Partie 4-2 V4

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– Excusez-nous, nous ne voulions pas vous faire peur.

– Ce n'est rien, ne vous en faites pas.

Nous échangeâmes des politesses puis je lui demandai :

– Que me vaut l'honneur de votre visite ?

– Également, merci. Rien de spécial, nous souhaitions simplement vous rendre la politesse en venant vous voir comme vous l'avez fait les fois dernières.

– C'est très aimable de votre part.

– Qu'êtes-vous en train d'étudier ?

Le ton inquisiteur d'Henry, faussement courtois, me fit frissonner d'angoisse après ce que je venais de lire. Ce pouvait-il qu'il fasse partie de ceux qui ont fait taire l’auteur de cette enquête ? C'était un Undergraduate en sciences naturelles après tout. Je chassais cette pensée absurde de mon esprit et répondis :

– Les langues anciennes bien sûr ! Que pourrait faire d'autre un élève en Classic ?

– Évidemment, suis-je bête ! Cela n'a donc pas de rapport avec notre cher Edward ?

Tout en disant cela, Henry sortit une magnifique fleur d'une espèce que je n'avais jamais vue auparavant. Il l'épingla à sa robe et l'odeur qu'elle dégagea me saisit. Soudain, je fus pris d'un étrange sentiment de bien-être, puis d'une légère euphorie. Mon interlocuteur répéta sa question, ce qui me sortit de mes pensées et me fit répondre :

– Bien sûr que si ! J'essaie d'identifier la langue que Mister Hooker utilise pour ces rituels innommables.

Je n'avais pas l'impression d'avoir voulu prononcer ces mots, mais plutôt de les avoir entendus de la bouche d'une autre personne. Henry poursuivit :

– Et comment avancent vos recherches ?

Des frissons parcourir tout mon corps et je perdis à nouveau le contrôle de mes mots :

– Je tiens une piste prometteuse, mais je doute encore de son authenticité !

– Est-ce que je peux vous être utile de quelque manière ?

Le flou qui embrouillait mon esprit se dissipa, c’était la question parfaite pour lui dire ses quatre vérités :

– Non, je ne pense pas. À part si vous voulez bien me dire si vous faites oui ou non partie d'une organisation secrète qui a fait disparaître Robert Staring !

– Robert Staring ? Une organisation secrète ? Mais de quoi parlez-vous, enfin ?

– À vous de me le dire !

Je compris à la grimace qui défigura Henry une seconde que ce n'était pas la réponse qu'il attendait. Il prit un ton ferme :

– Vous êtes ridicule. J'essaie seulement de vous aider !

– Je trouve que vous posez beaucoup trop de questions. Sachant que vous faites partie de l'entourage de Mister Hooker, il me paraît clair que vous êtes là à sa demande. Ai-je tort ?

– Evidemment. Je vous l'ai dit, je le trouve tout aussi suspect que vous. Je veux juste faire la lumière sur cette affaire !

– Eh bien, soyez rassuré ! Il est rentré très tôt hier, bien avant qu'ait lieu le meurtre. Je peux en témoigner !

– Cela ne prouve absolument rien.

– Vraiment ? Pourquoi le soupçonnez-vous encore ? Auriez-vous connaissance d'éléments que je n'ai pas ? Et si c'est le cas, pourquoi le protégez-vous ?

– Arrêtez ça, bon sang ! Je vous laisse tranquille vu que mes questions vous indisposent autant ! Bonne journée.

Quelques secondes après son départ, je réalisai ce qu’il venait de se passer. Pourquoi lui avais-je tout avoué aussi facilement ? Et d'où venait ce sentiment d'exaltation que j'avais ressenti ? Tout cela s'était produit après qu'il ait sorti cette étrange fleur. Ce Robert ne disait-il pas dans son étude que les témoins parlaient de créatures végétales inconnues et de plantes innommées ? Ce pouvait-il qu'Henry m'ait drogué avec le parfum de cette corolle maudite ? Impossible…

Je devais cacher le texte secret, maintenant qu'il avait vu les ouvrages que je lisais, il allait sûrement les fouiller. Je plaçai donc discrètement les feuillets dans la couverture d'un livre de mathématiques qui n'avait pas été emprunté depuis des siècles.

Je partis ensuite vers le Hall, mais je me sentis soudain mal. Des vertiges me faisaient tourner la tête. Je m'appuyai contre un mur de tout mon poids puis portai mon mouchoir au nez d'une main tremblante : il saignait. Que diable m'arrivait-il ? Ce devait être là les horribles effets secondaires de la fleur empoisonnée. Je respirais profondément pour évacuer l'angoisse qui me prenait à la gorge. Une fois mes esprits repris, je rentrai tant bien que mal dans ma chambre en ville, sans penser à dîner.

Je me sentais mieux. Je pris une douche dans la salle d'eau commune puis essayais de traduire l'un des textes que nous avait confié un de nos professeurs. J'en fus incapable. Impossible de me concentrer. Je pensais à Henry. Qui était-il vraiment ? Un agent de la reine ? Un membre d'une confrérie occulte telle celle des francs-maçons ? Je ne saurais le dire, mais cela n'annonçait rien de bon pour moi. En lui parlant de Robert Staring, je m'étais condamné au même sort que ce dernier.

Je fus pris d'une horrible migraine. J'appuyais mes deux coudes sur mon bureau et pris ma tête entre mes mains. J'avais l'impression qu'elle allait exploser. Il se passait quelque chose d'anormal. Était-ce encore le contrecoup de cette drogue qu'Henry avait dû utiliser pour me faire parler ? Non. Quelque chose semblait vouloir sortir de mon crâne. La douleur s'accentuait tandis que la pression dans ma tête augmentait. Je m'effondrai sur mon lit en position fœtale, criant d'agonie.

Soudain, un éclat mnémonique m'aveugla. Un souvenir jaillissait des tréfonds de mon esprit, tel une éruption. Des images, des sons et des odeurs s'emparèrent de moi dans un maelstrom infernal : ceux de la sombre forêt de mon enfance, de mon père enragé, ceinture en main, et de cette femme singulière, féerique.

Je me concentrai pour tenter de calmer ce flot incessant de pensées et de sensations, sans y parvenir. Après plusieurs minutes de calvaire, tout s'arrêta brusquement. La couverture, trempée de mes larmes, demeurait la seule preuve de cet événement cauchemardesque.

C'est à ce moment que quelqu'un me fit sursauter en frappant à la porte. Je me relevais avec difficulté et allai ouvrir. Je découvris mon voisin sur le palier, une bouteille de Porto à la main. Il me sourit et me dit :

– Bonsoir Rian, je viens pour me faire pardonner de vous avoir dérangé la nuit dernière. Vous permettez que j'entre ?

– Bonsoir, je vous en prie, mais il ne fallait pas vous donner la peine de…

Il s'avança sans me donner le temps de finir ma phrase :

– Ce n'est rien, voyons. C'est la moindre des choses… entre amis.

Cette remarque anodine me sauta à la gorge. Comme je le craignais, Henry lui avait parlé de notre discussion. Je tâchai de garder mon calme et répondis sereinement :

– Vous avez raison. Un verre ne me fera pas de mal. Asseyez-vous près de la cheminée, nous y serons plus à l'aise.

Eddie se posa dans l'un des deux fauteuils en cuir près du feu. Il déposa la bouteille sur la petite table. Pendant que je la débouchonnai, il sortit deux cigares dont il coupa la tête. Je nous servis dans de jolis petits verres à pied et nous trinquâmes :

– À notre nouvelle amitié !

Nos cloches se percutèrent dans un beau tintement cristallin. Cependant, après avoir été drogué dans la journée, j'hésitais à ingérer ce liquide inconnu. Ma main tremblait. Je transformai immédiatement ce signe d’angoisse en un geste élégant qui fit tournoyer le fluide.

– Vous ne buvez pas ?

– Si, si. Excusez-moi, j'étais perdu dans mes pensées.

Je pris une petite gorgée. L’alcool se révéla des meilleurs. Mister Hooker sortit un paquet d'allumettes de l'une de ces poches ; je mis alors mon cigare en bouche et il l'alluma. J'aspirai, ce qui fit rougeoyer le bout du rouleau de tabac et jaillir de la fumée sur ma langue ; je me délectais de ses arômes exotiques. Si elle était empoisonnée, ma mort serait au moins délicieuse. Mais la faucheuse ne fit pas son apparition. Mon voisin me regardait, l'air satisfait, tandis qu'il fumait et buvait généreusement. Cette détente me fut du plus grand réconfort après ces douleurs cauchemardesques. Je finis par briser ce silence de délectation :

– Henry vous a-t-il parlé de moi ?

– Oui, bien sûr. Je lui avais demandé de garder un œil sur vous.

Sa franchise me surprit. Il continua en me souriant :

– C'était plus pour vous protéger que pour vous nuire, vous savez. Mais je n'aurais pas dû lui faire confiance. J'y ai été contraint car il était le seul à avoir les compétences dont j'avais besoin. Lorsqu'il m'a assuré qu'il s'occuperait de vous pour que vous ne soupçonniez rien, je ne m'imaginais pas qu'il allait, au contraire, nourrir votre curiosité.

– C'est un être sournois, il a également abusé de ma confiance. Je comprends cependant que vous ayez accepté son aide.

– J'en suis ravi. Je craignais que vous le preniez mal.

– Vous avez de lourdes responsabilités sur vos épaules. Il est normal que vous veilliez à protéger vos intérêts.

– Tout à fait. J'aurais préféré que vous ne cherchiez pas à savoir ce qui se passait de l'autre côté de ce mur, mais Henry vous a incité à mener votre petite enquête… Et je dois dire que je ne m'attendais pas à ce qu'un étudiant en Classic fasse un aussi bon détective.

– Vraiment ? Je ne trouve pas, je ne sais toujours pas quel est votre secret.

Eddie me sourit tout en crachant un nuage de fumée.

– Certes. Cependant, vous êtes parvenu à trouver un début de piste sérieux.

– Vous parlez des feuillets de Mister Staring ?

– Exactement. Comme vous, il était bien trop curieux. Il s'est engagé à corps perdu dans son enquête sur des êtres de contes de fée et a fini par découvrir des choses que le commun des mortels n'est pas censé connaître : la confrérie.

Ma migraine revenait sous l’angoisse de ces révélations. Je bus une grande gorgée de Porto. J'allais être renvoyé, voire pire.

– Et que lui est-il arrivé ?

– Oh, et bien, il a disparu.

C'est bien ce que j'imaginais. Il n'était pas si fou que cela en réalité. Je sentis mon sang se glacer.

– Qu'entendez-vous par là ? La société secrète sur laquelle il menait ses investigations l'a tué ?

– Non, rien d'aussi radical. Et puis, cela aurait éveillé les soupçons. Elle s'est simplement arrangée pour le faire enfermer dans un asile. À ce que l'on dit, il est tellement drogué qu'il n'est même plus capable de parler.

– Si elle a fait tout ça, c'est qu'il avait raison : elle existe belle et bien. Et vous en faites donc partie…

– Oui. Je peux vous l'avouer maintenant. De toute évidence, vous l'aviez déjà deviné.

– Vous allez également me faire enfermer ? fis-je la voix tremblotante.

– Mais non, voyons ! Je sais que vous êtes un homme intelligent, et que vous ne commettrez pas la même erreur que lui. Je vous demande juste de ne pas chercher à en savoir plus que ce que vous avez déjà appris.

– La seule chose que je souhaite savoir n'a aucun rapport avec votre société secrète de sciences naturelles.

– Et quelle est-elle ?

– Avez-vous invoqué l'esprit ou le démon qui a commis les horribles meurtres dans Barnwell ? Peut-être l'une des créatures sur lesquelles Robert Staring enquêtait ?

– Non, je n'ai rien fait de tel.

Je repris du courage dans mon verre à Porto.

– Je vous ai pourtant entendu utiliser la même langue infernale qu'elles.

– Vous avez raison sur ce point. Il s'agit bien de cette dernière, mais ces créatures ne sont que des chimères.

– Vraiment ? Alors si elle ne vous sert pas à appeler l’un de ces êtres surnaturels, à quoi vous est-elle utile ?

– Êtes-vous sûr de vouloir le savoir ? Il n’y aura pas de retour en arrière possible après cela.

– Quelque chose me dit que si je ne finis pas à l'asile, c'est que votre organisation ne sait rien de mes agissements. J'en conclus donc que seul Henry, son ami et vous êtes au courant. Je ne crois pas que vous me laisserez libre après ce que j'ai découvert. C'est bien trop dangereux pour vous. Si votre confrérie l'apprenait, elle découvrirait votre secret par là même. Donc, allez-y ! Dîtes moi toute la vérité, qu’on en finisse !

– Une fois encore, vous me prouvez que vous êtes d'une grande intelligence, ou d’une grande folie. Vous avez raison, je ne vais hélas pas pouvoir vous laisser en vie, mais je vous dois quelques explications avant d'en finir.

Eddie marqua une pause. Mon angoisse et mon attente étaient telles que les crépitements du bois en train de brûler retentirent comme des feux d'artifice à mes oreilles. Il reprit :

– Vous souvenez-vous du poids que pèse la ressemblance d'avec mon père sur moi ? Eh bien, il n'y a pas que ma famille qui me la rappelle. Il y a aussi la confrérie Heartwood.

– C’est donc son nom...

– Oui, une organisation cachée au cœur de l'arbre qu'est notre civilisation.

– Et quel est le lien entre elle et votre père ?

– Non content d'être un homme d'affaires et un politicien de talent, Joseph Dalton Hooker brille également en tant que scientifique et occultiste. Il a eu son Bachelor of Arts de sciences naturelles haut la main, tout comme celui de magie de la confrérie ; c'était le meilleur de ces deux promotions. Par la suite, il a grimpé rapidement les échelons des deux sociétés : scientifique et occulte.

– Et si je comprends bien, ce n'est pas votre cas.

– Non, en effet. Malgré tous mes efforts, mes pouvoirs occultes n'ont jamais rivalisé avec ceux de mon père au même âge. Au grand dam du grand maître d'Heatwood qui ne manque pas de me le rappeler. À vrai dire, je suis dans les derniers élèves de ma promotion. J'ai beau être l'un des meilleurs dans la partie théorique, cela est loin d'être suffisant.

– Vous me voyez désolé de l'apprendre. Ça ne doit pas être une position évidente pour vous. Tout ça n'a cependant aucun rapport avec les meurtres de Barnwell.

– Si, bien au contraire, car c'est moi qui en suis l'auteur.

– Vous ?

– Oui, le seul démon dans cette affaire, c’est moi.

Cette révélation me fit frissonner d'horreur et ma raison se révolta contre l'idée même qu'elle soit une réalité :

– Mais c'est impossible, vous êtes rentré dans votre chambre avant que le dernier meurtre ne soit commis hier soir.

– Je suis simplement sorti par la fenêtre.

– L'ombre que j'avais aperçue…

– C'était moi, en effet.

– Mais comment ? Vous n'avez pas pu sauter du deuxième étage ! J'ai bien observé la façade du bâtiment, il est impossible de l'escalader. Elle n'offre aucune prise.

– Pour un homme ordinaire, certes, mais je suis loin d'en être un.

– Alors les journaux disent vrai, vous êtes un lycanthrope ?

Eddie éclata d'un rire noir :

– Et pourquoi pas un vampire tant que vous y êtes ?

– C'est en effet plus probable au vu de l'état dans lequel sont retrouvés les victimes…

– Vous êtes décidément aussi influençable qu’Henry le disait. Ceux ne sont que des mythes, voyons ! Ma nature est bien plus originale et vous plaira davantage, j'en suis certain. Elle relève bien plus du changeling que de ces deux créatures fantastiques.

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