Chapitre 1 -2
Car j’ai eu une idée lumineuse. Perdu pour perdu, je devais aider ma mère à aller où elle voulait aller. J’ouvre à la hate mon carnet, me racle la gorge et, d'un hochement de tête à l'intention de Lili, lui fait signe de me suivre.
Oui, fais comme moi Lili chérie. Aidons maman.
J’ouvre la marche, de la table de chevet remplie de flacons, foulant sur le tapis japonais dont je connais chaque détail, je contourne l’angle de lit, effleure la boule dorée magique, atteint la deuxième, et rebrousse chemin lorsque je parviens à la seconde table de chevet, celle de papa. Une place froide, une moitié de matelas qui ne se déforme plus.
Voici donc le chemin processionnal parfaitement balisé. Moi en tête de file et Lili qui me seconde, apeurée.
— Notre père qui est aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton régne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…
Ma voix s’élève aussi claire qu’elle puisse l’être en cet instant, Lili calque mon rythme tout en étouffant des sanglots.
Notre mère, elle, continue de se mouvoir avec difficulté sous sa couette. Les grognements rythment notre prière.
— Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal…
Nous répétons inlassablement les mêmes mots, pensant créer un pont entre elle et l’au-delà. Je suis la béquille qui l’aide à marcher là où elle veut être vraiment, même si c’est loin de nous.
Ma mère est une âme triste et ce soir je suis prête à la guérir.
Le temps semble s’être arrêté. Je ne sais plus ni quelle heure il est exactement, ni depuis combien de temps nous exécutons le même parcours autour du lit mais nos voix à l’unisson finissent par engloutir les grognements. Ils ont disparu pour de bon.
Nous stoppons notre marche et tendons l’oreille assez longtemps pour percevoir une respiration sourde.
Je pousse Lili vers ma chambre, avec le sentiment étrange du devoir accompli. Nous avons réussi. Ensemble. Hors de question que nous soyons séparées cette nuit. Et lorsque je ferme à mon tour les yeux, confortablement lovée sous ma propre couette aux motifs d’Alice aux pays des merveilles, mes pensées vont vers ce Dieu auquel je ne crois pas, mais qui ce soir m’a aidé en quelque sorte.
***
Le lendemain matin, je me réveille avec difficulté. J’ai rêvé du Japon, je crois, d’un grand pont aussi, puis les images disparaissent et ne laissent qu’une impression désagréable d’avoir cauchemardé. Au loin, je perçois le rire de Lili dans la cuisine. Il remplaçe à lui seul le chant des oiseaux. Tout en descendant les escaliers pour la rejoindre, une pointe d’anxiété comprime mon estomac. Lorsque j’arrive à destination, ma mère m’accueille avec un large sourire.
— Elizableth ! Alors, on fait la marmotte ce matin ? Il va falloir que tu déjeunes rapidement si tu ne veux pas être en retard.
Elle semble presque guillerette, pleinement affairée aux tâches matinales. Je me glisse aux cotés de Lili, cherchant dans ses yeux une sorte de validation. Ai-je fais un mauvais rêve ? Lili achève de boire son lait par un hoquet sonore qui la rend hilare. Je souris également mais n’arrive pas à me laisser porter par l’ambiance trop… trop légère. Je me sens même barbouillée.
— Allez Eli, ce n’est plus l’école primaire, tu es en sixième et désormais tu dois mettre un réveil toute seule. Tu es assez grande pour être autonome. Tu n’as plus besoin que je vienne te réveiller comme ta sœur, même si cette demoiselle m'a reveillée alors qu'il faisait encore nuit. Si tu veux prendre ton temps pour déjeuner, met donc un réveil plus tôt. C’est pour ça qu’on te l'a offert avec ton…
Père.
J’entends presque une pointe de reproche. Je tente encore une fois de sonder les yeux de Lili pour savoir si ce que nous avons vécu hier était réel ou non. Son regard, cette fois, se voile légèrement quand il rencontre le mien plein d’interrogation.
L’instant suivant, elle disparait en hurlant qu’elle va se laver les dents - faux, elle va faire des grimaces dans le miroir, laissant en plan la table de la cuisine.
Instinctivement, je me pince le poignet. La douleur est réelle.
J’aimerais que tout soit le fruit de mon imagination. Et en voyant ma mère ranger le lait, le paquet de céréales avec bonne humeur puis mettre au lave-vaisselle le bol et la cuillère de Lili, j’aimerai me dire qu’elle et la masse mouvante d’hier soir, ce monstre qui grognait sans fin, étaient deux personnes différentes.
Mais je n’y crois pas, comme je ne crois pas en Dieu.
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