Plans et conspirations

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 À nouveau, après plus d'une semaine passée dans la mine, ce fut le martèlement des pioches qui éveilla Héride. Son crâne bourdonnait encore du bruit des pierres qui roulaient sur les tables de la salle de tri. Liulith, pierre, s'enchaînaient sous ses doigts meurtris et crasseux, dont la simple motricité lui faisait désormais souffir le martyre. D'un bref coup d'oeil au-dessus de l'épaule de l'esclave qui dormait face à elle, la jeune albinos vit que toutes les autres adolescentes dormaient encore. Tout était sombre, l'air obstrué de poussière rendait sa respiration sifflante. Elle s'efforça de reposer sa tête sur la fine couchette de peau, mais l'écho des outils utilisés dans la grotte attenante lui vrillait le crâne tout entier. Elle posa ses mains à plats sur la terre et ferma les yeux. Mais, quelques secondes d'attente suffirent pour qu'un soldat des Malveils fasse irruption dans la grotte et hurle :

 « Allez, levez vos sales fesses, les gamines ! Debout, on se met au boulot ! »

 Héride se redressa sur ses jambes, droite comme un piquet mais exténuée. Elle n'avait passé que quelques heures de la nuit à dormir, l'esprit hanté des hurlements de panique des habitants de Cité-Cime. Toutes les nuits, elle revoyait le visage apeuré de sa mère, leurs mains qui se séparaient, la terreur qui avait envahi la jeune fille lorsqu'elle avait compris qu'elle ne la verrait plus jamais... Je me dois de rester forte, songea-t-elle durement. Une esclave faible meurt dans la mine. Mais je ne suis pas ce celles-là.

 Sept jours s'étaient écoulés depuis son combat avec Valériah dans le dortoir, et elle était désormais membre à part entière de cette dernière. Elle dormait avec elle et ses amies, elle partageaient leurs repas du soir, tout en harcelant les autres détenues pour leur voler le leur... L'albinos s'était ainsi forgé une petite réputation, tous craignaient silencieusement qu'elle soit véritablement une sorcière... Elle croisait rarement le regard de Visha, celle qui l'avait si bien acueillie, à son arrivée aux carrières de Corapatt. Mais chaque fois que leurs yeux se rencontraient, Visha semblait terriblement triste. La jeune fille était toujours accompagnée de Constance, dont les yeux bruns perçant comme des flèches mettaient au défi l'albinos de s'approcher à nouveau de son amie. Constance est forte, elle aussi. Mais sans elle, Visha n'est rien. Je suis persuadée qu'elle serait déjà morte si Constance avait été tuée lors de sa tentative de fuite.

 Le groupe d'esclaves se rendit dans la salle de tri, et Héride se plaça au côté de Valériah, qui affichait un mine presque réjouie ce jour-ci. Intriguée, la jeune fille ne dit rien, mais ne tarda pas à comprendre de quoi il retournait.

 « Les filles, j'ai une grande annonce, chuchota Valériah à l'adresse de ses amies, toutes regroupées en bout de table. Cette nuit sonnera l'évasion du siècle !

 — Tu as perdu la tête ! s'étrangla Lakiva, une adolescente à la peau couverte de taches de son. La dernière à tenter le coup était Constance, et regarde comme elle a fini. Plus personne ne lui adresse la parole, à part cette fille pérégrine, Vissa ou Chiva...

 — Constance n'est qu'une catin, grogna Valériah, ses yeux sévères poités sur sa camarade. Nous sommes un groupe, mes soeurs, et nous sommes plus fortes que ce tas d'os. L'Ordre ne peut rien contre nous ! »

 Héride lui intima de se taire, alors qu'un soldat approchait dans leur direction, l'air éreinté par ses rondes incessantes. L'air de rien, les esclaves trièrent leurs roches machinalement, adoptant le visage morne des autres travailleuses. Mais, intérieurement, l'excitation gagnait la jeune fille. Cette nuit, elle allait peut-être avoir une chance de quitter ce dédale maudit.

 Plus tard dans la journée, Valériah finit d'exposer son plan à ses amies, l'air secret de celle qui a réfléchi des jours durant à ce plan sans failles.

 « Lorsque toutes se seront assoupies, nous nous lèverons sans bruit, et nous quitteront le dortoir. Le changement de ronde du garde à l'extérieur du tunnel se produit vers minuit et demi, nous devrons agir dans ce laps de temps là. Le conduit de gauche menant à la carrière et celui de droite à la salle de tri, nous prendrons celui du centre. Ensuite, il nous suffira de grimper les escaliers et de nous cacher en attendant l'une de nous qui sera restée en arrière.

 — Pour quelle raison ? demanda Héride à voix basse.

 — Elle patientera, en attendant que le garde revienne, et le tuera d'un coup de liulith noir dans la gorge !

 — Du liulith noir ? demanda Lakiva, de nouveau sceptique. Tu oublies que les soldats nous fouillent avant de revenir à la grotte.

 — Je vais me débrouiller, ma tignasse suffira à la cacher, souffla Valériah. Ils ne sont pas très regardant et de plus, le morceau est petit et parfaitement tranchant, regardez. »

 Elle ouvrit sa large paume cendrée et un éclat de liulith, roche gris sombre et brillante, apparut à la faible lumière des conduits d'aération. Elle le dissimula à nouveau, faisant mine de réajuster sa coiffure sale, y plaçant en réalité l'arme improvisée.

 « Héride, tu es la mieux placée pour te charger de cette mission, sourit Valériah. Tu as déjà fait tes preuves lorsque l'on s'est battues, toi et moi. Leur armure a une faille, juste au col, près de la carotide. Une fois à terre, tu voleras ses couteaux et ses autres armes et tu nous les rapporteras. Ensuite, on trouvera bien comment remonter à la surface.

 — On pourrait passer par les appartements des maîtres d'esclaves, proposa une grande fille rachitique aux cheveux noirs, dont Héride n'avait su retenir le prénom. À ce qu'on m'a dit, ils possèdent des issues de secours menant directement au-dessus.

 — Mais comment passer inaperçues si l'on se promène directement dans la chambre des maîtres ? demanda l'albinos. De plus, elles doivent forcément être surveillées, non ?

 — Tsss, et les armes, tu les oublies ? siffla la cheffe du groupe avec agacement. Nous sommes six, contre un seul soldat. Il ne pourra nous résister. »

 Elles acquiescèrent, et se remirent à leur tri. Héride bouillonnait d'impatience, trouvant les minutes longues et l'air de plus en plus chaud et étouffant. Elle s'activait au travail, les pièces de roche glissaient sous ses doigts avec agilité. Elle parvenait désormais à faire le tri plus facilement, les capteurs sensibles de sa peau faisaient inconsciemment la différence entre le liulith et la simple pierre gris-brun. À force de journées passées dans l'atelier de tri, tout semblait plus facile, et seul un mur se dressait face à l'effort dérisoire du travail : l'extrême fatigue dont chaque esclave était victime. La chaleur ambiante ne rendait pas les journées plus simples à supporter. Et la constante présente des Malveils empêchaient les détenues de se détendre rien qu'un peu. Nous sommes des animaux en cage.

 Le soir vint finalement, et les travailleuses, trempées de sueur et recouvertes de poussière, furent conduites jusqu'à la grotte du dortoir. Désormais, chacune était libre de discuter avec les autres ou de se reposer, sous l'oeil attentif d'un nouveau soldat Malveil. Héride, Valériah et leur bande se regroupèrent sur leurs couches de peau de chèvre, discutant amicalement en attendant l'arrivée des repas. Mais pas un mot sur l'évasion ne s'échappa de leurs lèvres. Cela devait encore rester secret. Les oreilles indiscrètes étaient religion, dans le dortoir.

 Lorsque les bouillies furent distribuées, Héride engloutit la sienne, puis se leva et serpenta entre les jeunes filles recroquevillées sur leurs bols. Beaucoup baissaient les yeux, d'autres s'empressaient de finir leur repas. L'albinos marcha un court moment, ses pieds ne ressentant même plus les gravillons, puis elle trouva sa cible. Visha mangeait en compagnie de Constance, et les deux détenues levèrent simultanément les yeux vers l'adolescente aux cheveux blancs.

 « Dégage, pourriture, cracha Constance, sourcils arqués et nez retroussé.

 — Donne-moi ton bol, gronda Héride. Ou je te cogne.

 — Toi ? se moqua la jeune fille avec un rire faux. Ca fait juste une semaine que tu sue sang et eau avec nous, et tu crois que tu peux te battre avec quelqu'un comme moi ? Sang neuf, tu ne sais pas ce que les Malveils de résèrvent, mais tu vas souffrir. Ne prends pas de haut quelqu'un comme moi. »

 Héride se souvint du conseil de Lakiva, peu de temps avant la fin de leur travail : « Ne fait pas de vagues, ce soir. On doit passer le plus inaperçu possible si on veut avoir une chance de quitter Corapatt. » Elle prit deux profondes inspirations puis déclara, la voix la plus posée possible :

 « Si tu ne veux pas me donner ton repas, alors Visha me doit le sien. »

 Cette dernière prit un air ahuri, toujours mêlé de la tristesse constante qui brillait dans ses yeux. Constance se leva, prête à vociférer quelque menace, mais son amie l'en empêcha, lui tirant le bras.

 « Laisse, gronda-t-elle. Héride ne vaut pas qu'on lui prête autant d'attention. Qu'elle prenne mon bol, je survivrai à un soir sans nourriture. »

 L'albinos saisit brutalement la bouillie que lui tendait l'adolescente, puis tourna les talons, perdue dans ses pensées. Pourquoi Visha ne proteste pas ? Pourquoi est-elle si triste ? Elle prit place à côté de Valériah, qui la félicita chaleureusement. Il ne faut pas que je me concentre sur des futilités, songea-t-elle. Ce soir, ma liberté est en jeu.

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