Chapitre 1

12 minutes de lecture

Dans les pas de maître Marian, nous nous approchons de cette taverne, les rues sont désertes et paraissent lugubres. D’ici, je peux entendre le brouhaha ambiant et le barde chanter. En nous approchant de la porte, j’aperçois la pancarte du bâtiment, il est écrit “Gourdin râleur”. Nul doute qu’un endroit comme celui-ci n’est pas recommandé pour une jeune fille comme moi. Je ne comprends toujours pas pourquoi maître Marian a tant insisté pour que nous nous y rendions directement en arrivant en ville. J’entends comme bien souvent une voix intérieure me rassurant et me disant de faire confiance au maître. Cette fameuse voix, c’est Baal, un démon avec qui j’ai fusionné juste avant de quitter mon pays natal. Je suis la seule à l’entendre, ce qui est bien pratique, car il est souvent de bon conseil.

Ce n’est pas vraiment le genre de vue auquel je m’attendais quand maître Marian me parlait de ville portuaire. L’odeur y est presque nauséabonde et tout parait si sale. Des pavés au sol, aux girouettes en haut des toitures, en passants par les fenêtres au travers desquelles il me parait assez compliqué de voir à travers sans devoir frotter avec un linge. Une sorte de brouillard nous empêche de voir au loin, la nuit n’aide pas vraiment. Je m’attendais un peu plus à ce dont on entend parler dans les romans. Vous savez, de beaux et grands navires, des étales vendant toutes sortes de produits, de chaleureux habitants, le tout surplombé par un merveilleux château. Bon, je sais que nous ne vivons pas dans un conte de fée, mais tout de même. Les paysages sont très loin de ce que nous avions au royaume d’Azur et même, d’un certain côté, de tout ce que l’on trouve en Rubby aussi. Finalement je n’ai jamais vu une grande ville portuaire dans aucun de ces deux royaumes.

Une fois à l’intérieur, je me rends compte que tout est aussi alcoolisé et sale que ce à quoi je m’attendais. Pour ne pas perdre le maître dans cette foule qui m’est assez inhabituelle, je m’agrippe à son bras. Je suis vite bousculée et écrasée par les clients de l’auberge qui sont apparemment en train de fêter quelque chose. Nous nous arrêtons non sans mal à une table. Un homme y est installé. Voyant le maître s’asseoir, je fais de même, me faisant muette, comme il me l’a demandé un peu avant d’arriver. Les deux hommes d’âge mûr se regardent fixement, mais ne se disent pas un mot. Le vieil homme fait ensuite un signe discret à l’aubergiste qui a l’air de comprendre tout de suite ce que cet homme veut lui dire. Les minutes passent et peu à peu, la foule commence à se calmer et à se vider. Il est clair que les deux hommes attendent patiemment que l’auberge se vide. Sans que j’y prête plus attention, il ne reste que nous, l’aubergiste et la serveuse, probablement sa femme au vu de leur comportement. Je pense que l’homme doit être assez influent pour faire vider une taverne en pleine soirée et encore plus pour être la raison de notre venue en un lieu aussi malfamé. Enfin, l’homme commence à parler :

– Marian, ça fait combien de temps, mon vieil ami, Six ? Sept ans ?

– 8 ans, dit-il d’une voix aussi grave qu’à son habitude.

– Je vois. Et qui est cette jeune fille qui t’accompagne ? Il se met ensuite à me fixer et me dévisager avec insistance.

– Je ne suis pas là pour bavarder, nous avons besoin d’une embarcation au plus vite.

– Tu sais comme il est difficile d’embarquer par les temps qui courent.– Allons où est passé le Brisko d’autre fois ? Celui que j’ai connu ne se laisserait pas abattre pour si peu.

– Je te reconnais bien là, toujours à ressasser le bon vieux temps. M’enfin, de nos jours, je ne suis plus qu’un vieux marchant, les affaires de bandits, de démons et autres héros, ce n’est plus pour moi.

– Je comprends, mais nous devons nous rendre au Mont Aragon.

– Oh, je suppose que c’est pour toi, jeune fille. Il me fixe de nouveau avec insistance, je vois à son regard qu’il comprend ce que je suis.

– Oui, en effet, c’est pour elle que nous devons y aller, dit le maître à ma place.

Le vieil homme fait signe de la main à l’aubergiste et quelques secondes plus tard, la serveuse leur apporte une bière ainsi qu’un verre d’eau pour moi.

– Très bien, je vais voir ce que je peux faire, mais je vais avoir besoin que tu me rendes un petit service… Il sort de sa poche une bourse bien remplie et la jette sur la table.

– De quel genre de service un homme comme toi peut-il bien avoir besoin ? N’es-tu pas assez influent pour ne pas avoir besoin de mes services ?

– Ahahah, tu sais, la vie en Saphri est de plus en plus dure, sans parler des bandits, et c’est d’ailleurs de ça dont j’ai besoin… Fichus bandits.

– Et tes hommes, ils ne sont pas assez forts pour s’en occuper ?

– Le problème est bien là. Avant, ça suffisait amplement, mais depuis quelque temps, les bandits sont de plus en plus ingénieux, organisés et mieux équipés. Mes hommes se font blesser ou tuer en un rien de temps. Du coup, nous n’avons plus rien à livrer et nous perdons énormément d’argent comme tu peux t’en douter. J’ai bien essayé de faire appel à des mercenaires, mais…

– Un navire pour demain matin, l’affaire sera réglée. Interromps le maître en repoussant la bourse du revers de la main.

– J’ai un homme sur place, mais vous allez vraiment voyager de nuit ?

Maître Marian ne répond pas, finit sa bière d’une traite, me fait signe et se dirige vers la sortie. L’homme encore à table ne cesse de me fixer jusqu’à ce que nous soyons sortis de l’auberge. “J’espère que tu n’es pas fatiguée, nous avons une mission.” me dit le vieux maître, et sans même que je n’ai eu le temps de répondre, il commence à marcher vers la sortie de la ville.

Nous marchons maintenant depuis des heures, la fatigue se fait de plus en plus ressentir et je ne sais toujours pas où nous allons. Je ne veux pas contrarier plus le maître, qui paraît déjà las de notre voyage depuis que nous sommes partis.

– Qu-Que faisons-nous ? Ne devrions-nous pas trouver une autre embarcation ?

– Mon enfant, tu ne comprends donc toujours pas.

– Arrêtez de m’appeler ainsi, je ne suis plus une enfant.

– Nous allons simplement sécuriser le passage et accompagner la livraison, qu’elle puisse se faire sans encombre.

– Et comment savez-vous où aller ?

– Oh ça, et bien je connais Brisko depuis une trentaine d’années… Il magouille toujours quelque chose. C’est pour ça que je ne voulais pas qu’il te parle, et donc je sais de quel genre de trafic il parle.

– Des épices ?

– Oui, parfois, mais principalement de l’alcool, en partance pour tout Maana et principalement en Emerade. Dans le coin, c’est à Storl qu’ils en produisent le plus, ce n’est plus très loin d’ailleurs.

Comme prédit, quelques minutes plus tard, nous arrivons aux portes de Storl et apercevons justement une charrette ainsi qu’un petit homme nous fixant et nous faisant des signes. En l’interrogeant brièvement, nous apprenons donc tout de suite que nous étions attendus par cet homme et que c’est lui le transporteur que nous recherchons, nous allons donc l’accompagner et le protéger. Nous n’avons même pas eu le temps de rentrer dans la ville que nous devons déjà repartir. Je ne sais pas si je suis déçue ou heureuse au vu de la dernière ville visitée. Fort heureusement, l’homme est très aimable et nous permet de monter avec lui sur la charrette. Il nous explique qu’il a justement reçu un courrier quelques heures avant notre arrivée.

– Comment pouvez-vous avoir déjà reçu un courrier ? Nous ne nous sommes pas arrêtés de la nuit et nous n’avons croisé personne sur la route jusqu’au matin. Personne ne semblait transporter de courrier.

– Oh, je vois, vous n’êtes pas de Saphri. Eh bien, voyez-vous, dans notre royaume, nous avons des hommes spécialisés dans le transport de courrier et ils sont équipés de Spirits vraiment très spéciaux. C’est tout ce que je sais, mais c’est vraiment très pratique !

– Des Spirits ?

– Écoute Lucy, tu apprendras tout ce qu’il y a à savoir sur les Démons et Spirits quand nous serons à l’Ordre. Cesse d’importuner ce pauvre homme, dit sèchement maître Marian.

– Ne vous embêtez pas mon ami, ça ne me dérange pas. Vous savez, j’ai assez rarement l’occasion de bavarder lors de livraisons comme celle-là. Nous préférons en général rester discrets voyez-vous. Pour ce qui est des Spirits, ce sont de drôles de reliques qui peuvent offrir d’incroyables capacités. Encore une fois, je suis navré, mais je ne m’y connais pas vraiment. Disons que ce n’est pas trop mon domaine d’expertise, vous imaginez bien.

– Ah, très bien merci monsieur, répondis-je poliment pour couper court à cette conversation qui, je pense, aurait été sans fin.

La nuit passe et rien, pas une seule trace d’un bandit, ce qui me rassure, car ma dernière expérience avec eux remonte à un moment et j’aimerais ne jamais revivre quelque chose de semblable. Bien que je sache que cette fois le maître est avec moi, ça ne m’empêche pas de préférer ne jamais en revoir. C’est probablement contradictoire avec le fait de vouloir devenir démoniste, protéger l’humanité signifie les protéger de ce genre de personnes sans morale. La seule activité que nous avons lors de ce voyage étant le transporteur qui ne cesse de nous raconter des anecdotes, c’en est épuisant, je ne sais pas si je préfère ça ou le silence presque pesant des voyages avec le maître. Peut-être me suis-je habituée au calme en passant autant de temps avec le maître ou à m’entraîner. Même si je pense que sans Baal je me serais sentie terriblement seule. Il faut dire que je suis partie à l’autre bout du monde sans savoir où j’allais réellement alors que j’avais une vie ennuyeuse et toute tracée, étant la fille du comte Walker.

D’un coup, je vois maître Marian poser lentement la main sur son épée, chose qu’il ne fait jamais sans raison. Il doit sûrement avoir senti la présence de quelqu’un ou quelque chose. Et dire que nous ne sommes qu’à seulement une paire d’heures d’arriver. Que font des bandits aussi proches d’une grande ville portuaire comme Sradiff ? Généralement, ils ne s’attaquent qu’aux petits villages assez isolés et peu protégés par les royaumes. Ils n’y croisent que quelques gardes et une milice locale s’il y en a, mais de là à se rapprocher d’une grande ville portuaire, c’est que le royaume doit être vraiment en très mauvaise posture. À moins que ce ne soit un démon, mais ils sont très rares et généralement pacifistes, mais dans le monde dans lequel nous vivons, il faut se méfier de tout.

Un buisson se met à bouger, je commence à me relever, mais le maître me fait signe de la main de ne rien faire et descend de l’embarcation. Je sais pertinemment qu’il pense que je ne suis pas prête, mais si je me suis entraînée tout ce temps, ce n’est pas pour rester assise à ne rien faire. Cependant, je sais que je ne dois pas contredire un ordre de mon maître, il a toujours été là pour moi et m’a élevée comme sa propre fille. Il fait ça pour mon bien, j’en suis bien consciente. Comme à son habitude, j’entends Baal me dire d’y aller et de montrer au maître de quoi nous sommes capables. Je sais que c’est une mauvaise idée. Tout à coup, le maître dégaine son épée et tranche une flèche qui nous arrivait droit dessus. Les chevaux s’agitent, nous nous arrêtons donc. Je n’ai pas eu le temps de voir venir quoi que ce soit. Suis-je aussi inattentive que ça ? Ou est-ce que Baal m’aurait déconcentrée ? Non, je ne comprends pas. Je n’ai rien senti. Rien vu venir. Je pensais être prête. Heureusement que je ne suis pas seule. Trois bandits sortent ensuite des bois, nous bloquant le passage. Nous arrêtons donc la charrette. “Reste là et protège-le.” me dit le maître calmement avant de s’avancer en direction des bandits.

L’un d’entre eux, probablement leur chef, s’avance, tendant la main en direction de son opposant. L’anneau qu’il porte se met ensuite à scintiller et se transforme en une sorte de serpent aqueux. Comment est-ce possible, ce n’est pas un démoniste. Je n’ai jamais vu quelque chose de semblable, je suis intriguée par cet objet incroyable. C’est donc ça un Spirit ? Maître Marian avance toujours calmement en direction des agresseurs. À environ deux mètres d’eux, il s’arrête et range son arme. Le chef fait signe aux autres d’attaquer. Ils s’élancent donc pour tenter de tuer violemment le vieil homme avec leurs épées. Ce dernier esquive rapidement les deux lames avant de mettre à terre les sbires d’un coup de poing au ventre. Le chef se met à rire en lançant une attaque comme s’il attendait ce résultat, mais le maître ne s’arrête pas là, il se baisse pour esquiver le coup du serpent et met sa main sur le visage du bandit en se relevant. Il ne bouge plus. Quelques secondes passent et le serpent disparaît tout seul, redevenant une simple bague. Rien d’autre ne se passe et pourtant, il l’a bien vaincu. Les bandits ne sont pas morts, mais ne se relèvent pas, la trace de main sur le visage du chef est comme une brûlure et la bague tombe en morceaux au sol. Elle a comme perdu toute sa lumière et les fragments sont sombres et commencent à tomber en poussière. La trace de brûlure se dissipe doucement dans une fumée légère et claire.

Pendant ce temps, un autre bandit, que je n’avais pas vu, s’élance sur le transporteur. “C’est notre moment, vas-y !” me dit Baal. C’est vrai, c’est notre moment, ou plutôt, c’est MON moment. Le stress monte, je ne peux pas me permettre d’échouer. Je me concentre, et petit à petit, mon bras droit s’illumine, comme à l’entraînement. La lumière l’envahit et est entièrement couverte d’une aura blanche, comme si des flammes immaculées le recouvraient. Je m’élance donc à mon tour pour sauver le pauvre homme, qui est tombé à terre de peur. Le bandit ne s’attendait probablement pas à ce que je sois en mesure de l’attaquer et se fait foudroyer d’une attaque directe si violente que l’homme est brûlé vif dans une lumière aveuglante.

Tout est fini, j’ai sauvé le transporteur, mais à quel prix. Je me doute bien que devenir démoniste inclut de devoir ôter la vie à ce genre de personnes. Mais le savoir… Et le faire… Sont deux choses bien plus différentes que ce à quoi je m’attendais. Je ne vais pas dire que je regrette d’être intervenue, car il allait clairement tuer ce pauvre homme et sûrement moi aussi, mais peut-être aurais-je pu simplement le capturer ou bien l’assommer. “Tu es plus forte que ça… Tu sais, tu es l’une des personnes les plus fortes que je connaisse, tu es comme ta mère autrefois, forte et délicate.” me dit maître Marian en me prenant dans ses bras. Je ne sais pas si quelqu’un m’avait déjà dit ce genre de chose. Et voilà que je pleure maintenant… Quelle piètre démoniste je ferais si je reste aussi sensible que ça ? Quand apprendrais-je à me contrôler ?

Nous reprenons peu de temps après la route pour Sradiff. Le transporteur, ne sachant comment nous récompenser pour notre aide, nous offre de quoi nous sustenter quelques jours et passe le reste de la route à nous remercier. En arrivant au port, le bateau est là, nous n’avons plus qu’à monter et patienter le temps qu’ils chargent la cargaison. Deux très grands mâts surplombent un gros bateau, rempli de dizaines de marins en tout genre. Brisko est là lui aussi et parle avec le maître sur le port. Moi, je suis sur le pont regardant au loin, scrutant l’horizon pour tenter d’apercevoir le Mont Aragon et donc l’Ordre des démonistes. Mais rien que de l’eau, la mer à perte de vue. Le voyage est pourtant si proche de toucher à sa fin pour nous, et pourtant j’ai l’impression qu’il ne fait que commencer.

Annotations

Vous aimez lire Antharuu ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0