter la moitié du quartier.
Feris opina d’un air grave.
– Un commando attaque les planques de Willys. Ils sont une vingtaine là-dedans armés de fusils d’assaut et protégés par des exoarmures. La fille de Maz est piégée à l’intérieur. J’ai besoin d’une diversion pour l’extraire de ce guêpier.
– Compris, on s’en occupe. Prête-moi ta découpeuse. »
Le colosse dégaina son seize-coups à plasma et s’empara d’une courte lame que lui tendit Feris, puis les baltringues pénétrèrent dans le hangar. Park compta une dizaine de battements de cœur avant de les suivre. L’entrepôt ressemblait à un champ de ruines. L’incendie qui faisait rage avait déjà détruit la moitié du bâtiment. La chaleur y était suffocante. Oni était allongée près des cuves de contrebande. Elle avait eu l’intelligence de se rapprocher de la sortie en traînant une barrique vide devant elle. Les tirs fusaient tout autour et elle ripostait à l’aveugle, de peur de sortir la tête de son abri de fortune. Willys et ses hommes n’étaient plus visibles nulle part. Les mafieux avaient réussi à s’échapper, il ne restait que les baltringues et la Mort Rouge pour affronter le commando.
Arund Terk se précipita vers les assaillants qui firent feu à bout portant. Hélas pour eux, le géant portait en permanence une combinaison anti plasma. La rafale qu’il encaissa de plein fouet lui coupa à peine le souffle. Une seconde plus tard, il bondit sur ses ennemis et le massacre commença. La lame de Feris, grâce à un nano-générateur dissimulé dans la poignée, se mit à vibrer à très grande vitesse. C’était un prototype de découpeuse créé par les ingénieurs de Park Industries pour la Sécurité Civile. Elle était conçue pour percer le blindage des vaisseaux et faciliter l’intervention des secours dans l’espace. Entre les mains du colosse, cette arme improvisée fit des ravages. D’un revers puissant, elle éventra une exoarmure comme si elle était en carton. Le temps que le groupe d’assaut recharge, trois des leurs étaient déjà à terre. Au milieu de cet enfer de bruits et de hurlements, le géant riait comme un dément. Il virevoltait, frappait, fracassait, ignorant le déluge de balles et de plasma qui s’abattait sur sa propre combinaison dans un boucan de tous les diables.
Sachant leurs adversaires occupés pour un moment, Park rejoignit Oni avec prudence. La jeune femme le dévisagea d’un air ébahi quand elle le reconnut. Elle essaya de se mettre debout pour le suivre mais ses jambes se dérobèrent. Une large entaille était visible sur son pantalon et elle saignait de la cuisse. Le mercenaire sortit une compresse d’urgence de sa tunique et l’appliqua sur la plaie, puis lui proposa son aide pour marcher. Oni lui jeta un regard noir mais accepta de s’appuyer sur son bras. Les baltringues se déployèrent en arc-de-cercle pour leur permettre de regagner la sortie. Un rayon plasma les effleura au moment où ils quittaient les lieux. Ils traversèrent la cour de l’usine en claudiquant, fonçant en direction de la rue.
Le quartier était désert et dévoré par les flammes. Terk n’avait pas menti, le commando avait détruit les bâtiments autour pour empêcher les mafieux d’y trouver refuge. Les gaz et la fumée dégagés par l’incendie rendaient l’air irrespirable. La cacophonie des sirènes en provenance du centre-ville leur vrillait les tympans. Feris conseilla à Oni de s’envelopper dans son manteau et ils se trainèrent à toute vitesse dans les ruelles, priant pour qu’un deuxième groupe d’assaillants ne vienne pas leur couper la route. Le mercenaire prit la direction du Troquet des Parieurs pour rejoindre le reste de son équipe, mais Oni le retint par l’épaule et lui fit signe de couper à travers un terrain vague. Quelques instants plus tard, ils débouchèrent devant une navette de transport stationnée dans une impasse.
« Le monorail est plus rapide pour rejoindre le palais du gouverneur, fit remarquer Park. Je déteste voler dans ce genre d’engins.
- Nous n’allons pas voir mon père, répondit Oni avec froideur.
Le mercenaire fit mine de se dégager mais la jeune femme raffermit sa prise sur son épaule. Il sentit le canon d’une arme pointée au creux de ses reins.
- Tu m’as espionnée et tu connais mon secret, dit-elle d’une voix glaciale. Je ne peux pas te laisser partir.
- Que comptes-tu faire, au juste ? Me coller une balle dans la tête ?
- Je n’ai pas encore décidé. Ferme-la et monte dans le vaisseau.
À contrecœur, Feris grimpa dans le cockpit et aida la fille de Maz à le rejoindre. Elle ne protesta pas lorsqu’il s’installa aux commandes mais le garda soigneusement en joue avec son revolver.
- Si tu touches à la balise de détresse, je n’hésiterai pas à faire feu. Démarre. »
Park fit ronfler les propulseurs et la navette s’éleva jusqu’à dépasser le toit des vieux entrepôts. Un panache de fumée noire envahissait le ciel au-dessus du quartier de la Ruche, les plongeant dans une épaisse purée de pois.
« Cap sur l’avenue des Hauts-Jardins, ordonna-t-elle. Je possède une résidence sécurisée où ce commando de malheur ne nous retrouvera pas.
- Tu es sûre ? grogna le mercenaire. Willys connait toutes tes planques à travers la ville.
- Ludo a peur de moi, il ne me trahira pas.
- Ce mec t'a envoyé des assassins pour te descendre, Oni. Ne me dis pas que t’es assez naïve pour gober son baratin. Tu lui fais confiance au point de parier ta vie ?
La jeune femme lui jeta un regard noir et se renfrogna.
- Tu as une meilleure suggestion, peut-être ?
- J'ai une piaule pas très loin de la Palatine. Tu y serais en sécurité le temps que les choses se calment.
- C’est ça, pour que tes baltringues volent à ton secours. Ne me prends pas pour une conne, Feris Park. Tu rêves d’être le héros qui a coincé la Mort Rouge.
- Je suis surtout le type qui a un flingue sur la tempe et qui a risqué sa vie pour sauver la tienne.
Il marqua une pause, observa Oni et ajouta d’une voix impérieuse :
- C’est ton choix, gamine. Mais à ta place, je me dépêcherais de décider. Les fumées vont s’éclaircir et ça m’étonnerait qu’un commando en exoarmures soit venu jusqu’ici à pied.
La jeune femme poussa un soupir exaspéré.
- D’accord, tu as gagné. Cap sur la Palatine, mais tu n’as pas intérêt à me doubler. Sinon je t’arrache les yeux et je te renvoie chez mon père en pièces détachées.
Le mercenaire lui adressa un sourire narquois.
- Parfait. Je savais qu’on finirait par s’entendre. »
Il mit les gaz et leur vaisseau fila en direction du fleuve, laissant derrière lui les carcasses du Troquet des Parieurs et de l’usine qui achevaient de se consumer au loin.
Annotations