Partie 3 V4

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Le dernier jour du mois, mon voisin rentra à nouveau très tard. La pleine lune brillait dans un ciel noir. Eddie fut réprimandé par la logeuse car c'était l'heure du couvre-feu. Je l'entendis ouvrir la porte de sa chambre rapidement ; cela signifiait qu'il n'était pas trop soûl. Du moins, c'est ce que je croyais.

Une fois sa porte fermée et verrouillée, je perçus des éclaboussures d'eau et des soupirs ; il devait se rafraîchir. Puis je crus ouïr un hurlement sourd. Personne à part moi n'aurait pu le remarquer. S'en suivit un bruit d'objet qui tomba sur le parquet. Je ne comprenais pas pourquoi il était devenu si maladroit d'un coup, il avait ouvert sa porte du premier coup pour une fois. Les hurlements étouffés reprirent de plus belle.

Soudain, il se mit à crier, à haute voix cette fois, dans la même langue qu'il marmonnait l'autre jour. Les mots étaient parfaitement clairs. Ce qui me frappa en premier, c'était que je ne parvenais ni à en comprendre le sens ni à en déterminer l’origine. Mais ce qui acheva de m'horrifier, c'était ce sentiment de déjà-vu qui s'emparait une nouvelle fois de moi sans que je ne parvienne à en déterminer la raison. Quelle était donc cette langue infernale ?

Je crus ensuite percevoir un bruit d’ouverture de fenêtre, laquelle se referma aussitôt dans un claquement. Avait-t-il à nouveau libéré un démon sur la ville ? Je me précipitai aux carreaux de la mienne et regardai dans la rue. Je ne vis rien. Mon père avait raison, mon imagination me jouait finalement des tours.

Je partis me coucher, sonné. Pendant plusieurs minutes, je tendais l'oreille. Le silence régnait. Mon voisin devait s'être effondré sur son lit. Mais l'horreur de ce que je venais d'entendre me hantait encore. J'étais certain qu'il avait libéré une ignoble créature et que moi, roi des fées, je devais l'empêcher de nuire. J’échafaudais des plans une grande partie de la nuit jusqu’à ce que ma douleur laisse place au sommeil.

À mon réveil, je fus accueilli par un profond silence. Je fis ma toilette, me rasai et m'habillai dans la salle d'eau commune. Je pris ensuite ma veste et sortis pour me rendre à la messe. Celle-ci se déroula aussi solennellement qu'à l'accoutumée. Je l'avais passée à côté d'un camarade de classe. À la sortie, nous nous arrêtâmes discuter.

Il me confia une nouvelle affreuse : on avait trouvé un nouveau cadavre dans les rues de Barnwell. Il s'agissait, une fois de plus, de celui d'une prostituée. Je poussai un soupir d'horreur. Ce pouvait-il qu'il s'agisse de l'œuvre d'un seul homme ? Peut-être un monomaniaque homicidaire ?

Cette fois, je n'étais pas aussi certain que mon voisin fût le coupable. Il était rentré bien avant la nuit. Je me souvins alors l’avoir entendu ouvrir l’une de ses fenêtres la veille au soir. Je me repris tout de suite : il n'avait pas pu quitter sa chambre pour la bonne et simple raison que nous nous trouvions à deux étages au-dessus du sol. Il me semblait très difficile d'escalader la façade et encore plus de remonter discrètement.

Pour me rassurer, je retournai à notre pension pour observer sa façade : il était humainement impossible d'avoir descendu ou escaladé sa surface parfaitement lisse. Même le meilleur des grimpeurs n'aurait pu y trouver de prises. Bien que son comportement soit des plus étranges, l'auteur des faits ne pouvait pas être mon voisin . Cela cachait sûrement autre chose. Je repensais alors à ma première hypothèse, et s'il avait invoqué quelque chose venant des enfers, sorti par la fenêtre en volant à l'aide de ses ailes démoniaques ? Cette idée me tortura tout le long du chemin vers le petit-déjeuner.

Eddie se tenait à sa table habituelle, près du feu. Je le saluai. Il se portait comme un charme. Je me dirigeai vers la table d'un ami mais Eddie me fit signe de le rejoindre, ce que j'acceptai d'un sourire convenu.

Cette fois-ci, je me gardai bien de lui faire des remarques sur la nuit précédente. Je m'étais déjà bien assez fait remarquer la dernière fois. Il me voyait sûrement comme un curieux à présent et je savais très bien que si l'envie lui en prenait il pouvait me causer du tort.

– George, servez le petit déjeuner de monsieur, je vous prie. Vous avez tellement tardé hier que j'ai cru qu'il allait mourir de faim !

Un servant s’approcha de notre table, me servit du thé et m'apporta mes biscuits préférés. Je le remerciai et attendis qu'il s’éloigne pour m'adresser à nouveau à mon voisin :

– Vous devriez le ménager un peu tout de même.

– Décidément, vous êtes bien paternaliste.

– Il est vrai, excusez-moi. Vous allez vous moquer, mais je me suis toujours imaginé roi des fées. C'est pour ça que je suis autant protecteur. Chacun sa nature je suppose.

– Et qu'elle est la mienne ?

Je fis mine de réfléchir et portai ma tasse à mes lèvres. J'avalais une petite gorgée de liquide chaud puis répondit sereinement :

– Je ne saurais dire. Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir.

– Peut-être, mais je tiens à avoir votre avis.

– Dans ce cas… je dirais l'autodestruction. Il y a juste à vous voir assis là pour le savoir.

– Vraiment ? Et pourquoi cela ?

– Avez-vous déjà vu le fils d'un éminent scientifique dormir dans un taudis pareil ?

– Non, effectivement. Vous marquez un point. Mais pourquoi ne pas plutôt avoir dit que j'étais progressiste ?

– Parce qu'à voir la vie que vous menez, je ne pense pas que vous faisiez cela dans l'intérêt de notre belle société victorienne. Je me demande même si vous n'êtes pas un changeling.

Il eut un rire gêné et manqua de s'étouffer avec sa bouchée de bacon. Il avala tout rond et répondis :

– Touché. Vous voyez que vous n'êtes pas tant protecteur. En effet, la véritable nature d'une personne n'est pas aussi claire que ce que l'on peut imaginer. Un souverain peut également être un tyran.

– Je vous l'accorde. Nous avons tous plusieurs facettes sur le diamant de nos âmes.

– C'est joliment dit. Moi qui pensais que les poètes avaient disparu.

Je regardais Eddie avec de grand yeux et répliquai :

– Ah bon ? Il me semblait pourtant que vous en étiez un vous-même.

– Vous vous moquez !

– Non, non. Je suis sérieux. Il m'a semblé entendre des vers provenant de chez vous hier soir.

– Vous deviez être fatigué. Ce n'est pas mon genre de réciter de la poésie. Je ne suis qu'un morceau de bois enchanté par les fées après tout !

– Je vois que vous connaissez vos classiques celtiques !

– Effectivement. J'espère d'ailleurs que le véritable enfant de mes parents se porte bien dans le royaume souterrain. Plus sérieusement, j'adore cette légende du changeling. Il faudrait que je passe dans votre chambre pour que vous m'en lisiez d'autres. Vous pourriez en profiter pour m'apprendre la poésie.

– Avec plaisir, mais pour le moment, je dois aller en cours. Soyez prudent ce soir. Un ami m'a informé qu'une nouvelle victime avait été retrouvée à Barnwell.

– Encore une fille de joie ?

– J'en ai bien peur.

– Dans ce cas, vous n'avez pas à vous inquiéter. Je ne risque rien.

– J'espère que vous avez raison. Passez une agréable journée !

– Merci, vous de même, cher roi des fées.

Je partis en direction de la salle de cours, regrettant déjà de lui avoir confié ce secret. De plus, je n'en avais pas appris bien plus sur le sien. Si Eddie était le coupable de ces meurtres, il n'en laissait rien paraître. J'en venais à me demander comment un homme aussi intelligent pourrait s'abaisser à de telles bassesses.

L'étude d'un texte de grec ancien me changea un peu les idées. Le professeur nous avait chargé de traduire le mythe du roi Midas et nous en présentait la correction détaillée dans ce cours. Cet écrit racontait l'histoire d'un roi qui, grâce à un service rendu à un vieillard, obtint la réalisation d'un souhait de la part de Dionysos. Il lui demanda le don de transformer tout ce qu'il touchait en or. Le dieu s'exécuta, et le souverain fut comblé de joie. Il se créa un véritable trésor. Cependant, à l'heure du repas, il réalisa que tout ce que touchait sa bouche devenait également or. Il fut incapable de se nourrir. Sa fille tenta alors de le consoler, mais lorsqu'elle posa une main réconfortante sur l'épaule de son père, elle devint instantanément statue d'or.

Je préférai les mythes irlandais, mais je dois bien avouer que les Grecs avaient le sens de la tragédie. Il était d'ailleurs temps de revenir à la mienne. Je partis en quête de mes nouveaux camarades que je trouvais une fois encore à la bibliothèque. Une fois assis à leur table, Henry me chuchota :

– Alors comment va votre voisin ?

– Eh bien, il allait mieux depuis un mois, même s'il rentrait bien souvent soûl. Mais hier, alors que tout semblait normal à son arrivée, j'ai ensuite entendu des choses indescriptibles provenant de sa chambre. Sauriez-vous s'il avait beaucoup bu ?

– Hier ? Ma foi, non. Il ne me semble pas. Nous étions avec lui et tout avait l'air de se passer pour le mieux. Cependant, on a d'autres amis qui nous ont dit l'avoir vu plus tard dans la soirée, juste avant le couvre-feu, sortir d'une rue des plus malfamées. Je me demande s’il n'est pas allé là-bas pour satisfaire quelques besoins personnels, ou pire encore, y trouver quelques drogues.

Ses paroles me sidéraient. Je me penchais sur la table tout en m'exclamant :

– Mon Dieu, mais vous êtes sûr de cela ? Ce sont de lourdes accusations !

Henry fit de même et prit un air faussement désolé :

– Comme je dis, ce ne sont que des hypothèses. Mais que pouvait-il bien faire d'autre dans un tel endroit à cette heure-là ? Réfléchissez, voyons ! On ne va pas dans une rue aussi infréquentable seul le soir sans avoir de sombres intentions.

– Vous avez raison, il y a quelque chose d'étrange là-dedans, mais cela ne veut pas dire que c'est un drogué.

– Oh drogué, vous savez, nous le sommes tous.

– Certes, mais je ne pense pas que vous faisiez allusion à l'alcool ou au tabac.

– Non, effectivement. Je voulais plutôt parler d’opium ou de cocaïne.

– Vous croyez sérieusement que le fils d’un grand scientifique ignore les ravages que font ces drogues ? À quoi pourraient-elles lui servir hormis le plonger dans la maladie et la honte ?

– À beaucoup plus de choses que ce que vous n'imaginez. Bien sûr, l’utilisation officielle est l'atténuation de la douleur en médecine. La deuxième, la plus populaire, est l’évasion ; le plaisir qu’elles procurent fait s’évanouir tous vos problèmes. Mais elles en ont bien d'autres encore. Certains spirites, par exemple, prétendent qu’elles permettent de rentrer en contact avec l'au-delà.

– Avec l'au-delà ? Vraiment ?

– Oui, mais il faut être un expert en la matière pour connaître les bons produits et dosages.

– Est-ce le cas de Mister Hooker ?

Henry prit le temps de réfléchir avant de me répondre :

– Non, c'est comme nous sa première année en sciences naturelles. Mais il peut très bien avoir eu accès à des livres de médecine, dans cette bibliothèque ou chez lui.

– Vous avez peut-être raison. Il se peut donc qu'il se drogue pour tenter de communiquer avec l'esprit d'un défunt. Et pour des raisons occultes, il doit être obligé d'attendre un soir de pleine lune pour réaliser son rituel.

– Hypothèse un peu tirée par les cheveux, mais ce n'est pas impossible.

– Savez-vous si quelqu'un de proche de lui est mort récemment ?

– Son père et sa mère sont toujours de ce monde. Il n'a pas connu son grand-père ni sa grand-mère. Et à ma connaissance, il n'a pas encore de fiancée.

– Ah… Nous faisons peut-être fausse route.

– Il est trop tôt pour baisser les bras. Je vais me renseigner auprès de mes camarades. Il a pu perdre quelqu'un récemment sans que nous le sachions. Je vous enverrai un mot pour vous tenir au courant.

– Très bien, merci.

Je commençais à me lever quand le camarade d'Henry m'interpella :

– Attendez, j'ai une question. Avez-vous alerté le Proctor de ses agissements suspects?

– Non, voyons. Je n'ai aucune preuve. Et même si j'en avais, je me refuse à dénoncer un ami. Je préfère l'aider à rentrer dans le droit chemin.

– Un ami ? Vous êtes si proches que cela ?

– Sachez que je considère comme un camarade quiconque étudie ici. Vous l'êtes vous aussi. Du moment où nous avons été admis comme membres de l'université, nous sommes devenus frères d'armes.

– Vous avez une vision de l'amitié bien romantique, ricana Henry.

– Non, je ne crois pas. Dans l'armée, les soldats forment une famille. Alors pourquoi nous, étudiants de Cambridge, n'en serions-nous pas une aussi ?

– Vous avez raison, cela fait sens après tout. Que comptez-vous faire pour votre ami ?

– Faire ? Oh, rien du tout. Je vais voir comment les choses se déroulent, tendre l'oreille. Et si jamais je me rends compte que ce sont bien des langages spirites que j’entends, j'essaierai de lui en parler et lui faire retrouver raison.

– Croyez-vous qu'il se confessera à vous ?

– Je ne pense pas, mais j'espère me tromper. Comptez sur moi pour vous tenir informés, et j'attends la même chose de votre part. Je dois y aller, passez une bonne journée messieurs.

Ils me rendirent ma politesse. Je poursuivis mes études dans ma chambre. J'avais comme exercice de réécrire le mythe de Midas en grec. Cela m'occupa jusqu'au soir. Comme je l'avais anticipé, rien de fâcheux ne se produisit. Mon voisin rentra soûl mais sans aucune scène ni vacarme. Il en fût ainsi chaque jour durant un mois entier.

Pendant ces semaines, mes amis me firent part de toutes les théories les plus folles sur l'identité du meurtrier. Je me gardais bien de leur faire part des miennes. Tout le monde attendait la pleine lune suivante pour découvrir la nouvelle victime du loup-garou de Barnwell, comme l'avait surnommé les journaux.

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