Les portes de l'Enfer

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 L'albinos fut réveillée par les cahots d'une route caillouteuse, dans une obscurité totale, et avec un horrible mal de crâne. Une odeur métallique et sanguine l'enveloppait, et sa mémoire était vide. Où était-elle ? Que s'était-il passé ? Petit à petit, les souvenirs lui revinrent, et elles réussit à ouvrir les yeux. Pourtant, elle se trouvait toujours dans le noir, comme si sa tête avait été recouverte d'un tissu ou d'un sac. Elle voulut se débattre, mais ses mains et ses pieds étaient liés par de solides cordes. Elle sentait un étrange plancher irrégulier sous son dos, et bougeait à chaque soubressaut du sol. Une charrette, songea-t-elle. Je suis dans une charrette. Elle pouvait sentir la caresse du soleil sur sa peau. Comment une aussi belle journée avait-elle pu tourner au cauchemar ? Elle se rappelait le marché de Cité-Cime, si gai et vivant. L'arrivée des étranges ennemis avait mis fin à ce doux songe, à toute cette vie. Les images de la femme se faisait égorger par le soldat à l'armure noircie et tachée de sang tournaient en boucle dans l'esprit de Héride, la remplissant à nouveau de terreur. Etait-ce cet homme qui l'avait tirée jusqu'à la charrette ? Et, par les dieux du ciel, où l'emmenaient-ils ?

 La voiture de bois mit une bonne heure à arriver à destination. Il faisait plus frais, et Héride songea que le soleil était en train de se coucher. Des claquements secs lui signifièrent l'ouverture d'une lourde porte, puis la charrette s'engouffra dans une sorte de grand hall où les sons résonnaient, à l'atmosphère lourde et remplie de suie.

 On retira enfin le capuchon de jute qui recouvrait le visage de Héride. Elle dut plisser les yeux pour se protéger de la puissante lumière que dégageaient d'impressionants braseros, disposés l'un en face de l'autre de chaque côté du chemin de pierre. Elle remarqua enfin tous les autres enfants, adolescents ou jeunes adultes qui l'entouraient, dans la charrue de planches de bois. Ils avaient le visage couvert de transpiration, et semblaient sortir d'un long sommeil. Ils ont été assomés, comme moi. Elle tenta de se hisser sur ses coudes, mais fut brutalement allongée par un homme portant une armure gris sombre, du même modèle que celui qui avait tué la jeune mère en emportant son bébé, dans les rues de Cite-Cime. Alors ce sont nos ennemis qui m'ont enlevée, comprit Héride. Qui nous ont tous enlevés.

 La charrette roula encore sur une bonne centaine de mètres, avant de s'arrêter devant une grande porte un peu rouillée, marquée par le temps et par la saleté. Les cordes qui enserraient les pieds des prisonniers furent serrées aux chevilles mais elles permettaient désormais de marcher à pas prudents. Tous les jeunes détenus descendirent des charrues, ceux qui ronflaient encore furent réveillés par des bâtons tenus par les soldats. Héride fut mise dans une file, avec d'autres jeunes filles, séparées des garçons. Beaucoup pleuraient, appelaient leurs parents à l'aide. D'autre restaient de marbre, le regard baissé vers leurs pieds nus, sans doute muets à cause des terribles évènements de la bataille. Tous avaient perdu au moins un proche, aujourd'hui. Les frères et soeurs étaient cruellement séparés, puis conduits dans des files différentes. Enfin, un à un, les prisonniers passèrent sous l'arche de la porte ouverte.

 Héride retint son souffle. Une chaleur épouvantable régnait dans la combe qui s'étendait à ses pieds. Des bruits de pioche ou de marteau résonnaient de partout, mettant ses oreilles au supplice. Une haute voûte de pierre percée d'un seul et unique conduit large de six pieds de diamètre formait le plafond, et des chutes de poussière retombaient sur les travailleurs postés en contrebas. L'albinos remarqua avec horreur que les mineurs qui suaient sang et eau dans la carrière étaient tous adolescents, ou de jeunes adultes ! Ils ne portaient qu'un pantalon en haillons, crasseux et poussiéreux, et leurs torses étaient recouverts de transpiration. Il n'y avait presque aucune femme, juste quelques adolescentes musclées qui s'échinaient sur la roche cendrée.

 Un homme en armure portant un heaume qui lui couvrait les joues la poussa brutalement pour la forcer à garder le rythme de sa file. Ses coups étaient brusques, et son regard fouineur et mauvais. Héride songea qu'il était trop tard pour se lamenter.

 Au bout du sentier de terre, chaque prisonnière était minutieusement fouillée par un petit homme chauve et grassouillait, portant un fouet tranchant à sa ceinture. La jeune fille vit avec horreur que les franches étaient, pour certaines, maculées de sang. Quand son tour arriva, l'homme s'attarda longuement sur la tache de naissance en spirale qui ornait le bras droit de l'albinos. C'était une marque qu'elle avait toujours eu, et qu'il lui arrivait d'oublier, tant elle y était habituée. Enfin, il passa une main dans son dos pour la pousser vers les autres adolescentes apeurées qui attendaient, derrière, un sourire carnassier au lèvres. Il la regardait presque comme on toise une assiette de poulet mijoté avant de l'engloutir. Héride en était dégoûtée.

 Les filles furent divisées en deux groupe. Le premier, le plus important, contenait de jeunes adolescentes aux cheveux en bataille, aux visages imparfaits mais peu dérangeants. Héride en faisait partie, et était de loin la plus jolie. L'autre ne contenait qu'une dizaine de jeunes filles, et toutes arboraient une chevelure brillante ou une peau lisse. Où les emmènent-ils, celles là ? s'inquiéta mentalement l'albinos, alors que, encadrées par deux gardes, ses camarades et elle-même étaient emmenées vers un tunnel de pierre.

 Les détenues cheminèrent longtemps dans le noir, avant de déboucher sur une salle entièrement creusée dans la terre et la roche, une sorte de dortoir au sol irrégulier et caillouteux recouvert de couchettes en peau de chèvre. Il y en avait au moins une centaine, mais seules deux dizaines étaient occupées. La plupart des jeunes filles qui se trouvaient là avaient les cheveux sales, emmêlés, la peau crasseuse, les yeux figés et le corps couvert de cicatrice. Elles étaient vêtues de courtes robes des mêmes haillons que les pantalons des miniers. Leurs visages exprimaient une fatigue sans nom.

 Muettes, les nouvelles venues choisirent une couchette. Héride s'approcha d'un des sacs de peaux, et s'assit dessus. L'air sentait fort la poussière, et de nombreuses adolescentes toussaient bruyamment. La jeune albinos avait les yeux qui piquaient.

 Une jeune fille d'environ un an de plus qu'elle déplaça sa couchette dans sa direction. Elle faisait partie de la vingtaine déjà couverte de saletés, aux cernes visibles sous les yeux. Pourtant, elle arborait un sourire de bienvenue, une expression qui semblait forcée, compte tenu de la situation où elles se trouvaient toutes.

 « Salut, souffla-t-elle, d'une voix abîmée par les relents poussiéreux de l'air. Je m'appelle Visha, et toi ? »

 Héride la regarda tristement avant de se présenter à son tour. Elle était surprise par le ton presque enjoué de Visha.

 « Bienvenue aux carrières de Corapatt, déclara-t-elle avec un sourire attristé. Le véritable Enfer, si tu veux mon avis. Cet endroit est gardé par plus d'une centaine de gardes armés jusqu'au dents, et leurs armures sont impénétrables. Elles sont faites du matériau que nous minons, le liulith, ce truc gris foncé et incassable.

 — Qui sont ces gens ? osa demander l'albinos, se remettant peu à peu des derniers évènements.

 — Des membres de l'Orde des Malveils, des soldats sans aucune pitié. Ils organisent des raids dans les villages et les villes, mettent tout à sac, et tuent tout le monde, sauf les enfants et les jeunes adultes. Ils les utilisent pour leurs carrières, et les plus jeunes rejoingnent leurs rangs. Ca fait déjà quatre mois que je suis ici, et la vie n'est pas simple...

 — Ici, il n'y a que des filles, fit Héride. Mais j'ai vu des garçons travailler dans une carrière...

 — Nous, les adolescentes, nous avons droit au triage des pierres. Toute la journée. Ils ne nous donnent qu'une petite gourde d'eau pour notre travail, et nous mangeons séparément des hommes, qui ont un grand réfectoire. Là-bas, l'air est quasi irréspirable, on est en plein coeur de la montagne.

 — Tu as dit que les filles comme nous devons trier les cailloux, mais j'en ai vu qui prenaient un escalier semblant remonter dans la montagne. Tu peux me dire où elles vont, celles-là ? Il y a un atelier de triage plus haut ? »

 Visha afficha une mine triste et sombre, qui n'annonçait rien de bon. Elle fit une brève pause, avant de répondre.

 « Les jolies filles que tu as vues monter l'escalier sont bien plus malheureuses que nous, ou du moins, pour la plupart. Leur beauté et leur fragilité plait aux soldats. Elles deviennent leurs maîtresses. La plupart sont plus jeunes que toi et moi. »

 Cette annonce effraya Héride. Comment des êtres humains pouvaient-ils être dôtés d'une telle cruauté ? Livrer de pauvres enfants à des hommes ingrats et pervers... Il fallait être plus que fou.

 « Ton travail commencera demain, je te montrerai l'atelier. Nous sommes plus loin des carrières, nous respirons grâce à des tunnels qui remontent jusqu'à la surface. Les bruits des pioches ne nous dérangent pas, mais je connais plusieurs garçons qui sont devenus fous, à force d'entendre ces claquements incessants. Sache que ta vie ne sera plus jamais comme avant, pauvre Héride. Tu es une esclave de l'Ordre des Malveils, désormais... »

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