L'homme le plus triste du monde (2/2)

4 minutes de lecture

J'ai rapidement oublié l'incident et des mois sont passés jusqu'à ce que je devienne un jeune pharmacien diplômé. Il n'a pas fallu longtemps avant que l'on me confie la pharmacie seul, j'étais alors garant de son fonctionnement de 9h00 à 19h00 en continu, avec sous ma responsabilité des étudiantes et préparatrices douées et adorables.

C'est alors qu'il est revenu. Je ne l'ai pas reconnu tout de suite. Peut-être parce qu'il n'y avait plus dans son regard que de la tristesse mais aussi une certaine détermination qui m'était alors inconnue jusqu'ici. Il m'a présenté une ordonnance pour l'hypertrophie bénigne de la prostate sur laquelle était griffonnée avec une écriture hésitante et tremblotante: "Digoxine".

Je lui ai délivré la prescription en prenant soin d'ignorer cette substance particulièrement dangereuse si elle est mal utilisée.

  • Vous connaissez ce médicament? remarquant qu'il manquait le plus important.
  • Oui, je le connais très bien même. C'est un cardiotonique, c'est un médicament dangereux.
  • Pouvez-vous me le donner?
  • Non, il faut une ordonnance valable pour l'obtenir, comme je l'ai dit, c'est un médicament à marge thérapeutique étroite, ça ne se donne pas comme ça.
  • Ma femme est médecin...
  • Ca m'est égal, si elle est médecin, elle vous fait une ordonnance, en attendant c'est non. Pourquoi avez-vous besoin de ce traitement?
  • En fait, ma femme était médecin, et puis elle a eu un cancer. Elle a utilisé ce médicament pour mettre fin à ses jours... Et maintenant j'aimerais l'avoir.

Voyant que la discussion s'éternisait, et que les patients s'accumulaient à la porte et ne comprenant pas tout à fait où il voulait en venir j'ai été particulièrement froid avec lui.

  • Hors de question que je vous délivre ce médicament, avez-vous besoin d'autre chose?
  • Alors... Si je comprends bien... Il faut aller en Suisse pour faire ces choses là?
  • Oui, si vous voulez...

Cet echange m'a laissé terriblement perplexe et distrait toute la journée. J'ai croulé sous une multitude d'ordonnances. Comme à peu près tous les jours dans cette pharmacie, je n'ai jamais vraiment le temps d'approfondir et de m'attarder sur les patients en difficulté. Du moins pas sans subir les reproches de mes collègues, responsables et personnes qui attendent.

  • Sam? Je rêve ou ce patient vient de me demander de lui délivrer de la digoxine pour qu'il puisse se suicider avec?
  • Ah? Lui? Mais tu sais bien, c'est le mec ultra triste. C'est chaud quand même.
  • Tu ne crois pas qu'on devrait faire quelque chose? Je n'aurais pas dû le laisser partir comme ça non? En plus il a essayé de traffiquer son ordonnance pour que je lui en donne.
  • Laisse tomber, on ne peut rien faire pour ces gens là, je crois que Béatrice a déjà essayé.
  • Ca m'angoisse trop, je vais appeler les pharmacies alentour pour les prévenir.
  • Allo, salut c'est Ed. de la pharmacie à coté. J'ai eu un patient aujourd'hui qui m'a présenté une ordonnance avec de la digoxine griffonnée dessus, ne lui délivrez pas, même s'il vous dit que sa femme est médecin, il compte se suicider avec.
  • Salut ça va?! Wow, c'est chaud! D'accord je préviens l'équipe, bon courage!

J'ai appelé les trois pharmacies les plus proches, histoire de marquer le coup. Le soir, à la fin de ma journée de travail, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à lui et au fait qu'il était peut être en train d'ingérer des somnifères, ou d'hésiter au bord d'un pont. J'avais noté son numéro de telephone et son adresse, j'hésitais à le contacter pour m'assurer que tout allait bien.

J'avais peur de paraitre intrusif. Alors j'ai envoyé un message à Béatrice, la titulaire: "Bonsoir madame, je suis embêté, aujourd'hui un patient m'a demandé de la digoxine pour se suicider, j'aurais dû appeler la police ou le samu? J'ai son numéro, j'hésite à l'appeler."

Comme à son habitude elle m'a rapellé tout de suite: "Salut Ed, j'ai lu ton message, c'est monsieur M. C'est ça? Ahlala, ne t'inquiète pas, il a une situation très compliquée, sa femme est décédée d'un cancer et sa fille a tenté de se suicider avec de la digoxine (ça n'est pas la version confuse que j'ai eu de ce monsieur). J'ai déjà essayé de discuter avec lui, pour te dire, je l'ai même invité au resto pour en parler. Ce monsieur ne veut pas être aidé, et appeler les secours sans son consentement n'est pas une bonne idée. Ne t'en fais pas, je vais lui passer un coup de fil."


Aujourd'hui, en fermant les yeux je vois encore son regard triste. C'était la première fois de ma vie que je voyais un homme adulte en larmes. Jusque là, j'ignorais que cela pouvait exister. C'était aussi la première fois que quelqu'un me demandait mon aide pour mourir. Ca n'est pas pour rien que certains médicaments sont sur ordonnance obligatoire. Le pharmacien est le gardien des poisons.

Nous prêtons serment de respecter le code de la santé publique et les lois en vigueur. Enfreindre la règle c'est s'exposer à la radiation, la prison et une forte amende. Mais ça n'est probablement rien comparé aux remords que l'on éprouve lorsque ça tourne mal. Imaginez si quelqu'un lui avait donné sa digoxine...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Knoevenagel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0