Entre vague et silence - revisite de la petite sirène
En hiver, rien n’était plus ennuyeux que le bord de mer, les bars vides, les rues désertes, tout respirait la tranquillité ou la mort.
Pourtant, que ce soit en été ou en hiver, le Radeau Bleu fermait toujours à la même heure : 2h du matin. Ce soir là, c’était Simon qui faisait la fermeture, et il n’y avait que lui au moment où il verrouilla la porte.
Il inhala l’air glacé qui s’emmitoufla dans ses narines. L’air marin. Simon aimait cette odeur d’algue humide et de bois rance, l’odeur de l’écume. Il s’avança doucement vers l’océan à quelques mètres du bar, à peine.
Le bruit des vagues se rapprochait.
Apaisantes.
D’un geste mécanique, il alluma sa clope. L’étincelle de feu chaude entre ses doigts, le goût de la nicotine entre ses lèvres. Il respirait.
Son téléphone vibra, une notification. Il fronça les sourcils avant même de regarder. Sa sœur, probablement. Était-elle arrivée au Mexique ? Peut-être au Brésil, déjà ? Quelle importance. Elle avait pu partir, elle, alors que lui, il avait été forcé de rester. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Parce qu’il était le plus jeune ? Trop jeune qu'ils disaient. Et gentil. Quelle famille de minables.
Il jeta son mégot contre un rocher, les épaules tendues, prêt à rentrer, quand un gémissement rauque lui glaça le sang. Là, vers les vagues. Un animal ? Il resta figé. Un autre grognement, plus sourd, trop gros pour être ignoré. Il plissa les yeux, mais ne distinguait rien dans la nuit. Était-ce un mirage ? Une illusion ?
Et pourtant, il avançait déjà vers la mer, ses baskets s’enfonçaient dans le sable froid, la lumière de son téléphone tremblait devant lui. Il atteignit le bord, marée basse, sable humide. Une queue de poisson, immense, d’au moins trois mètres. Les nageoires battaient contre le sable, prisonnières d’un filet de pêche. Mais ce n’était pas la queue qui le pétrifia. Ce fut le torse masculin, le visage. Ce corps. Demi-humain. Une peau semblable à la sienne, mais des crocs aux lèvres, des griffes noires, un regard d’ombre et des cheveux longs, blancs et aussi fins que des fils d’araignée. Simon déglutit. Ses jambes tremblaient. Était-il en train de rêver ? Était-il devenu fou ? Il était tard, il était épuisé, mais ce soir là il n'avait pas bu, il n'avait rien pris. Il ne rêvait pas. La créature gémit encore, se débattait dans ce filet. Elle se blessait.
Simon se repris. Il sorti le couteau de sa poche, celui qu’il gardait pour les clients trop bourrés ou trop insistant. Il s’accroupit en vitesse et trop près. Une griffe le frappa à la joue, assez pour le faire saigner. Il s’effondra dans le sable un mètre plus loin, le souffle coupé. Il aurait pu fuir. Il aurait dû fuir. Mais ses jambes refusaient de bouger. Et lui… il ne voulait pas ignorer. Il dégluti, forma deux poings avec ses paumes, le sable incrusté dans ses ongles et s’approcha à nouveau, plus prudemment, et vers les nageoires cette fois. Il articula, à mi-voix, comme pour calmer un chien sauvage :
— Shht, tout va bien, je veux seulement t’aider.
Il coupa une corde, puis une autre, évitant soigneusement les écailles. La créature compris assez vite ses intention. Elle cessa de se débattre et laissait faire Simon, patiemment. Lui il remontait progressivement vers le torse, les bras pour arracher chaque cordage. Quand il arriva au niveau de la nuque, il s’arrêta. Le regard de la créature s’enfonça dans le sien. Hypnotique. Bleu. Figé. Il ne restait qu’un dernier lien, un seul. Quand la créature serait libre, se jetterait-elle sur lui ? Le dévorerait-elle ? S’enfuirait-elle ? Il hésita. Son cœur battait. Ses paupières se fermèrent.
Il coupa.
Rien.
Pas de grognement, pas de violence. Juste le vent. Juste les vagues, au loin. L’odeur salée de la mer.
Il rouvrit les yeux.
La créature était là.
Toujours là.
Belle, irréelle.
Cette chose s'approcha lentement de lui et posa sa main griffue sur la joue blessée . Ce n’était pas un geste agressif mais plutôt comme une sorte d’excuse. Un contact étrange, à la fois froid et plus doux que le feu. Sans mot, sans geste, ils gardaient leurs regards l’un dans l’autre. Deux êtres qui s’observaient.
Et puis la créature chanta.
Ce n'était pas la voix d'un homme. Il chantait comme le feraient les baleines ou un ange aux pouvoirs mystiques. Une voix douce et forte à la fois, une mélodie créée pour lui, juste pour lui. Apaisante, hypnotisante.
Quand des rires coupa le chant. Des voix qui ricochaient depuis le haut de la plage. Des voix humaines, alcoolisées. Un groupe s'approchait. La créature recula et Simon, sans réfléchir apposa sa main sur celle de l'hybride :
— Reste…
Mais l’autre se dégagea sans effort. Rampant comme un serpent jusqu’à l’eau, il n’avait besoin d’aucune aide. Simon se leva, les jambes molles :
— Pourrais-je te revoir ? souffla-t-il.
Aucune réponse. Le triton s’évanouissait déjà dans les vagues. Et le groupe se rapprochait encore. Simon se mordit la lèvre. A cet instant, il se moquait des rires, des autres, du monde. Il cria dans la nuit, espérant que l’autre parvienne à l'entendre :
— Je reviendrai tous les soirs ! Même si tu n’es plus là…je reviendrai.
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