Suite 1777

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Deux lettres furent envoyées à l'épouse Lafayette, le 12 septembre, de Philadelphie :

« Je vous écris deux mots, mon cher cœur, par des officiers français de mes amis qui étaient venus avec moi, et qui, n'ayant pas été placés, s'en retournent en France. Je commence par vous dire que je me porte bien, parce que je veux finir par vous dire que nous nous sommes battus hier tout de bon, et nous n'avons pas été les plus forts. Nos Américains, après avoir tenu ferme pendant assez longtemps, ont fini par être mis en déroute ; en tâchant de les rallier, messieurs les Anglais m'ont gratifié d'un coup de fusil qui m'a un peu blessé à la jambe, mais cela n'est rien, mon cher cœur, la balle n'a touché ni os ni nerf, et j'en suis quitte pour être couché sur le dos pour quelque temps, ce qui me met de fort mauvaise humeur. J'espère, mon cher cœur, que vous ne serez pas inquiète ; c'est au contraire une raison de l'être moins, parce que me voilà hors de combat pour quelque temps, étant dans l'intention de me bien ménager ; soyez-en bien persuadée, mon cher cœur. Cette affaire aura, je crains, de bien fâcheuses suites pour l'Amérique. Il faudra tâcher de réparer, si nous pouvons. Vous devez avoir reçu bien des lettres de moi, à moins que les Anglais n'en veuillent à mes épîtres autant qu'à mes jambes. Je n'en ai encore reçu qu'une de vous, et je soupire après des nouvelles. Adieu, on me défend d'écrire plus longtemps. Depuis plusieurs jours, je n'ai pas eu celui de dormir. La nuit dernière a été employée à notre retraite et à mon voyage ici où je suis fort bien soigné. Faites savoir à mes amis que je me porte bien. Mille tendres respects à madame d'Ayen. Mille compliments à la vicomtesse et à mes sœurs. Ces officiers partiront bientôt. Ils vous verront ; qu'ils sont heureux ! Bonsoir, mon cher cœur. Je vous aime plus que jamais. »

Le 25 septembre, Henriette de La Fayette tombe malade.

Le 1er octobre :

« Je vous ai écrit, mon cher cœur, le 12 septembre ; c'est que ce douze est le lendemain du onze, et pour ce onze-là j'ai une petite histoire à vous raconter. À la voir du beau côté, je pourrais vous dire que des réflexions sages m'ont engagé à rester quelques semaines dans mon lit à l'abri des dangers ; mais il faut vous avouer que j'y ai été invité par une légère blessure que j'ai attrapée, je ne sais comment, car je ne m'exposais pas en vérité. C'était la première affaire où je me trouvais ; ainsi, voyez comme elles sont rares. C'est la dernière de la campagne, du moins la dernière grande bataille suivant toute apparence, et s'il y avait quelque autre chose, vous voyez bien que je n'y serais pas. En conséquence, mon cher cœur, vous pouvez être bien tranquille. J'ai du plaisir à vous rassurer ; en vous disant de ne pas craindre pour moi, je me dis à moi-même que vous m'aimez, et cette petite conversation avec mon cœur lui plaît fort, car il vous aime plus tendrement qu'il n'a jamais fait. Je n'eus rien de plus pressé que de vous écrire le lendemain de cette affaire. Je vous disais bien que ce n'est rien et j'avais raison. Tout ce que je crains, c'est que vous ne l'ayez pas reçue. Comme en même temps le général Howe donne au Roi son maître des détails un peu bouffis de ses exploits d'Amérique ; s'il m'a mandé blessé, il pourrait bien me mander tué aussi, cela ne coûte rien ; mais j'espère que mes amis et vous surtout n'ajouterez jamais foi aux rapports de gens qui avaient bien osé faire imprimer, l'année passée, que le général Washington et tous les officiers généraux de son armée étant ensemble sur un bateau, la barque avait chaviré, et tout le monde était noyé. Mais parlons donc de cette blessure ; elle passe dans les chairs, ne touche ni os ni nerf. Les chirurgiens sont étonnés de la promptitude avec laquelle elle guérit. Ils tombent en extase toutes les fois qu'ils me pansent, et prétendent que c'est la plus belle chose du monde. Moi, je trouve que c'est une chose fort sale, fort ennuyeuse et assez douloureuse, cela dépend des goûts ; mais dans le fond si un homme se faisait blesser pour se divertir, il viendrait regarder comme je le suis pour l'être de même. Voilà, mon cher cœur, l'histoire de ce que j'appelle pompeusement ma blessure pour me donner des airs et me rendre intéressant. À présent, comme femme d'un officier général américain, il faut que je vous fasse votre leçon. On vous dira : “Ils ont été battus.” Vous répondrez : “C'est vrai, mais entre deux armées égales en nombre et en plaine, de vieux soldats ont toujours de l'avantage sur des neufs ; d'ailleurs, ils ont eu le plaisir de tuer beaucoup plus de monde aux ennemis qu'ils n'en ont perdu.” Après cela, on ajoutera : “C'est fort bon, mais Philadelphie est prise, la capitale de l'Amérique, le boulevard de la liberté.” Vous repartirez poliment : “Vous êtes des imbéciles. Philadelphie est une triste ville, ouverte de tous côtés, dont le port était déjà fermé ; que la résidence du congrès a rendu fameuse, je ne sais pourquoi ; voilà ce que c'est que cette fameuse ville, laquelle, par parenthèse, nous leur ferons bien rendre tôt ou tard.” S'ils continuent à vous pousser de questions, vous les enverrez promener en termes que vous dira le Vicomte de Noailles, parce que je ne veux pas perdre le temps de vous écrire à vous parler politique. J'ai conservé votre lettre pour la dernière dans l'espérance que je recevrais de vos nouvelles, que je pourrais y répondre, et que je vous en donnerais le plus tard possible de ma santé. Mais on me dit que si je n'envoie pas sur-le-champ à vingt-cinq lieues où est le congrès, mon capitaine sera parti, et adieu l'occasion de vous écrire. C'est cela qui occasionne un griffonnage plus barbouillé encore qu'à l'ordinaire ; au reste, si je vous écrivais autrement qu'un chat, c'est alors qu'il faudrait de mander pardon pour la nouveauté du fait. Pensez, mon cher cœur, que je n'ai encore reçu de vos nouvelles qu'une fois par le comte Pulaski. J'ai un guignon affreux et j'en suis cruellement malheureux. Jugez quelle horreur d'être loin de tout ce que j'aime, dans une incertitude si désespérante ; il n'y a pas moyen de la supporter, et encore, je le sens, je ne mérite pas d'être plaint : pourquoi ai-je été enragé à venir ici ? J'en suis bien puni. Je suis trop sensible, mon cœur, pour faire de ces tours de force. Vous me plaindrez, j'espère ; si vous saviez tout ce que je souffre, surtout dans ce moment où les nouvelles de vous sont si intéressantes ! Je n'y pense pas sans frémir. On m'a dit qu'un paquet de France était arrivé : j'ai dépêché des exprès sur tous les chemins et dans tous les coins ; j'ai envoyé au congrès un officier ; je l'attends tous les jours ; vous sentez avec quelle impatience ! Mon chirurgien l'attend aussi avec ardeur, parce que cette inquiétude me fait bouillir le sang qu'il veut tranquilliser. Mon Dieu, mon cher cœur, si j'apprends de bonnes nouvelles de vous, de tout ce que j'aime, si ces charmantes lettres arrivent aujourd'hui, que je puis être heureux ! Mais aussi avec quel trouble je vais les ouvrir ! Soyez tranquille sur le soin de ma blessure, tous les docteurs de l'Amérique sont en l'air pour moi. J'ai un ami qui leur a parlé de façon à ce que je sois bien soigné ; c'est le général Washington. Cet homme respectable dont j'admirais les talents, les vertus, que je vénère à mesure que je le connais davantage, a bien voulu être mon ami intime. Son tendre intérêt pour moi a eu bientôt gagné mon cœur. Je suis établi chez lui, nous vivons comme deux frères bien unis, dans une intimité et une confiance réciproques. Cette amitié me rend le plus heureux possible dans ce pays-ci. Quand il m'a envoyé son premier chirurgien, il lui a dit de me soigner comme si j'étais son fils, parce qu'il m'aimait de même. Ayant appris que je voulais rejoindre l'armée de trop bonne heure, il m'a écrit une lettre pleine de tendresse pour m'engager à me bien guérir. Je vous fais tous ces détails, mon cher cœur, pour que vous soyez tranquille sur les soins qu'on prend de moi. Parmi les officiers français qui tous m'ont témoigné beaucoup d'intérêt, j'ai M. de Gimat, mon aide de camp, qui depuis et avant la bataille, a toujours été comme mon ombre et m'a donné toutes les marques possibles d'attachement. Ainsi, mon cœur, soyez bien rassurée sur cet article pour à présent et pour l'avenir. Tous les étrangers qui sont à l'armée, car je ne parle seulement pas de ceux qui n'ont pas d'emploi, et qui rendront à leur retour en France des comptes de l'Amérique très peu justes, parce que l'homme piqué et l'homme qui se venge ne sont pas de bonne foi, tous les autres étrangers, dis-je, employés ici, sont mécontents, se plaignent, sont détestant et détestés. Ils ne comprennent pas comment je suis aimé seul d'étranger en Amérique ; moi je ne comprends pas comment ils y sont si haïs. Pour ma part, au milieu des disputes et des dissensions ordinaires dans toutes les armées, surtout quand il y a des officiers d'autres nations, moi qui suis un bon homme, je suis assez heureux pour être aimé par tout le monde, étranger ou américain. Je les aime tous, j'espère mériter leur estime et nous sommes fort contents mutuellement les uns des autres. Je suis à présent dans la solitude de Bethléem dont l'abbé Raynal parle tant. Cet établissement est vraiment touchant et fort intéressant ; ils mènent une vie douce et tranquille. Nous causerons de tout cela à mon retour, et je compte bien ennuyer les gens que j'aime, vous toute la première par conséquent, de la relation de mes voyages, car vous savez que je suis un bavard. Soyez-le, je vous en prie, mon cher cœur, dans tout ce que vous direz pour moi à Henriette ; ma pauvre petite Henriette ; embrassez-la mille fois, parlez-lui de moi, mais ne lui dites pas tout le mal que je mérite. Ma punition sera de ne pas être reconnu par elle en arrivant. Voilà la pénitence que m'imposera Henriette. A-t-elle une sœur ou un frère ? Le choix m'est égal, pourvu que j'aie une seconde fois le plaisir d'être père et que je l'apprenne bientôt. Si j'ai un fils, je lui dirai de bien connaître son cœur ; et s'il a un cœur tendre, s'il a une femme qu'il aime comme je vous aime, alors, je l'avertirai de ne pas se livrer à un enthousiasme qui l'éloigne de l'objet de son sentiment, parce qu'ensuite ce sentiment vient vous donner d'affreuses inquiétudes. J'écris par une autre occasion à différentes personnes, mais je vous écris aussi à vous : je pense que celle-ci arrivera plus tôt. Si par hasard ce vaisseau arrive et que l'autre se perd, j'ai donné au vicomte la liste des lettres que j'écrivais par lui. J'y ai oublié mes tantes (Mme de Chavaniac et Mme du Motier) ; donnez-leur de mes nouvelles, dès que vous recevrez celle-ci. Je n'ai guère fait de duplicata que pour vous, parce que je vous écris dans toutes les occasions. Faites aussi savoir de mes nouvelles à M. Margelay (ancien militaire), l'abbé Fayon et Desplaces. Mille tendresses à mes sœurs ; je leur permets de me mépriser comme un infâme déserteur, mais il faut qu'elles m'aiment en même temps. Mes respects à madame la comtesse Auguste et à madame de Fronsac. Si la lettre de mon grand-père ne lui parvient pas, présentez-lui aussi mes tendres hommages. Adieu, adieu, mon cher cœur, aimez-moi toujours, je vous aime si tendrement. Faites mes compliments au docteur Franklin et à M. Deane. Je voulais leur écrire, mais le temps me manque. »

Le 3 octobre, pendant l'absence du général de La Fayette, sa première fille Henriette meurt d'une angine à l'âge d’un an et dix mois.

Deux lettres furent envoyées à Mme de Lafayette, le 29 octobre, du camp prêt de Whitemarsh :

« Je vous envoie une lettre tout ouverte, mon cher cœur, dans la personne de M. de Valfort, mon ami, et que je vous prie de traiter comme tel. Il vous dira bien au long de mes nouvelles ; mais moi, je veux vous dire ici combien je vous aime. J'ai trop de plaisir à éprouver ce sentiment pour n'en avoir pas à vous le répéter mille fois, si je le pouvais. Je n'ai d'autres ressources, mon cher cœur, que d'écrire et de récrire encore sans espérance que mes lettres puissent vous parvenir, et cherchant à me consoler par le plaisir de m'entretenir avec vous du chagrin, du tourment mortel de ne pas recevoir un mot de la France. Il est impossible de vous exprimer, à quel point mon cœur est inquiété, déchiré souvent. Quand je le pourrais, je ne l'essaierais pas, pour ne pas mêler de noir aux plus doux instants de mon exil, ceux où je puis vous parler de ma tendresse. Au moins me plaignez-vous ? Comprenez-vous combien je souffre ? Au moins si je savais ce que vous faites, où vous êtes ! Je le saurais bien tard, mais enfin je ne serais pas séparé de vous comme si j'étais mort. J'attends des lettres avec une avidité que rien ne peut distraire. On me promet qu'il en arrivera bientôt, mais puis-je m'y fier ? Ne négligez pas une occasion de m'écrire, mon cher cœur, si mon bonheur vous intéresse encore. Répétez-moi que vous m'aimez ; moins je mérite votre sentiment, plus les assurances que vous m'en donnerez sont pour moi une consolation nécessaire. Vous devez avoir reçu tant de nouvelles de ma légère blessure que des répétitions deviennent inutiles ; d'ailleurs si vous avez cru que ce fut quelque chose, M. de Valfort pourra vous désabuser. Dans très peu de temps, je ne serai plus boiteux du tout. N'est-il pas affreux, mon cher cœur, de penser que c'est par le public, par des papiers anglais, des gazettes venant de l'ennemi, que je sais de vos nouvelles ? Dans un article assez inutile sur mon arrivée ici, ils finissent par parler de vous, de votre grossesse, de vos couches, de cet objet de mes craintes, de mes espérances, de mon tremblement, de ma joie. Quel bonheur en effet pour moi, si j'apprenais que je suis père une seconde fois, que vous vous portez bien, que mes deux enfants, que leur mère se préparent à faire ma félicité pour toute ma vie ! Ce pays-ci est charmant pour l'amour paternel et filial ; il y est poussé à une passion et à des soins vraiment touchants. La nouvelle de vos couches y sera reçue avec joie surtout à l'armée, et surtout par celui qui la commande. Je vais trouver ma pauvre petite Henriette bien gentille, quand je reviendrai ; j'espère qu'elle me fera un beau sermon, et elle me parlera avec toute la franchise de l'amitié ; car ma fille sera toujours, j'espère, la meilleure de mes amies ; je ne veux être père que pour aimer, et l'amour paternel s'arrangera à merveille avec l'amitié. Embrassez-la, mon cœur ; dirai-je embrassez-les pour moi ? Mais je ne veux pas m'appesantir sur tout ce que je souffre de cette incertitude. Je sais que vous partagez les peines de mon cœur, et je ne veux pas vous affliger. J'ai écrit la dernière fois à madame d'Ayen ; depuis ma blessure, j'ai écrit à tout le monde ; mais ces lettres ont peut-être été perdues. Ce n'est pas ma faute ; je peux rendre un peu de mal à ces vilains preneurs de lettres, quand ils sont sur terre, mais en pleine mer je n'ai que la consolation du faible qui est de maudire de bon cœur tout ce dont on ne peut encore se venger. Mille tendres respects à madame votre mère ; mille amitiés à mes sœurs. Ne m'oubliez pas auprès de M. le maréchal de Noailles, de vos parents paternels et maternels. J'ai reçu quatre sottes lignes du maréchal de Mouchy qui ne me dit pas un mot de vous. J'ai juré après lui dans toutes les langues. Adieu, mon cœur, adieu ; interrogez, M. de Valfort, mon bon et honnête ami, le papier me manque. C'est une terrible chose que d'être réduit à écrire quand on aime autant que je vous aime, et que je vous aimerai jusqu'au dernier soupir. Je n'ai pas laissé passer une occasion, pas la plus indirecte, sans vous écrire. Faites-en autant, mon cher cœur, si vous m'aimez, et je serais bien ingrat, bien insensible, si j'en doutais. »

Au camp de Whitemarsh, le 6 novembre :

« Vous recevrez peut-être cette lettre, mon cher cœur, dans cinq ou six ans, car je vous écris par une occasion à crochet dont je n'ai pas grand idée. Voyez un peu le tour que va faire ma lettre : un officier de l'armée la porte au fort Pitt à trois cents milles sur les derrières du continent ; ensuite elle sera embarquée sur le grand fleuve de l'Ohio à travers des pays habités uniquement par des sauvages ; une fois arrivée à la Nouvelle-Orléans, un petit bâtiment la transportera aux îles espagnoles ; ensuite un vaisseau de cette nation la prendra, Dieu sait quand ! Lorsqu'il retournera en Europe. Mais elle sera encore bien loin de vous, et ce n'est qu'après avoir été crassée par toutes les sales mains de tous les maîtres de poste espagnols, qu'il lui sera permis de passer les Pyrénées. Elle pourra bien être décachetée et recacheter cinq ou six fois avant de parvenir en vos mains ; alors, elle sera une preuve à mon cher cœur que je ne néglige pas une occasion, même la plus éloignée, de lui donner de mes nouvelles, et de lui répéter combien je l'aime. Cependant, ce n'est guère que pour ma propre satisfaction que je vous le dis ici avec un nouveau plaisir ; j'espère avoir celle de jeter la présente au feu à son arrivée, attendu que je serai là et que ma présence rendra ce chiffon de papier fort inutile. Cette idée est bien douce à mon cœur, je m'y livre avec transport. Qu'il est charmant de prévoir les moments où nous serons ensemble ! Mais qu'il est cruel aussi, de penser que mon sentiment ne peut encore se nourrir que d'illusions, et que la réalité de mon bonheur est à deux mille lieues de moi, à travers des mers immenses et ces coquins de vaisseaux anglais ! Ils me rendent bien malheureux, ces vilains vaisseaux. Une seule lettre de vous, une seule, mon cher cœur, m'est encore parvenue. Les autres sont égarées, prises, au fond de la mer selon toute apparence. Je ne puis m'en prendre qu'aux ennemis, de cette affreuse privation ; car vous surement vous ne négligez pas de m'écrire par tous les ports, par tous les paquets du docteur Franklin et de M. Deane. Cependant, des vaisseaux sont arrivés, j'ai dépêché des exprès dans tous les coins du continent, et toutes mes espérances ont été frustrées. Apparemment vous n'êtes pas bien instruite. Je vous en prie, mon cœur, informez-vous avec attention des moyens de me faire parvenir quelques lettres. La privation est si cruelle, je suis si malheureux d'être séparé de tout ce que j'aime. Tout coupable que je suis de mon propre malheur, vous me plaindriez bien, si vous saviez tout ce que mon cœur souffre. À quoi bon vous mander des nouvelles dans une lettre destinée à voyager des années, qui vous arrivera peut-être en morceaux et qui représentera l'antiquité même ? Toutes mes autres dépêches vous ont instruite de reste des événements de la campagne. La bataille de Brandywine où j'ai laissé habilement un petit morceau de jambe ; la prise de possession de Philadelphie si loin d'avoir les inconvénients dont on est persuadé en Europe ; une attaque de poste à Germantown, où je n'étais pas parce que j'étais blessé tout fraîchement, et qui n'a pas réussi ; la reddition du général Burgoyne avec cinq mille hommes, de ce même Burgoyne qui voulait nous avaler tout ce printemps, et se trouve en automne fait prisonnier de guerre par notre armée du nord ; enfin notre position actuelle à quatre lieues vis-à-vis les uns des autres, le général Howe établi à Philadelphie, faisant tous ses efforts pour prendre certains forts qui ne se rendent pas et y ayant déjà perdu un gros et un petit vaisseau. Vous voilà, mon cher cœur, tout aussi instruite que si vous étiez général en chef d'une des deux armées. J'ajouterai seulement ici que cette blessure du 11 septembre, dont je vous ai déjà parlé mille fois, est presque entièrement guérie, quoique je boite encore un peu, mais dans quelques jours il n'y paraîtra plus ou pas grand-chose. Mais tous ces détails vous auront été faits bien au long par mon ami, M. de Valfort, à qui j'ai donné une lettre pour vous, et dans les rapports duquel vous pouvez avoir la plus entière confiance. Je viens d'apprendre qu'il est parti, non sur un paquebot comme je croyais, mais à bord d'une bonne frégate de 35 canons ; ainsi, il y aurait du malheur s'il était pris. Entre lui et l'épitre que je lui ai confiée, il y a cinq ou six jours, vous saurez tout ce que votre bonté pour moi peut vous faire désirer d'apprendre. Je voudrais bien que vous sussiez aussi le jour précis de mon retour, car j'ai bien de l'impatience de le fixer moi-même et de pouvoir vous dire dans la joie de mon cœur : Tel jour je pars pour vous joindre, pour retrouver le bonheur. Un petit monsieur bleu, parements citron et veste blanche, Allemand de nation, venant solliciter du service qu'il n'obtiendra pas, et baragouinant le français, m'a dit qu'il était parti au mois d'août ; il m'a parlé politique, il m'a parlé ministre, il a bouleversé l'Europe en général et toutes les cours en particulier ; mais il ne savait pas un mot de ce qui pouvait intéresser mon cœur. Je l'ai tourné de tous les côtés, je lui ai nommé cinquante noms ; il me disait toujours : “Moi pas connaître ces seigneurs-là.” Je vous fais grâce de grands raisonnements sur mes finances. L'accident arrivé à mon vaisseau m'a fort affligé parce que ce vaisseau allait à l'arrangement de mes affaires comme un charme ; mais il n'est plus, et je me reprocherais bien de l'avoir renvoyé, si je n'avais pas été obligé d'en faire une clause de mes arrangements en conséquence de ma minorité. Tout est ici d'une cherté incroyable. Nous avons la consolation des méchants, en pensant que la disette de tout est bien plus grande à Philadelphie. À la guerre on se console de ce qu'on peut souffrir en en faisant quatre fois pis à son ennemi. D'ailleurs, nous sommes ici dans l'abondance de nourriture, et j'apprends avec plaisir que messieurs les Anglais ne sont pas de même. N'allez pas vous aviser d'être à présent inquiète sur moi ; tout est fini pour les grands coups, il y aurait tout au plus de petites affaires en miniature qui ne me regardent pas : ainsi je suis aussi en sureté dans le camp qu'au milieu de Paris. Si tout l'agrément possible en servant ici, si l'amitié de l'armée en gros et en détail, si une union tendre avec le plus respectable, le plus admirable des hommes, le général Washington, soutenu d'une confiance réciproque, si le sentiment de tous les Américains dont je puis désirer d'être aimé, si tout cela suffisait à mon bonheur, je n'aurais rien à souhaiter. Mais que mon cœur est loin d'être tranquille ! Que vous seriez attendrie, si vous saviez et tout ce qu'il sent et combien il vous aime ! Nous sommes à présent dans une saison qui me fait espérer quelques lettres. Que m'apprendront-elles ? Que dois-je craindre ? Que dois-je espérer ? Ah ! Mon cher cœur, qu'il est cruel de gémir de cette affreuse incertitude, dans une circonstance si intéressante à mon bonheur ! Ai-je deux enfants ? Un second objet de ma tendresse est-il joint à ma chère Henriette ? Embrassez-la mille fois pour moi, ma chère petite fille, embrassez-les, mon cher cœur, bien tendrement. J'espère qu'ils connaîtront un jour combien je les aime. Mille respects à madame d'Ayen. Mille choses tendres à la vicomtesse, à mes sœurs ; dites-en aussi un million à tous mes amis ; chargez-vous de mes hommages pour tout le monde. Adieu, mon cœur, ayez soin de votre santé, donnez-moi des nouvelles bien détaillées, croyez que je vous aime plus que jamais, et que je vous regarde comme le premier objet de ma tendresse et la plus sûre assurance de mon bonheur. Les sentiments gravés dans un cœur qui est tout à vous y seront conservés jusqu'à son dernier soupir. M'aimerez-vous toujours, mon cher cœur ? J'ose l'espérer, et que nous nous rendrons heureux mutuellement et par une affection aussi tendre qu'éternelle. Adieu, adieu ; qu'il me serait doux de vous embrasser à présent, de vous dire moi-même : je t'aime plus que je n'ai jamais aimé, et c'est pour toute ma vie. »

Le 22 novembre, le duc d'Ayen, après avoir fait quelque séjour à la capitale Venise, en est parti ce matin pour retourner en France.

Le 1er décembre, le major général La Fayette obtient le commandement de la division des Virginiens.

En l'an 1778.

Le 3 janvier, le directeur général des finances du Roi, qui lui avait annoncé le bienfait de Sa Majesté, voulut le conduire lui-même chez le comte de Maurepas, qui fit au Sieur Bouzard l'accueil le plus flatteur, et qui trouva bon qu'après en avoir obtenu la permission du duc d'Ayen, il se présentât au passage de Sa Majesté dans le salon d'Hercule, du côté de la cour, où le duc d'Ayen le fit apercevoir au Roi.

Le marquis de Lafayette écrit une lettre à sa femme, du camp, près de Valley-Forge, le 6 janvier :

« Quelle date, mon cher cœur, et quel pays pour écrire au mois de janvier ! C'est dans un camp, c'est au milieu des bois, c'est à quinze cents lieues de vous que je me vois enchaîné au milieu de l'hiver. Il n'y a pas encore bien longtemps que nous n'étions séparés des ennemis que par une petite rivière ; à présent même nous en sommes à sept lieues, et c'est là que l'armée américaine passera l'hiver sous de petites baraques qui ne sont guère plus gaies qu'un cachot. Je ne sais s'il conviendra au général Howe de visiter notre nouvelle ville, nous tâcherions de lui en faire les honneurs, et le porteur de cette lettre vous dira quel est l'agréable séjour que je préfère au bonheur d'être avec vous, avec tous mes amis, au milieu de tous les plaisirs possibles. De bonnes fois, mon cher cœur, croyez-vous qu'il ne faille pas de fortes raisons pour se déterminer à ce sacrifice ? Tout me disait de partir, l'honneur m'a dit de rester, et vraiment quand vous connaîtrez en détail les circonstances où je me trouve, où se trouve l'armée, mon ami qui la commande, toute la cause américaine, vous me pardonnerez, mon cher cœur, vous m'excuserez même, et j'ose presque dire que vous m'approuverez. Que j'aurai de plaisir à vous dire moi-même toutes mes raisons, à vous demander en vous embrassant un pardon que je suis sur alors d'obtenir ! Mais ne me condamnez pas avant de m'avoir entendu. Outre la raison que je vous ai dite, j'en ai encore une autre que je ne voudrais pas raconter à tout le monde, parce que cela aurait l'air de me donner une ridicule importance. Ma présence est nécessaire dans ce moment-ci à la cause américaine plus que vous ne le pouvez, pensez ; tant d'étrangers qu'on n'a pas voulu employer, ou dont on n'a pas voulu ensuite servir l'ambition, ont fait des cabales puissantes ; ils ont essayé par toutes sortes de pièges de me dégouter et de cette révolution et de celui qui en est le chef ; ils ont répandu tant qu'ils ont pu que je quittais le continent. D'un autre côté, les Anglais l'ont dit hautement. Je ne peux pas en conscience donner raison à tout ce monde-là. Si je pars, beaucoup de Français, utiles ici, suivront mon exemple. Le général Washington serait vraiment malheureux, si je lui parlais de partir. Sa confiance en moi est plus grande que je n'ose l'avouer à cause de mon âge ; dans la place qu'il occupe, on peut être environné de flatteurs ou d'ennemis secrets ; il trouve en moi un ami sûr, dans le sein duquel il peut épancher son cœur et qui lui dira toujours la vérité. Il n'y a pas de jour qu'il n'ait de grandes conversations avec moi ou ne m'écrive de longues lettres, et il veut bien me consulter sur les points les plus intéressants. Il y a dans ce moment une circonstance particulière où ma présence ne lui est pas inutile ; ce n'est pas le moment de parler de départ. J'ai aussi dans le moment présent avec le président du congrès une correspondance intéressante. L'abaissement de l'Angleterre, l'avantage de ma patrie, le bonheur de l'humanité qui est intéressés à ce qu'il y ait dans le monde un peuple entièrement libre, tout m'engageait à ne pas quitter dans un moment où mon absence aurait fait tort. D'ailleurs après un petit succès dans le Jersey, le général, par le vœu unanime du congrès, m'a engagé à prendre une division dans l'armée et à la former à ma guise autant que mes faibles moyens le pourraient permettre ; je ne devais pas répondre à ces marques de confiance en lui demandant ses commissions pour l'Europe. Voilà une partie des raisons que je vous confie sous le secret. Je vous en ajouterai moi-même bien d'autres que je ne puis hasarder dans une lettre. Celle-ci vous sera remise par un honnête Français qui est venu de cent milles pour prendre mes commissions. Je vous ai écrit, il y a peu de jours, par le célèbre M. Adams ; il vous facilitera les occasions de me donner de vos nouvelles. Vous en aurez reçu auparavant que je vous envoyai dès que j'eus appris vos couches. Que cet événement m'a rendu heureux, mon cher cœur ! J'aime à vous en parler dans toutes mes lettres, parce que j'aime à m'en occuper à tous moments. Quel plaisir j'aurai à embrasser mes deux pauvres petites filles, et à leur faire demander mon pardon à leur mère ! Vous ne me croyez pas assez insensible et en même temps assez ridicule pour que le sexe de notre nouvel enfant n’ait diminué en rien la joie de sa naissance. Notre caducité n'est pas au point de nous empêcher d'en avoir un autre sans miracle. Celui-là, il faudra absolument que ce soit un garçon. Au reste, si c'est pour le nom qu'il fallait être fâché, je déclare que j'ai formé le projet de vivre assez longtemps pour le porter bien des années moi-même, avant d'être obligé d'en faire part à un autre. C'est à M. le maréchal de Noailles que je dois cette nouvelle. J'ai une vive impatience d'en recevoir de vous. J'eus l'autre jour une lettre de Desplaces qui m'en annonce une antérieure ; mais la fantaisie des vents, sans compter la rencontre des Anglais, dérange bien souvent l'ordre de mes correspondances. J'ai eu plusieurs jours des inquiétudes sur le vicomte de Coigny, qu'on me mandait qui allait plus mal. Mais cette lettre de Desplaces, qui ne me parle point de lui et qui me dit que tout le monde est bien, m'a rassuré. J'en ai aussi reçu quelques autres qui ne me disent pas un mot de sa santé. Je vous en prie, quand vous m'écrirez, mon cher cœur, envoyez-moi bien des détails sur tous les gens que j'aime et même toute la société. C'est une chose bien extraordinaire que je n'ai pas entendu parler des couches de madame de Fronsac. Dites-lui mille choses aussi tendres que respectueuses pour moi, ainsi qu'à la comtesse Auguste. Si ces dames n'entrent pas dans les raisons qui me forcent à rester ici, elles doivent me juger un être bien ridicule, surtout étant à portée de voir de quelle charmante femme je me sépare ; mais cette même idée doit leur faire sentir que j'ai d'invincibles motifs pour m'y déterminer. Plusieurs officiers généraux font venir leurs femmes au camp ; je suis bien envieux, non de leurs femmes, mais du bonheur qu'ils ont d'être à portée de les voir. Le général Washington va aussi se déterminer à envoyer chercher la sienne. Quant à messieurs les Anglais, il leur est arrivé un renfort de trois cents demoiselles de New York ; et nous leur avons pris un vaisseau plein de chastes épouses d'officiers qui viennent rejoindre leurs maris ; elles avaient grand'peur qu'on ne voulût les garder pour l'armée américaine. Vous apprendrez par le porteur de cette lettre que ma santé est très bonne, que ma blessure est guérie, et que le changement de pays ne m'a fait aucun effet. Ne pensez-vous pas qu'après mon retour nous serons assez grands pour nous établir dans notre maison, y vivre heureux ensemble, y recevoir nos amis, y établir une douce liberté et lire les gazettes des pays étrangers sans avoir la curiosité d'aller voir nous-mêmes ce qui s'y passe ? J'aime à faire des châteaux en France de bonheur et de plaisir. Vous y êtes toujours de moitié, mon cher cœur, et une fois que nous serons réunis, on ne pourra plus nous séparer et nous empêcher de gouter ensemble et l'un par l'autre la douceur d'aimer et la plus délicieuse, la plus tranquille félicité. Adieu, mon cœur ; je voudrais bien que ce plan pût commencer dès aujourd'hui. Ne vous conviendra-t-il pas ? Présentez mes plus tendres respects à madame d'Ayen ; embrassez mille fois la vicomtesse et mes sœurs. Adieu, adieu ; aime-moi toujours et n'oublie pas un instant le malheureux exilé qui pense toujours à toi avec une nouvelle tendresse. »

Avant de partir pour le Nord français, le général envoie une lettre à son épouse, de Yorck, le 3 février :

« Je ne me reprocherai jamais, mon cher cœur, de laisser passer une occasion de vous écrire, et j'en trouve une par M. du Bouchet qui a le bonheur de s'embarquer pour la France. Vous aurez reçu déjà plusieurs lettres où je vous parle de la naissance de notre nouvel enfant, et de la joie que ce charmant événement m'a causée. Si je pensais que vous avez soupçonné ce contentement d'avoir reçu quelque diminution parce que notre Anastasie n'est qu'une fille, en vérité, mon cœur, je serais si en colère contre vous que je ne vous aimerais plus qu'un peu pour quelques instants. Ah ! Mon cœur, quel délicieux plaisir de vous embrasser tous ; quelle consolation de pouvoir pleurer avec mes autres amis celui que j'ai perdu ! Je ne vous ferai pas de longs détails sur la marque de confiance dont l'Amérique m'honore. Il vous suffira de savoir que le Canada est opprimé par les Anglais ; tout cet immense pays est en possession des ennemis, ils y ont une flotte, des troupes et des forts. Moi, je vais m'y rendre avec le titre de général de l'armée du nord, et à la tête de trois mille hommes, pour voir si l'on peut faire quelque mal aux Anglais dans ces contrées. L'idée de rendre toute la Nouvelle-France libre et de la délivrer d'un joug pesant est trop brillante pour s'y arrêter. Alors, mon armée augmenterait immensément, et serait augmentée par des Français. J'entreprends un terrible ouvrage, surtout ayant peu de moyens. Quant à ceux de mon propre mérite, ils sont bien nuls pour une telle place, et ce n'est pas à vingt ans qu'on est fait pour être à la tête d'une armée, chargé de tous les immenses détails qui roulent sur un général, et ayant sous mes ordres directs une grande étendue de pays. Le nombre de troupes que j'aurai sous moi qui serais peu de chose en Europe est considérable en Amérique. Ce qui me fait le plus de plaisir dans tout cela, c'est que de façon ou d'autre je serai plus tôt en état de vous joindre. Qu'il serait charmant de faire bien vite mes affaires avec les Anglais de là-haut ! Je pars dans l'instant pour Albany et de là à un autre endroit, à peu près à cent cinquante lieues d'ici, et de là je commencerai à travailler. Ce mois-ci n'est pas agréable pour voyager. Je ferai une partie de la course en traîneaux ; une fois arrivé là-haut, je ne marcherai que sur des glaces. Je n'écris à aucun de mes amis par cette occasion. J'ai une immensité d'affaires, et il y a une infinité de choses politiques et militaires à arranger ; il y a tant de choses à réparer, tant de nouveaux obstacles à lever, qu'en vérité il me faudrait quarante ans d'expérience et des talents supérieurs pour ne pas en sortir avec désagrément. Au moins, je ferai de mon mieux, et ne puissé-je réussir qu'à occuper leur attention dans le nord, quand je ne leur ferais pas d'autre mal, c'est toujours un grand service à rendre, et ma petite armée ne serait pas inutile. Faites-moi le plaisir de dire au prince (de Poix) que son chétif capitaine, tout général en chef qu'il est, n'en sait guère plus long qu'il n'en savait au Polygone, et qu'il ne sait trop, à moins que le hasard ou son bon ange ne l'inspire, comment justifier la confiance qu'on lui témoigne. Mille tendres respects à madame d'Ayen. Mille assurances de ma tendre amitié à la vicomtesse, à toutes mes sœurs. Ne m'oubliez pas auprès de vos amies, de M. votre père, madame de Tessé, M. le maréchal de Noailles. Adieu, adieu, mon cher cœur ; embrassez nos chers enfants ; j'embrasse leur charmante mère un million de fois. Quand me retrouverai-je dans ses bras ? »

Le 9 mars, le général de La Fayette est baptisé par les six Nations du nom indien « Kayewla » qui signifie « Cavalier Intrépide ».

Le 13 mars, l'Ambassadeur le marquis de Noailles remet la déclaration du Roi de France destinée au Roi d'Angleterre :

« Les États-Unis de l'Amérique septentrionale, qui sont en pleine possession de l'Indépendance prononcée par leur Acte du 4 juillet 1776, ayant fait proposer au Roi de consolider, par une convention formelle, les liaisons qui ont commencé à s'établir entre les deux Nations, les Plénipotentiaires respectifs ont signé un Traité d'amitié et de commerce, destiné à servir de base à la bonne correspondance mutuelle. Sa Majesté étant résolue de cultiver la bonne intelligence subsistance entre la France et la Grande-Bretagne, par tous les moyens compatible avec sa dignité et avec le bien de ses sujets, croit devoir faire part de cette démarche à la Cour de Londres, et lui déclarer en même temps que les Parties contractantes ont eu l'attention de ne stipuler aucun avantage exclusif en faveur de la Nation française, et que les États-Unis ont conservé la liberté de traiter avec toutes les Nations quelconques, sur le même pied d'égalité et de réciprocité. En faisant cette communication à la Cour de Londres, le Roi est dans la ferme persuasion qu'elle y trouvera de nouvelles preuves des dispositions constantes et sincères de Sa Majesté pour la paix, et que Sa Majesté Britannique, animée des mêmes sentiments, évitera de son côté tout ce qui pourrait altérer la bonne harmonie, et qu'elle prendra particulièrement des mesures efficaces pour empêcher que le commerce des sujets de Sa Majesté avec les États-Unis de l'Amérique septentrionale ne soit troublé, et pour faire observer, à cet égard, les usages reçus entre les Nations commerçantes, et les règles qui peuvent être censées subsistantes entre les Couronnes de France et de la Grande-Bretagne. Dans cette juste confiance, l'Ambassadeur soussigné pourrait croire superflu de prévenir le Ministère Britannique, que le Roi son Maître étant déterminé à protéger efficacement la liberté légitime du commerce de ses sujets, et de soutenir l'honneur de son Pavillon, Sa Majesté a pris en conséquence des mesures éventuelles avec les États-Unis de l'Amérique septentrionale. »

Le 20 mars, Benjamin Franklin, Arthur Lee, Silas Deane et Ralph Izard rendent visite à Adrienne de La Fayette avant de se rendre à Versailles ; le sujet est autre que l'alliance entre le Roi et le Congrès américain (signature du Traité de commerce et d'amitié, le 6 février 1778).

Le 25 mars, le marquis de Noailles, Ambassadeur du Roi auprès de Sa Majesté Britannique, de retour en cette Cour, a eu l'honneur d'être présenté, à son arrivée, à Sa Majesté par le comte de Vergennes, Ministre et Secrétaire d'État au département des Affaires étrangères.

Au printemps, Louise, la vicomtesse de Noailles met au monde une fille du nom de Adrienne-Théodore-Philippine et le marquis de Lafayette apprend le décès prématuré de sa fille.

Il écrit une lettre à sa femme à l'occasion du traité d'alliance, du camp de Valley-Forge, en Pennsylvanie, 14 avril :

« Si trente occasions se présentent à la fois, mon cher cœur, soyez sure que j'écrirai trente lettres, et que si vous ne recevez pas souvent de mes nouvelles, je n'aurai du moins rien à me reprocher. Celles-ci seront accompagnées d'autres qui diront la même chose, étant à peu près de la même date, mais les accidents ne sont malheureusement que trop communs, et par ce moyen quelques-unes au moins l'échapperont. Pour les vôtres, mon cher cœur, j'aime mieux m'en prendre au destin, aux flots, à lord Howe et au diable, que de vous soupçonner un instant de négligence. Je suis parfaitement sûr que vous ne laisserez échapper aucune occasion de m'écrire. Je le serais encore plus, s'il est possible, si je pouvais espérer que vous connaissez bien à quel point vos lettres me rendent heureux. Je vous aime plus que jamais, mon cher cœur, les assurances de votre tendresse sont absolument nécessaires à mon repos et à cette espèce de félicité que je peux gouter loin de ce que j'aime, si cependant le mot de félicité peut convenir à mon triste exil. Travaillez au moins pour ma consolation, mon cœur, ne négligez aucune occasion de me donner de vos nouvelles. Il y a des millions de siècles que je n'en ai reçu de personne. C'est un cruel état que cette affreuse ignorance du sort de tout ce qui m'est cher. J'ai cependant des raisons de me flatter qu'elle cessera bientôt ; la scène va devenir intéressante ; la France prendra un parti quelconque, et alors des vaisseaux m'apporteront des nouvelles. Je ne vous en manderai aucune ; tout est ici dans un grand repos, et nous attendons avec impatience que l'ouverture de la campagne vienne réveiller notre engourdissement. Je vous parle dans mes autres lettres de mon voyage à Albany, de celui que j'ai fait à une assemblée de sauvages. J'attends plusieurs honnêtes Iroquois qui m'ont promis de venir me joindre ici. Peu après ou peu avant cette lettre, madame d'Ayen, la vicomtesse, mon grand-père (maternelle) en recevront par une occasion plus certaine que celle-ci, avec une beaucoup plus longue pour vous. J'écris une immensité d'épîtres ; Dieu veuille qu'elles arrivent ! Présentez mes hommages à madame votre mère, à mon grand-père ; embrassez mille fois la vicomtesse, mes sœurs ; rappelez-moi au souvenir de madame la comtesse Auguste, madame de Fronsac, toutes vos amies et tous mes amis. Mille tendres embrassements à notre chère famille. Quand me sera-t-il permis de t'assurer, mon cher cœur, que je t'aime plus que tout au monde et jusqu'à mon dernier soupir ? Adieu, je ne regarde cette lettre que comme un billet. Présentez mes hommages à M. le maréchal de Noailles, et dites-lui que je lui ai envoyé des arbres d'Albany ; mais que j'en ferai partir plusieurs envois consécutifs pour qu'il en arrive quelques-uns. Parmi ceux de nos connaissances à qui vous ferez mes compliments, n'oubliez pas le chevalier de Chastellux. »

Mme de Lafayette reçoit une petite lettre, de Germantown, le 28 avril :

« Je vous écris, mon cher cœur, par une occasion assez extraordinaire, puisque c'est un officier anglais qui est chargé de ma lettre. Mais vous cesserez d'être étonnée quand vous saurez que cet officier est mon ami Fitz-Patrick. Il retourne en Angleterre, et je n'ai pu résister à l'envie de l'embrasser avant son départ. Nous nous sommes donné rendez-vous dans cette ville. C'est la première fois que nous nous trouvons sans avoir les armes à la main, et cet état convient beaucoup mieux à l'un et l'autre que les airs d'ennemis que nous nous étions jusqu'ici donnés. Il y a quelque temps que je n'ai reçu des nouvelles de la France, et j'en attends avec bien de l'impatience ; écrivez-moi souvent, mon cher cœur, c'est une consolation qui m'est absolument nécessaire dans une si grande séparation. Il n'y a point de nouvelles intéressantes, et d'ailleurs il ne convient pas à M. Fitz-Patrick de portée des nouvelles politiques écrites d'une main à présent bataillant avec son armée. Je me porte à merveille ; ma blessure est parfaitement guérie, mais mon cœur n'est pas tranquille, je suis trop loin des gens que j'aime, et mes inquiétudes, ainsi que le désir de les revoir, augmentent tous les jours. Dites-leur mille choses pour moi. Présentez mes hommages à madame d'Ayen, à M. le maréchal de Noailles. Embrassez la chère vicomtesse. Mille choses tendres au prince, au vicomte, à tous mes amis et amies. Embrassez surtout nos enfants, mon cher cœur, et soyez sure que les moments où je suis séparé d'eux et de vous sont des siècles pour moi. Adieu, je vais songer à ma retraite, il est tard, et demain n'est plus un jour pacifique. Adieu, adieu. »

Lafayette noircit du papier le jour précédent et le fait envoyé à sa femme, du camp de Valley-Forge, le 16 juin :

« Le hasard me fournit, mon cher cœur, une occasion fort incertaine de vous écrire ; mais telle qu'elle soit, j'en profite parce que je ne puis pas résister à l'envie de vous dire un mot. Vous devez avoir reçu beaucoup de mes nouvelles depuis quelque temps ; du moins s'il ne tient qu'à vous en donner souvent, j'ai tout droit de l'espérer. Plusieurs vaisseaux sont partis, qui tous étaient, charger de mes lettres. Elles auront renouvelé votre douleur par le mélange de la mienne. Que mon éloignement est affreux ! Je n'ai jamais si cruellement senti combien cette situation est horrible. Mon cœur est affligé de ma propre douleur et de la vôtre que je n'ai pu partager. Le temps immense que j'ai été à apprendre cet événement y ajoute encore. Songez, mon cœur, combien il est cruel, en pleurant ce que j'ai perdu, de trembler encore pour ce qui me reste. La distance d'Europe en Amérique me paraît plus immense que jamais. La perte de notre malheureuse enfant est presque à tous moments présente à mon idée. Cette nouvelle m'est arrivée tout de suite après celle du traité, et tandis que mon cœur était dévoré de chagrin, j'avais à recevoir et à prendre part aux assurances de la félicité publique. J'ai appris en même temps la perte de notre petit Adrien, car j'ai toujours regardé leur enfant comme s'il était à moi, et je l'ai regretté comme j'aurais regretté mon fils. J'ai écrit deux fois au vicomte et à la vicomtesse, pour leur parler de mes regrets, et j'espère que mes lettres leur parviendront. Pour cette fois-ci je n'écris qu'à vous, parce que je ne sais ni quand l'occasion partira, ni quand elle arrivera, et qu'on me fait espérer un paquebot qui surement sera rendu avant ce que je vous envoie à présent. J'ai eu de vos nouvelles par M. de Cambrai et M. Carmichael. Le premier sera placé avantageusement et agréablement à ce que j'espère ; le second n'est pas encore arrivé à l'armée, je l'attends avec une vive impatience. Que j'aurai de plaisir à causer avec lui, et lui parler de vous ! Il se rendra au camp le plus tôt possible. Nous attendons tous les jours des nouvelles d'Europe ; elles sont bien intéressantes, surtout pour moi qui fais des vœux ardents pour les succès et la gloire de ma patrie. Le Roi de Prusse est, dit-on, entré en Bohême et a oublié de déclarer la guerre. Si cependant il y en avait une entre la France et l'Angleterre, j'aimerais qu'on nous laissât faire et que toute l'Europe se contentât de regarder ; alors, nous ferions une charmante guerre, et nos succès seraient bien faits pour plaire à la nation. Si la malheureuse nouvelle que j'ai apprise m'était arrivée tout de suite, je serais parti sur-le-champ pour vous joindre ; mais celle du traité reçu le 1er mai m'a arrêté. La campagne qui s'ouvrait ne me permettait pas de partir : au reste, mon cœur a toujours été bien convaincu qu'en servant la cause de l'humanité et celle de l'Amérique, je combattais pour les intérêts de la France. Une autre raison, mon cœur, pour rester ici quelque temps, est que les commissaires anglais sont arrivés et que je suis bien aise d'être à portée des négociations. Tous les moyens de servir ma patrie me seront bons. Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas déjà envoyé un ministre plénipotentiaire ou quelque chose de cette espèce en Amérique ; je désire impatiemment d'en voir un, pourvu que ce ne soit pas moi, car je ne suis pas fort tenté de quitter la carrière militaire pour rentrer dans le corps diplomatique. Il n'y a point de nouvelles ici, et on ne parle que de celles d'Europe auxquelles on ajoute bien des contes. On ne s'est presque pas remué d'aucuns côté. La seule affaire intéressante est celle qui m'est échue en partage le 20 du mois dernier ; encore n'y a-t-il pas eu de sang répandu. Le général Washington m'avait confié un détachement de deux mille quatre cents hommes d'élite pour aller très près de Philadelphie ; il serait trop long de vous expliquer pourquoi, et il suffira de vous dire que quelque précaution que je pusse prendre, je ne pus pas empêcher l'armée ennemie de faire une marche nocturne par laquelle je me trouvai le lendemain matin sept mille hommes derrière moi et le reste devant. Ces messieurs s'occupaient obligeamment des moyens d'envoyer à New York ceux qu'on ne tuerait pas ; mais ils eurent cependant la complaisance de nous laissée retirée doucement sans nous faire de mal. Nous avons perdu six ou sept tués ou blessés, et eux vingt-cinq ou trente, ce qui ne les dédommagea pas d'une marche où une partie de l'armée avait fait quarante milles. Quelques jours après, les circonstances ayant changé, je suis rentré au camp, et il ne s'est rien passé d'intéressant. Nous attendons l'évacuation de Philadelphie qui paraît ne devoir pas tarder. J'ai l'assurance que le 10 avril, on était plus près de négocier que de guerroyer, et que l'Angleterre devenait tous les jours plus humble. Si cette lettre vous parvient, mon cher cœur, présentez mes respects à M. le duc d'Ayen, à M. le maréchal de Noailles, à madame de Tessé, à qui j'ai écrit par tous les vaisseaux, quoiqu'elle me reproche une négligence dont mon cœur est bien loin. J'ai aussi écrit à madame d'Ayen ces deux dernières fois, et plus anciennement aussi. Embrassez mille fois la chère vicomtesse, dites-lui combien je l'aime. Mille tendresses à mes sœurs ; mille et mille amitiés au vicomte, à M. de Poix, à Coigny (marquis), Ségur, son frère, Étienne (comte de Durfort) et tous mes amis. Embrassez un million de fois notre petite Anastasie ; hélas ! C'est tout ce qui nous reste ! Je sens que ma tendresse partagée s'est réunie sur elle ; ayez-en bien soin. Adieu, je ne sais quand ma lettre arrivera et je doute qu'elle vous parvienne. »

Le 29 juin, parmi les officiers généraux et de l'État-major employé à l'armée des côtes de Bretagne et de Normandie, commandée par le Maréchal duc de Broglie, le Maréchal de camp duc d'Ayen en fait partie.

Le 2 août, il est arrivé dans le port de Portsmouth le bâtiment Le Marquis de La Fayette, chargé de mâtures, enlevé de la baie Sheeps-Cote par le vaisseau de guerre Le Rainbow ; cette prise a quitté l'Amérique le 6 juillet ; elle était conduite par le lieutenant Hains, de qui on avait su que dans sa route il avait rencontré une partie de l'escadre de l'Amiral Byron.

Pendant un laps de temps, le marquis écrit à Madame Lafayette, de Bristol, près de Rhode Island, le 13 septembre :

« Si rien ne pouvait troubler le plaisir de vous écrire, mon cher cœur, il le serait par cette cruelle idée que je vous écris encore d'un coin de l'Amérique, et que tout ce que j'aime est à deux mille lieues de moi. Mais aussi je puis espérer que ce n'est pas pour longtemps, et le moment où nous nous retrouverons ne peut plus être éloigné. La guerre, qui ordinairement sépare, doit nous rapprocher ; elle assure même mon retour en envoyant des vaisseaux ici, et la crainte d'être pris va bien s'évanouir ; au moins, serons nous à deux de jeu, et si messieurs les Anglais viennent interrompre ma course, nous aurons de quoi leur répondre. Qu'il me serait doux de pouvoir me féliciter ici d'avoir reçu de vos nouvelles ! Mais je suis bien loin de posséder ce bonheur. Votre dernière lettre m'est arrivée en même temps que la flotte ; depuis ce temps immense, depuis deux mois, j'en attends et rien ne me parvient. Il est vrai que l'amiral et le ministre du Roi ne sont guère mieux traités par la fortune ; il est vrai qu'on attend plusieurs bâtiments, un entre autres tous les jours ; cela me donne de l'espérance ; car c'est sur l'espérance, cette creuse et vaine nourriture, qu'il faut que je vive. Ne me laissez donc pas dans cette cruelle ignorance, mon cher cœur, et quoique j'espère ne pas recevoir de réponse à la lettre que j'écris ici, je vous conjure de me répondre bien longuement et sur-le-champ, tout comme si je n'attendais que votre lettre pour partir ; ainsi, tout en lisant ceci, ordonnez qu'on vous apporte une plume et de l'encre, et mandez-moi bien vite par toutes les occasions que vous m'aimiez et que vous soyez bien aise de me revoir. Ce n'est pas que je ne le sache parfaitement, mon cœur ; ma tendresse n'admet pas de compliments avec vous, et il y aurait plus de fatuité à dire que je doute de la vôtre qu'à vous assurer que j'y compte fermement et pour toute ma vie. Mais c'est un plaisir toujours nouveau pour moi de me l'entendre répéter. Ces sentiments me sont trop chers, ils sont trop nécessaires à ma félicité pour ne pas aimer les assurances que vous m'en faites d'une manière si charmante. Ce n'est pas ma raison, puisque je n'en doute pas, c'est mon cœur que vous satisfaites en lui disant mille fois ce qui le charme, s'il est possible, toujours davantage. Ah ! Mon cher cœur ! Quand serai-je auprès de vous, quand pourrai-je vous embrasser cent fois ? Je me flattais que la déclaration de la guerre me mènerait sur-le-champ en France ; indépendamment de tous les liens de cœur qui m'attirent vers les personnes que j'aime, l'amour de ma patrie et l'envie de la servir étaient des motifs puissants. Je craignais même que les gens qui ne me connaissent pas pussent imaginer qu'une ambition de grades, un amour pour le commandement que j'ai ici et la confiance dont on m'honore, m'engagerait à y rester quelque temps de plus. J'avoue que je trouvais de la satisfaction à faire ces sacrifices à mon pays et à tout quitter sur-le-champ pour voler à son service, sans même parler de celui que je quittais. Cette jouissance était chère à mon cœur, et j'étais décidé à partir au moment où j'apprendrais la nouvelle. Vous allez apprendre ce qui m'a retardé, et j'ose dire que vous approuverez ma conduite. La nouvelle de la guerre a été portée par une flotte française qui venait coopérer avec les troupes américaines ; on allait commencer de nouvelles opérations ; on était au milieu d'une campagne ; ce n'était pas le moment de quitter l'armée. D'ailleurs, on m'assurait de bonne part qu'il n'y aurait rien cette année en France et que je ne perdrais rien dans ce genre. Je risquais au contraire de rester tout l'automne sur un vaisseau, et avec le désir de me battre partout, de ne me battre nulle part. Ici j'étais flatté de voir des entreprises faites de concert avec M. d'Estaing ; et les personnes chargées des intérêts de la France, comme lui, m'ont dit que mon départ était contraire et mon séjour utile au service de ma patrie. Il m'a fallu sacrifier des espérances charmantes, reculer la réalisation des plus agréables idées. Enfin, mon cher cœur, le moment heureux s'approche où je vais vous rejoindre, et l'hiver prochain me reverra heureusement réuni à tout ce que j'aime. Vous allez tant entendre parler guerre, combats navals, projets d'expéditions, et opérations militaires faites et à faire en Amérique que je vous épargnerai l'ennui d'une gazette. Je vous ai d'ailleurs rendu compte du peu d'événements qui se sont passés depuis le commencement de la campagne. J'ai toujours été assez heureux pour y être employé, et je n'ai fait aucune rencontre fâcheuse de boulets ni de balles qui vinssent me heurter en chemin. Il y a aujourd'hui plus d'un an que je traînais à Brandywine une jambe assez mal accommodée, mais depuis ce temps il n'y paraît plus, et ma jambe gauche est presque aussi forte que l'autre. Voilà la seule égratignure que j'aie eue et même que je n’aurai jamais, je puis vous en répondre, mon cher cœur. J'avais deviné que je serais blessé à la première occasion, et je devine à présent que je ne le serai plus. Je vous écrivis après notre avantage de Monmouth, et je barbouillai ma lettre presque sur le champ de bataille, encore tout entouré de figures balafrées. Depuis ce temps, les évènements se réduisent à l'arrivée et aux opérations de la flotte française, jointes à notre entreprise sur Rhode Island. J''ai envoyé un grand détail à M. votre père. La moitié des Américains dit que j'aime furieusement mon pays, et l'autre dit que, depuis l'arrivée des vaisseaux français, je suis devenu fou, et que je ne bois ni ne mange ni ne dors qu'en conséquence du vent qu'il fait. Entre nous, ils ont bien un peu raison ; je n'ai jamais si vivement senti l'amour-propre national. Jugez, mon cœur, quelle joie j'ai dû ressentir en voyant toute la flotte anglaise fuyante à pleines voiles devant la nôtre, en présence des armées anglaise et américaine rassemblées sur Rhode Island. M. d'Estaing ayant malheureusement perdu quelques mâts, a été obligé de relâcher à Boston. C'est un homme dont j'admire les talents, le génie, et toutes les grandes qualités du cœur et de l'esprit, autant que j'aime ses vertus, son patriotisme et son amabilité. Il a éprouvé toutes les contrariétés possibles de tous les genres ; il n'a pas pu faire autant qu'il aurait désiré ; mais il est à mes yeux un homme fait pour être chargé des intérêts d'une nation comme la nôtre. Quel que soit le sentiment particulier d'amitié qui m'attache à lui, je dégage toute prévention de la bonne opinion que j'ai de notre amiral. On a ici en lui une grande confiance, et les Anglais le redoutent. Quant à l'expédition du Rhode Island, je me contenterai de vous dire que le général Washington n'y était pas, et qu'il m'avait envoyé conduire un renfort à l'officier, mon ancien de date, qui y commandait. Nous avons eu pendant plusieurs jours une réciprocité de coups de canon qui ne faisaient pas grand mal, et le général Clinton ayant mené un secours, nous avons évacué l'île, non sans dangers, mais sans accidents. Nous sommes tous dans un état d'inaction dont nous allons bientôt sortir. Lorsque nous étions sur l'île, un officier qui est depuis l'hiver avec moi, appelé M. Touzard, du régiment de La Fère, voyant une occasion d'enlever une pièce de canon aux ennemis, se jeta au milieu d'eux avec la valeur la plus brillante. Cette action attira sur lui un feu très vif qui tua son cheval et lui emporta le bras droit qu'on a achevé de lui couper. S'il était en France, une telle action, suivie d'un tel accident, lui vaudrait la croix de Saint-Louis et une pension. Je serais au comble du bonheur si, par vous et mes amis, je pouvais lui obtenir des récompenses. Je vous prie, mon cher cœur, de présenter mes plus tendres respects à M. le maréchal de Noailles ; il a dû recevoir des arbres que je lui ai envoyés. Je vais profiter du mois de septembre pour lui en faire un envoi plus considérable, parce que c'est le bon temps. Ne m'oubliez pas auprès de madame la maréchale de Noailles ; embrassez mille et mille fois mes sœurs. Si vous voyez le chevalier de Chastellux, faites-lui mes compliments et mille assurances d'amitié. Mais que vous écrirai-je, mon cher cœur ? Quelles expressions ma tendresse pourra-t-elle trouver pour ce qu'il faudra dire à notre chère Anastasie ? Vous les trouverez bien mieux dans votre cœur et dans le mien qui ne vous est pas moins connu. Couvrez-la de baisers ; apprenez-lui à m'aimer en vous aimant. Nous sommes trop unis pour qu'en aimant l'un, on n'aime pas l'autre. Cette pauvre petite enfant doit me tenir lieu de tout, elle a deux places à occuper dans mon cœur, c'est une grande charge que notre malheur lui a imposée ; mais mon cœur me dit qu'elle la remplira autant qu'il lui est possible. Je l'aime à la folie, et le malheur de trembler pour elle ne m'empêche pas de m'abandonner à la plus vive tendresse. Adieu, mon cher cœur, quand me sera-t-il permis de te revoir pour ne te plus quitter, de faire ton bonheur comme tu fais le mien, de demander mon pardon à tes genoux ?

Adieu, adieu ; nous ne sommes plus séparés pour longtemps. »

Le 2 octobre, la Maréchale de Noailles qui voyage en Italie est arrivée ici à Rome.

Le 9 octobre, Charles-Paul, comte de La Rivière, baron de Courcelles, est mort en son château de Thoste en Bourgogne, dans la soixante-treizième année de son âge.

Le 21 octobre, le Congrès accorde un congé au général La Fayette, mais celui-ci tombe malade dont il souffre d'une inflammation intestinale sérieuse et guérit à cause d'une hémorragie.

En l'an 1779.

Le 9 janvier, la Maréchale duchesse de Noailles, a quitté la ville de Rome, pour retourner en France, après avoir pris congé, dans une des chapelles de la Basilique de Saint-Pierre, du Souverain Pontife, qui l'accueillit de la manière la plus flatteuse.

Le 11 janvier, Gilbert du Motier prend le large à bord de l'Alliance où l'équipage se mutine dont les Anglais déserteurs sont les meneurs.

Le 21 janvier, la promotion faite par Monsieur, dans l'Ordre de Saint-Lazare : M. le marquis de Noailles, Mestre de camp de Cavalerie, premier Gentilhomme de la Chambre de Monsieur.

Le 1er février, l'arrivée en ce port de Morlaix du bâtiment anglais, le Papillon, prise faite par le Corsaire anglo-américain, la Marquise de La Fayette.

Le 6 février, M. de La Fayette revint d'Amérique en rentrant au port de Brest et le 12, il arrive à Paris.

Le 3 mars, il obtient la permission d'acheter au marquis de Créquy le régiment des dragons du Roi pour la somme de 80,000 livres et reçoit le grade de mestre de camp.

Le 27 mars, le corsaire La Marquise de La Fayette, capitaine Loisel, s'est emparé d'un corsaire de Londres, de 12 canons, 16 pierriers, et de 78 hommes d'équipage ; et de trois Brigantins anglais.

Le 28 mars, le comte de La Châtre, Mestre de camp-commandant du régiment de Dragons de Monsieur, et l'un de ses Gentilshommes de Sa Chambre, en survivance du marquis de Noailles.

Au printemps, le marquis de La Fayette rejoint son régiment, les dragons du Roi à Saintes (Charente-Maritime) avec son grade de colonel.

Le 24 avril, Monsieur et Madame ont tenu sur les fonts de Baptême, l'enfant du Sieur de Lespine de Saint-Germain, Écuyer, huissier ordinaire du cabinet de la Princesse, commis de la Guerre au bureau de l'Artillerie : Monsieur a été représenté par le marquis de Noailles, Premier Gentilhomme de sa chambre.

Le 1er juin, La Fayette est nommé aide-major général des logis en Bretagne et en Normandie.

Le 3 juillet, Concernant la prise de la Grenade ; la Division du vicomte de Noailles, qui s'était portée sur le morne Saint-Eloi, eut ordre de joindre le comte d'Estaing à l'habitation Pradines... Elle était composée de 100 chasseurs de Champagne, 60 grenadiers d'Auxerrois, 130 hommes des régiments d'Auxerrois et de la Martinique, et de 10 soldats d'artillerie...

Le 20 juillet, le Roi a reçu les chevaliers des Ordres de Notre-Dame-du-Mont-Carmel et de Saint-Lazare-de-Jérusalem, le marquis de Noailles, etc.

Le 3 octobre, la frégate Le Maréchal de Mouchy, et la corvette La Vicomtesse de Noailles, armés par les Sieurs Seger et Compagnie, et commandées par le Sieur Gramont, lieutenant de frégate pour la Campagne, et le chevalier Dubois de Halbran, sont rentrées dans la rivière de Bordeaux, de retour de Saint-Domingue. Elles ont pris, tant en allant qu'en revenant, quatre bâtiments.

Le 20 octobre, le vicomte de Noailles, et autres s’est particulièrement distingué dans une opération aussi pénible par les fatigues d'un service que le petit nombre rendait continuel, qu'elle a été glorieuse pour eux par les dangers auxquels ils ont été perpétuellement exposés, et par les différentes manœuvres dont ils ont été chargés.

Le 28 novembre, Leurs Majestés et la Famille Royale, ont signé le contrat de mariage du marquis du Roure, officier au régiment des Gardes-Françaises, avec Demoiselle de Noailles, fille du duc d'Ayen.

Le même jour, mademoiselle d'Epernon, Clotilde-Françoise-Antoinette-Louise de Noailles, née en 1763, épouse Marie-François-Scipion de Grimoard de Beauvoir du Roure, marquis du Roure ; il décèdera au printemps 1782 de la petite vérole.

Le 6 décembre, la marquise du Roure a eu l'honneur d'être présentée à Leurs Majestés et à la Famille Royale ; par la comtesse du Roure, Dame pour accompagner Madame.

Quant à Adrienne, la marquise de La Fayette, elle enfanta cette fois un garçon, le 24 décembre ; Gilbert voulant faire honneur au général, lui donne pour prénoms George-Washington.

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