Chapitre 4 - Astronaut

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Diane

Je sens, à travers mon pull, les aspérités rugueuses de l’écorce contre laquelle je m’adosse. Les bras serrés autour de ma poitrine, je guette le camp en silence. Autour du feu, les silhouettes s’animent comme une pièce fragile, prête à se briser au moindre souffle. Les flammes sculptent leurs visages en clair-obscur, projetant sur la brume alentour des ombres déformées qui dansent comme des spectres. Le craquement du bois se mêle aux éclats de voix : un rire nerveux, un murmure confidentiel, un soupir las. Parfois, une toux ou le cliquetis d’un bol viennent briser ce rythme, rappelant que ce moment n’a rien de festif, qu’il n’est qu’un sursis arraché au chaos.

Silhouette effacée, je reste en retrait. La chaleur n’atteint pas mes os. Les flammes ne réchauffent pas ma peau, ne font que souligner la distance glaciale qui me sépare d’eux. L’odeur du bois brûlé et de la soupe mijotée parvient jusqu’à mes narines, assez forte pour réveiller mon estomac qui proteste dans un grondement. Mon dernier repas s’efface déjà dans la brume du temps. Depuis mon arrivée, le temps s’effiloche : à peine quelques jours, et déjà l’impression d’avoir vécu une éternité. J’ai passé la plupart des heures recroquevillée dans ma tente, l’endroit que j’ai choisi, comme si je m’étais condamnée à l’isolement. Les autres parlent, rient, s’accrochent les uns aux autres pour survivre. Moi, je m’accroche au silence. Quand l’air de la toile devient irrespirable, je viens ici, à l’orée du camp, me fondre dans l’ombre pour les observer sans qu’on me voie.

J’ai l’impression de flotter entre deux mondes : présente, mais étrangère à tout ce qui m’entoure. Quand des yeux se posent sur moi, je détourne aussitôt le regard, raide, comme si l’indifférence pouvait servir de barrière. J’endosse une carapace glaciale, mais à l’intérieur, la panique me ronge. Le souvenir de ma propre mort colle à ma peau comme une marque indélébile : le crochet, le sang, la douleur… ils reviennent sans cesse, me hantent au moindre silence. J’ai beau tendre l’oreille, espérer saisir une logique à ce lieu, tout ce que je comprends, c’est la cruauté nue de ce monde. Je ne sais pas comment on passe d’un match au camp, comme si une main effaçait tout l’entre-deux pour ne garder que la souffrance. J’ai cru à un cauchemar, mais je me suis réveillée ici, encore et encore, jusqu’à accepter que ça ne l’était pas. Mon corps est intact, mais ma mémoire suppure de plaies invisibles. Les visions de sang, de chairs déchirées, affluent sans prévenir, jusqu’à me retourner l’estomac. Je déglutis, la bile me racle la gorge. Peu importe ce que je veux : mon droit de choisir a disparu. Les matchs tombent sur nous comme la foudre, sans prévenir. Je ne sais pas qui tient les rênes.

La voix enjouée d’Ako m’arrache à mes pensées et attire mon regard vers le feu. Le garçon, ses lunettes trop grandes glissant sur son nez, s’agite sur un rondin à côté de Ruka. Je n’ai même pas trouvé la force de remercier ce dernier pour m’avoir aidée lors du match. Sa canne repose près de lui, plantée dans la terre comme une racine bancale. J’avais remarqué, au fil de ses déplacements, qu’il boitait. Je ne sais pas quelle blessure l’a condamné à marcher ainsi, mais il est encore là, à se battre malgré tout. Ce simple fait me renverse. Comment ai-je pu ne pas le voir plus tôt ? Ruka est sans doute celui avec qui j’ai le plus échangé depuis mon arrivée, et pourtant je ne connais rien de lui. Son visage se ferme sous une lassitude mal contenue : ses soupirs trahissent l’ennui, mais Ako, intarissable, continue de déverser ses histoires. Cette insouciance me trouble. Comme si l’horreur n’avait pas de prise sur lui.

J’ai vite compris que les flammes révélaient plus de visages que je ne l’imaginais. Chaque soir, de nouvelles silhouettes se dessinent dans leur lueur vacillante : d’autres hommes, d’autres femmes, prisonniers du même sort funeste que moi. Un éclat de voix me tire de mes pensées : à la périphérie du foyer, deux figures attirent immanquablement l’attention, impossible à ignorer.

La fille à la chevelure de feu parle en gestes larges, ses bras décrivant des moulinets rageurs. Son short en jean, à peine plus qu’un lambeau, et sa brassière noire constellée de breloques dorées accrochent la lumière comme pour défier la nuit. Ses boucles rousses glissent sur des épaules laiteuses avant de cascader jusqu’à ses hanches. Un semis de taches de rousseur parsème sa peau, et ses yeux, d’un bleu presque gris, percent l’obscurité avec une dureté glaciale. Belle à en être presque insolente. La première fois que je l’ai vue, je n’ai pas pu détacher mes yeux d’elle — et ce soir encore, je n’y arrive pas vraiment.

« La prochaine fois que tu me bloqueras la sortie avec une palette, je t’enfermerai à la cave avec le tueur, c’est clair ? » Sa voix, aérienne en apparence, se tord sous la colère, et chaque syllabe grince comme une lame mal affûtée. Dans ses intonations, je perçois un venin mesquin, presque jubilatoire. Elle me rappelle ces filles de lycée qui avaient besoin d’un public pour exister et d’une victime pour briller. Je préfère éviter de juger trop vite : j’ai déjà payé cher mes erreurs d’interprétation. « Non, je retire. Ça te ferait bien trop plaisir, espèce d’obsédé... »

Son interlocuteur garde les mains sur les hanches, un air hautain accroché au visage face aux reproches de la rousse. Son rire moqueur fuse aussitôt, balayant ses paroles comme une provocation habituelle. Ses vêtements, d’un blanc crème élégant, sont rehaussés de touches de noir : la chemise cintrée, les gants de cuir, et des cuissardes qui allongent encore sa silhouette. Ses boucles pastel, d’un rose aurore, oscillent autour de son visage de porcelaine. Ses traits fins lui donnent une innocence trompeuse, jusqu’à ce que sa langue tranche comme un rasoir.

« Et c’est la pute de service qui me dit ça ? Merci, mais tes remarques, tu peux te les foutre où je pense. » Des paillettes accrochent la lumière au coin de ses paupières, tranchant avec l’épaisseur noire de son liner et de son mascara. Ses lèvres, ourlées de gloss, scintillent au moindre mouvement. Il décale les hanches sur le côté et croise les bras contre sa poitrine, campé dans une arrogance assumée. Un sourire venimeux étire ses lèvres avant qu’il ne lâche : « Tu sais ma belle, il ne suffit pas d’être jolie. Avec ton cerveau en carton, t’as déjà un pied dans la tombe. »

« Le jour où tu sauras courir correctement sans te vautrer à chaque butte, on en reparlera. » Elle ponctue sa réplique d’un doigt d’honneur avant de lui tourner le dos, ses boucles de feu claquant par-dessus son épaule. L’atmosphère électrique qu’ils laissent derrière eux me hérisse la peau. Je devine que ce n’est pas la première fois qu’ils se déchirent ainsi. Leur querelle se rejoue comme un scénario mille fois écrit : les insultes fusent, mais derrière leur venin, je sens un accord tacite — se provoquer pour oublier que demain, l’un ou l’autre pourrait mourir.

Le rire d’Ae-Ris, du côté du coin cuisine, attire mon regard. Depuis mon arrivée, j’ai remarqué que les survivants avaient aménagé un espace sommaire mais suffisant : un petit four de pierre abrite une flammèche obstinée, et déjà les effluves de viande et de légumes font gronder mon ventre. La demoiselle s’affaire à découper des herbes que je reconnais comme du thym. Ses gestes sont sûrs, méthodiques, presque apaisants — comme si découper une herbe ou remuer une marmite suffisait à repousser l’horreur du monde extérieur. Elle donne une tape amicale au jeune homme près d’elle, puis désigne du doigt le bol de terre cuite où il écrase des feuilles, comme pour corriger sa méthode. Le sourire du garçon révèle des dents d’un blanc éclatant. La pâleur lumineuse de sa peau a captivé mon attention dès la première fois que je l’ai aperçu. Sa chevelure platine, plaquée sur le dessus, laisse échapper quelques mèches rebelles devant son visage. Ses yeux d’un vert émeraude brillent d’un charme presque surnaturel. Ses traits délicats sont un contraste exaltant avec son timbre profond au léger grain rauque.

Je me mentirais si je prétendais qu’il ne me plaît pas. Il dégage quelque chose d’irréel, trop parfait pour ce monde, presque cruel tant il me rappelle tout ce que je ne serai jamais. Attirant, charismatique, d’une gentillesse qui paraît lumineuse. Le genre d’homme qui fait tourner les regards. Et comme toujours, je me contenterai de contempler de loin. Il suffit de me regarder pour comprendre : je ne suis qu’une ombre banale face à une étoile pareille.

Une sensation acide me serre la nuque : on m’observe. Je lève les yeux, et mes mâchoires se crispent quand je croise le regard de Kazuo, adossé à un arbre de l’autre côté du camp. Sa silhouette semble sculptée dans la nuit, figée, impénétrable. Ses bras croisés verrouillent son torse comme une armure, et son visage, fermé, glacé, ne laisse filtrer aucune émotion. Mais ses yeux… ses yeux me transpercent avec une précision chirurgicale, comme s’il sondait chaque recoin de mon âme. Instinctivement, je me fige, prise au piège dans ce duel silencieux. Je refuse de céder, mais je détourne le regard, incapable de supporter cette fixation glaciale plus longtemps. Il ne m’aime pas. Ou peut-être qu’il n’aime personne. Depuis mon arrivée, je l’ai rarement vu parler aux autres. Il est un miroir cruel de ce que je suis devenue : distant, muet, invisible, mais aux aguets. À la différence près que lui semble voir à travers les gens, quand moi je m’y perds. Son regard braqué sur moi m’arrache une vague d’inconfort si violente que je préfère encore revivre les images sanglantes de mon premier match que de deviner ce qu’il pense en ce moment.

Écouter... Non, espionner les conversations des autres, me permet d’en apprendre un peu plus sur chacun, mais surtout, sur l’univers dont je suis prisonnière. D’autres auraient posé la question. Moi, chaque fois que j’essaie d’ouvrir la bouche, une boule bloque ma gorge. Ce n’est pas une nouveauté : je suis de trop. Je ne fais pas réellement partie de leur groupe. Et même si on ne me l’a jamais dit ouvertement, mes interprétations ne me laissent pas de doute.

« Tu viens manger avec nous ? » Je sursaute : Ae-Ris est apparue près de moi sans que je l’entende approcher. Ses yeux brillent d’une douceur troublante, traversés d’une inquiétude discrète. Je reste figée, incapable de répondre. Le bol fumant dans sa main me ramène brutalement à ma faim, mais mes lèvres se pincent et mes épaules s’affaissent, comme écrasées par un poids invisible. J’essaie d’esquisser un sourire, mais ce n’est qu’une grimace maladroite. Finalement, je secoue la tête.

« C’est gentil, mais je n’ai pas faim. » À peine les mots franchissent mes lèvres que mon ventre gronde, me trahissant aussitôt. Un sourire éclaire le visage d’Ae-Ris.

« Je vois ça. » Je baisse les yeux vers le bol fumant, incapable de soutenir son regard. Ma main tremble d’hésitation : si je l’accepte, je devrai m’asseoir avec eux, parler, dévoiler mes failles. L’idée seule me donne la nausée. Mon ventre proteste encore, implacable. Les mots se coincent dans ma gorge. « La prochaine fois, peut-être ? » Sa voix est douce, presque maternelle. Je reste muette, le souffle suspendu. Alors, avec un naturel désarmant, elle glisse le bol tiède dans ma main. « Ce n’est pas bon de rester le ventre vide avec les épreuves qui nous attendent encore. » Son sourire radieux, ponctué d’un clin d’œil, brise une fraction de ma carapace. Je papillonne des paupières, désarmée, avant de la voir s’éloigner vers le feu et rejoindre les autres.

« Merci... » Un souffle perdu, que personne n’entend, mais qui résonne pour moi comme une confession fragile. Je lève les yeux une dernière fois vers le cercle de lumière : les silhouettes rient, parlent fort, partagent une chaleur que je n’ose approcher. Un tableau de normalité absurde, suspendu dans un monde qui n’en connaît plus.

Je me détourne et m’éloigne des conversations pour rejoindre ma tente. Quand la fermeture glisse, le camp disparaît : il ne reste plus que le silence oppressant et ma respiration hachée. L’odeur de la soupe sature l’espace étroit. Mes mains tremblent quand je porte le bol à mes lèvres. La chaleur du bouillon m’écorche la langue, mais je continue, vorace. Chaque gorgée réveille en moi une faim ancienne, sauvage, comme si je n’avais pas mangé depuis une autre vie. Le bol vidé, je me roule sur le côté, genoux serrés contre ma poitrine. Ma vue se brouille et une chape lourde m’écrase le cœur. Comment pourrais-je affronter les monstres dehors, quand je suis déjà défaite à l’intérieur ? Je rabats le plaid élimé sur ma tête. Dans l’obscurité, une seule prière m’obsède : que la pointe du crochet ne perce plus jamais ma poitrine.

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