La Dévoreuse — Salim

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La caravane franchit les portes de la Cité-Monde avec une heure de retard. Le convoi s’étire paresseusement dans le désert, encadré par une trentaine de soldats du Guet et cinq Sorcelames montés sur des cavalins à l’allure majestueuse.

En tête de cortège, le capitaine chevauche une superbe bête aux écailles d’un vert scintillant qu’il a baptisé Opaline. Chez les cavalins, les femelles mesurent trente centimètres de plus que les mâles au garrot, ce qui donne l’impression que Dolan est un géant au milieu des autres Sorcelames. Derrière lui se trouvent les charpentiers qui ont la lourde tâche d’étayer les galeries des mines et de réparer les chariots dont les essieux se brisent régulièrement. Viennent ensuite les mineurs et excavateurs qui sont de loin les plus nombreux : ces Fangeux transportent sur leur dos des pioches et des pelles, des seaux et des lanternes ainsi que d’épais rouleaux de corde. Je me suis longtemps demandé pourquoi Fieryn Dolan nous oblige à voyager avec tout le matériel, jusqu’au jour où Syndra m’a expliqué que les pillards de la Dévoreuse viendraient s’en emparer si on l’abandonnait à proximité de Tys-Beleth. Il en va de même pour les charrettes de ravitaillement, jalousement gardées à l’arrière du convoi et tractées par de lourdes bêtes de somme. Elles contiennent les précieuses rations de nourriture, les tonneaux d’eau potable et l’huile dont nous aurons besoin pour embraser les lanternes et nous éclairer dans l’obscurité. Au retour elles serviront à transporter la récolte de gemmes d’éclat de la semaine. C’est justement à côté de ces chariots que je me trouve, accompagné de Syndra et des autres Trompe-la-mort. Pour la durée du trajet, le capitaine nous a confié le soin des montures de rechange qui commencent déjà à renâcler en grattant le sol de leurs sabots. Syndra est plus à l’aise que moi en présence de ces animaux qui me font une peur bleue depuis ma plus tendre enfance. Inutile de vous rappeler l’épisode de tout à l’heure dans l’enclos, Vipérine a bien failli me charger et me piétiner comme un insecte. Pourtant même au milieu de ces cavalins dont j’ai horreur, je me sens plus chanceux que le pauvre bougre qui voyage avec les Souterreux à l’arrière.

J’ai assisté comme tout le monde à la punition de ce soldat que le capitaine Dolan a fouetté avec sa Lame d’Arcane jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Pour un simple élan de gentillesse, une gourde d’eau distribuée sans autorisation, le Sorcelame l’a condamné à mourir à petit feu dans d’atroces souffrances. Soyons réalistes, cet homme n’arrivera jamais à Tys-Beleth en vie : il trébuche davantage qu’il ne marche, sa respiration est un râle d’agonie déchirant et si les Souterreux ne se relayaient pas pour l’aider à avancer, il serait déjà en train de cuire à plat ventre dans la poussière. Il faut dire que la chaleur du désert est particulièrement étouffante ce matin. L’air que l’on respire à l’extérieur d’Ambreciel est brûlant et sec, la poussière qu’il charrie lui donne un goût acide qui me saisit à la gorge. Devant nous la Grande Dévoreuse s’étend à perte de vue jusqu’à embrasser l’horizon. C’est une immense plaine aride découpée en plateaux séparés par de larges fissures, comme si la terre elle-même s’était brisée en mille morceaux sous le postérieur d’un géant. Ici le sol est un immense tapis de roche parsemé d’arêtes tranchantes et de crevasses où l’imprudent risque à tout moment de se fouler une cheville. Il est recouvert d’un sable rouge aux grains épais qui tanne la peau des voyageurs et s’infiltre dans nos yeux à la moindre bourrasque de vent.

Pour éviter que la caravane ne se perde, des jalons ont été installés le long de la piste qui mène à Tys-Beleth. Ce sont de grandes bornes en granit couvertes de caractères que je ne parviens pas à déchiffrer. Au centre, une cavité de la taille de mon poing contient une gemme d’éclat solidement enchâssée. On croise l’un de ces obélisques toutes les dix minutes de marche environ. Ils ont été créés par les Façonneurs les plus talentueux de la Cité-Monde pour protéger les voyageurs des tempêtes de roche. En cas de danger, il suffit du pouvoir d’un Sorcelame pour activer le sortilège qu’ils contiennent, ce qui crée un oasis de sécurité au cœur d’un bouclier magique infranchissable. Mais malgré l’existence de ces protections, il n’est pas rare qu’un convoi se retrouve piégé entre deux bornes dans le souffle ardent de la Dévoreuse. Heureusement le commandant Ravinel a eu l’année dernière une idée que tous les caravaniers utilisent désormais. À chaque départ d’Ambreciel, le Sorcelame responsable de l’expédition emporte avec lui un fauconnier et un couple de hurle-au-vent. Ce sont de grands oiseaux au plumage argenté qui tournoient paresseusement au-dessus du convoi en profitant des colonnes d’air chaud. Ils ont la particularité de sentir la force du vent changer à plusieurs kilomètres et ont été spécialement dressés pour alerter leur maître en cas de naissance d’un ouragan. Souvent lorsqu’un voyageur aperçoit le mur de sable qui s’élève à l’horizon, il est déjà trop tard : la présence de ces oiseaux-crieurs permet de gagner de précieuses minutes pour se mettre à l’abri près d’une borne de Façonneur.

« Je suis désolé pour tout à l’heure, dis-je à Syndra pour essayer de briser la glace entre nous. Je ne voulais pas te traiter de monstre. »

Mon amie m’ignore royalement et continue de marcher en scrutant le paysage. À côté d’elle, Vipérine la suit docilement avec le nez enfoui dans sa robe. Syndra n’a même pas pris la peine de lui passer une sangle autour du cou. La progression est lente, la chaleur nous harasse et la caravane se meut à une vitesse d’escargot. De temps à autres on entend le bruit strident d’un crache-sable sauvage qui termine sa digestion, suivi par l’apparition d’un geyser de poussière de plusieurs mètres de hauteur. Le son qu’ils produisent en recrachant les débris de roche par leurs narines rappelle le grincement d’une lourde porte en métal. Ils rompent la monotonie et le silence macabre du désert comme un coup de tonnerre et me font sursauter à chaque fois.

Dix minutes passent, interminables. Syndra ne semble pas décidée à sortir de son mutisme. Pour s’occuper, elle joue avec la cavaline qui trottine autour d’elle d’un pas guilleret.

« Tu ferais mieux d’attacher Vipérine avec les autres montures, dis-je. Si elle prend peur, elle risque de s’enfuir ou d’attaquer quelqu’un. »

Cette fois, la fille de Ballard se retourne et me foudroie du regard. J’ignore ce qui ne tourne pas rond depuis cette nuit mais elle est d’une humeur épouvantable. L’étrange phénomène qui la lie au capitaine Dolan s’est reproduit pendant que le Sorcelame fouettait le soldat tout à l’heure. J’ai vu avec horreur les vêtements de Syndra se tacher de sang, elle avait l’air de souffrir le martyr. Elle s’est même effondrée à un moment et j’ai eu très peur que les hommes du Guet s’en aperçoivent, mais Vipérine s’est placée devant elle comme un chien de garde pour la protéger. Tout s’est arrêté lorsque le capitaine a rengainé sa Lame d’Arcane : en quelques instants Syndra était sur pied et en pleine forme comme s’il ne s’était rien passé. À une exception près toutefois : les sillons argentés sur son bras gauche ont laissé une marque bien visible, comme si quelqu’un lui avait gravé des arabesques au fer rouge sur la peau.

Il y a autre-chose qui m’intrigue chez Syndra, ce sont les longs regards éloquents qu’elle ne cesse d’échanger avec le soldat supplicié. J’ai le sentiment que ces deux-là se connaissent, qu’ils partagent en silence un mystérieux secret. Mais je n’ai pas envie de me fâcher davantage avec elle, je ravale donc ma curiosité. Ce qui ne l’empêche pas de me moucher d’une réplique cinglante.

« Tu es devenu subitement un expert en cavalins, Salim ?! Non ? Alors évite tes remarques inutiles et laisse-moi m’occuper de Vipérine tranquille. »

Ce disant, elle sort de sa poche une pomme qu’elle a probablement volée sur un chariot et la glisse discrètement à l’animale qui s’en empare joyeusement. Je m’apprête à ouvrir la bouche pour protester mais le regard furieux de Syndra me dissuade de tout commentaire.

Soudain j’entends un bruit de sabot près de nous et un cavalin siffle en grattant la poussière. Je me retourne et me retrouve face-à-face avec une bête magnifique aux écailles d’un vert émeraude resplendissant. Sur le dos d’Opaline se tient le capitaine Dolan, vêtu de sa cuirasse de Sorcelame.

« Syndra ! Commande-t-il d’un ton impérieux. Venez ici, jeune fille. »

Syndra lui jette un regard intrigué et s’avance d’un pas méfiant. Mon cœur ne fait qu’un tour dans ma poitrine et l’inquiétude me gagne. Le capitaine l’a-t-il reconnue près de la halle des tanneurs lors de la poursuite ? Dolan attrape son poignet et la hisse sur le dos de Vipérine puis talonne sa propre monture qui se met doucement en marche. Ils s’éloignent tous les deux du sentier et de la caravane. Je frémis intérieurement : je déteste l’idée de laisser Syndra seule avec cette brute. Malgré le risque, je décide donc de les suivre à distance raisonnable pour entendre leur conversation. Si jamais le capitaine me voit, je pourrai toujours lâcher une sangle et faire semblant de courir après un cavalin en fuite.

« J’ai entendu parler de vous en bien ce matin, déclare Dolan. Le sergent Boc m’a raconté comment vous avez calmé Vipérine sans faire usage du fouet.

Syndra garde le silence, visiblement peu encline à entrer dans la discussion. Qu’importe, le soldat du Guet enchaîne :

  • Vous avez noué une relation de complicité avec elle. C’est une bonne chose. Vous serez plus à l’aise sur son dos pendant le défilé.
  • Le défilé ? S’étonne Syndra, sa curiosité éveillée.
  • Bien sûr ! Vous et moi serons en tête de cortège pour traverser la Cité-Monde jusqu’au Palais d’Ambre. »

Il se tait un instant, un silence pesant s’installe entre eux. Je devine à son attitude que Syndra est mal à l’aise mais qu’elle refuse de rentrer dans le jeu du capitaine. Pour ma part, je pense hélas deviner où va mener cette conversation.

« Vous pouvez garder Vipérine si vous le souhaitez, reprend Dolan pour briser la glace. Je vous l’offre de bon cœur, cette sale bête ne m’a jamais aimé. Considérez-la comme votre cadeau de mariage.

Syndra se fige brusquement et lui jette un regard meurtrier. Sur ce coup-là j’aurais préféré me tromper. On dirait que ce gros porc répugnant cherche à convaincre ma meilleure amie de l’épouser. Non mais sérieusement, il a perdu la tête ?! Dolan passe ses journées à nous martyriser et il a l’âge d’être son grand-père !

  • De mariage ? Répète Syndra d’une voix blême.
  • Allons ma chère, ne soyez pas si renfrognée ! C’est un immense honneur que je vous fais, beaucoup de femmes rêvent de marier un Sorcelame ! »

Vipérine siffle et fait frémir ses écailles, elle ressent la nervosité de sa cavalière. Syndra se raidit et serre les dents, je vois avec inquiétude des sillons blancs apparaître autour de son poignet. L’image du corps écrabouillé de la milicienne me revient en mémoire, accentuant mes craintes. Il faut absolument qu’elle se calme avant que la situation dégénère.

« Tout est déjà prêt ! Poursuit Fieryn Dolan qui ne s’est aperçu de rien. Le commandant Ravinel m’a offert sa bénédiction. C’est la princesse Ceara en personne qui célébrera notre union. Dès que la caravane sera de retour à Ambreciel, mes servantes vous prépareront pour la noce. »

Syndra serre les poings à s’en bleuir les phalanges, je n’aimerais pas être à sa place. La pauvre donne l’impression d’être en plein cauchemar et je ne la comprends que trop bien. La simple idée qu’elle puisse épouser Dolan me donne envie de vomir.

« Mon père ne vous laissera pas faire ! S’exclame-t-elle d’une voix acerbe. Vous ne pouvez pas m’épouser de force !

  • Détrompez-vous mon enfant, ricane le capitaine. J’ai rencontré Ballard hier soir et tout est arrangé ! En échange de votre main, je m’engage à doubler les distributions d’eau pour les Fosses pendant les six prochains mois.
  • Et si je refuse ? S’écrie Syndra avec véhémence.
  • La décision vous appartient, bien sûr. Mais je crains que dans ce cas, des centaines de Fangeux ne meurent de soif avant la fin de l’hiver. Sans parler de ce qui arriverait à votre pauvre père. »

Quelle ordure ! Voilà la raison pour laquelle il parait si confiant. Il s’agit d’un immonde chantage. Syndra baisse la tête, comprenant qu’elle a déjà perdu la partie. Des larmes coulent le long de ses joues, elle les essuie d’un geste maladroit. À côté d’elle, Dolan jubile de son pouvoir minable, il prend son pied en sachant qu’il est en train de briser sa vie. Un frisson d’horreur remonte ma colonne vertébrale, j’ai une furieuse envie de massacrer ce salopard. Est-ce possible ? Syndra va-t-elle vraiment épouser l’homme qui a tué mon père ? Ce type a quarante ans de plus qu’elle et c’est sans doute le pire enfoiré de toute l’histoire de la Cité-Monde !

Syndra n’en pense visiblement pas moins car les nervures argentées progressent dangereusement le long de son bras. Heureusement, le capitaine Dolan chevauche à sa droite et l’allure de Vipérine l’empêche de voir le scintillement magique sous le tissu de sa robe.

« Si j’accepte de vous épouser, demande-t-elle soudain, m’accorderez-vous une faveur ?

Fieryn Dolan acquiesce, il affiche sur son visage un sourire triomphant.

  • Épargnez l’homme que vous avez torturé, capitaine. Je ne supporte pas d’entendre ses gémissements d’agonie. Soignez-le avec votre magie, accordez-lui votre pardon et je vous promets de me montrer enthousiaste au sujet de ce mariage. »

Le capitaine rechigne, quant à moi je ne peux retenir un hoquet de stupeur. Vipérine glousse et déploie ses écailles d’un air menaçant, mais Syndra l’apaise rapidement en lui flattant l’encolure. Est-ce qu’elle est sérieuse ? Elle serait prête à épouser Dolan pour sauver la vie d’un homme qu’elle connaît à peine ?! Je repense alors aux coups d’œil appuyés qu’elle échangeait un peu plus tôt avec le prisonnier. Non, cet homme n’est pas un simple soldat du Guet que mon amie veut aider par bonté d’âme ou par pitié. Elle le connaît depuis longtemps, elle a de l’affection pour lui. Lorsque le capitaine le fouettait devant l’enclos, Syndra était tétanisée. Mais pour quelle raison irait-elle jusqu’à se sacrifier pour lui ?

PROUSSHHHHHHT !

Le geyser d’un crache-sable fuse à côté de moi, il s’élève à une dizaine de mètres de hauteur. Je m’écarte prudemment pour ne pas recevoir une pierre sur le crâne et soudain la lumière se fait dans mon esprit.

Crache-sable. Incendie. Jerman&Sœurs.

Le condamné était sur l’esplanade de la banque quand Syndra a essayé de m’étrangler cette nuit ! C’est lui que le capitaine Dolan voulait étouffer avec sa Lame d’Arcane, c’est le soldat qui est arrivé en retard au moment de l’incendie. Autrement dit, à deux reprises lorsque Dolan a essayé de tuer cet homme, Syndra s’est mise à faire de la magie. Ça ne peut pas être un hasard.

« Je vous autorise à prendre soin du prisonnier, répond finalement le Sorcelame. S’il survit jusqu’à Tys-Beleth, je m’engage à lui fournir un guérisseur et à le réintégrer dans un détachement du Guet. Mais je n’utiliserai pas les pouvoirs de ma Lame pour le soulager de ses blessures, son châtiment était plus que mérité. En échange de cette faveur, vous me rejoindrez sous ma tente dès ce soir.

Il marque une pause, guettant sur le visage de Syndra un signe d’approbation ou de reconnaissance. Puis, comme mon amie ne réagit pas, il ajoute d’un ton agacé :

  • Je vous laisse le temps d’y réfléchir, jeune fille. Mais ne tardez pas trop à me donner votre réponse. Ma patience a des limites. »

Il pique brusquement des deux, lançant sa cavaline au galop pour reprendre la tête de la caravane. Syndra reste là, incrédule et complètement abattue, perchée sur une Vipérine qui glousse pour lui remonter le moral. Je m’empresse de la rejoindre, j’ai un milliard de questions à lui poser et je suis bien décidé à lui arracher le fin mot de cette histoire.

« Pas maintenant, Salim. J’ai besoin d’être seule. »

Elle a l’air bouleversée mais sa voix est redevenue douce à mon égard. Elle passe sa jambe au-dessus de la croupe de Vipérine et met pied à terre. Son visage est baigné de larmes, elle l’enfouit dans l’encolure de la cavaline et pleure sans retenue.

« Quelle ordure, ce capitaine Dolan ! M’exclamé-je. Tu ne vas quand même pas céder à son chantage et devenir sa femme ?!

Mon amie ne répond pas, elle tourne vers moi un regard où brille une tristesse infinie. Avec stupeur, je constate que les filaments argentés ont remonté son bras jusqu’à son épaule et atteignent maintenant la base de son cou.

  • Syndra ! Ta main…

Elle aussi s’en est aperçue. Sa main gauche toute entière est couverte d’arabesques multicolores qui pulsent sous sa peau comme un cœur battant, dégageant une étrange lumière qui se reflète tel un arc-en-ciel sur les écailles de Vipérine.

  • Ce n’est pas grave Salim, dit-elle d’une voix résignée. Ça ne me fait presque plus mal maintenant. Je crois que je commence à m’y habituer. »

J’acquiesce pensivement mais sa réponse ne me convient pas pour autant. On ne sait absolument rien de cette chose qui se déplace sous sa peau ni des étranges dessins qu’elle laisse à la surface. En dépit de ses efforts pour me rassurer, Syndra semble toujours souffrir et ne contrôle rien du tout. Elle a plutôt l’air complètement perdue, déboussolée et terrifiée par ce qui lui arrive.

« Tout à l’heure dans l’enclos… dis-je en veillant à ne pas la froisser. On aurait dit que tu recevais les coups de fouet à la place du soldat. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

  • Non, Salim. C’est exactement ce qui s’est passé.

Elle marque une courte pause, cherchant ses mots pour m’expliquer au mieux ce qu’elle ressentait à ce moment-là.

  • Je ne supportais plus de le voir souffrir. J’ai souhaité de toutes mes forces que ça s’arrête, quitte à prendre sa place. Mon bras est devenu très chaud et j’ai commencé à avoir horriblement mal au niveau du dos à chaque fois que le capitaine frappait. »

Je l’écoute avec effroi me raconter les effets de son pouvoir qui n’a pas seulement transféré la douleur du prisonnier vers elle. Ce que je découvre est bien plus terrifiant encore : quand Fieryn Dolan torturait cet homme, Syndra voyait à travers ses yeux et pouvait entendre ses pensées comme si elle avait pris possession de son corps. Une sorte de connexion magique s’est créée entre eux, pendant un bref moment ils n’étaient plus deux individus distincts mais une seule et même personne. J’ai du mal à comprendre ce que ça signifie, je n’arrive pas à imaginer que ma meilleure amie ait pu… quoi, au juste ? Fusionner son esprit avec celui de ce soldat ? Ça paraît complètement dingue !

« Cet homme du Guet, dis-je pour l’inviter à se confier davantage. C’est lui que le capitaine Dolan étranglait devant Jermane&Sœurs, pas vrai ? Quand tu as utilisé la magie pour…

Je laisse ma phrase en suspens, je n’ose pas mentionner la milicienne que Syndra a broyée comme un insecte. Les images me reviennent, elles me donnent franchement envie de vomir.

  • Oui, c’était déjà lui », répond-elle à voix basse.

Je pousse un soupir de soulagement. J’avais raison depuis le début, Syndra n’est pas une Anormale ! C’est ce soldat qui est doté de pouvoirs magiques ! Il lui a sûrement jeté un maléfice pour se protéger de la Lame d’Arcane du capitaine. Donc si je veux aider Syndra à guérir, je vais devoir forcer le prisonnier à annuler les effets de son sortilège. Mais comment ?

- J’ouvre la bouche pour interroger mon amie sur ses liens avec le soldat quand soudain je suis interrompu par un cri d’oiseau strident. Syndra se fige et nous levons des yeux inquiets en direction des hurle-au-vent qui piaillent comme des fous, loin au-dessus de nos têtes. Je blêmis aussitôt et la fille de Ballard me lance un regard affolé : nous savons tous les deux ce que ces cris d’alarme signifient.

« Oh non… une tempête se lève !

  • Vite ! S’écrie-t-elle. Il faut rejoindre la caravane ! »

Nous nous mettons à courir comme des fous et je prends soudain conscience que le capitaine Dolan nous a beaucoup trop éloignés du convoi. La longue colonne de Fangeux et de chariots qui s’étire sur le plateau est devenue minuscule. Les caravaniers ont décidé de forcer l’allure pour atteindre la prochaine borne avant la tempête.

« On ne les rattrapera jamais à temps !

  • Grimpe sur Vipérine, elle peut nous emmener ! »

L’idée de Syndra est bonne. Je m’avance vers la cavaline d’un pas décidé. Mais dès que l’animale me voit approcher, elle déploie sa crête dorsale et fait crisser ses écailles d’un air menaçant.

« Tout doux ma belle ! Je ne vais pas te faire de mal, d’accord ? C’est Salim, tu te souviens de moi ? Je veux juste monter sur ton dos ! »

Je m’avance encore d’un pas, paumes ouvertes pour essayer de la rassurer, mais cette sale bête fait claquer ses mâchoires et siffle de contrariété. Je jette à Syndra un regard désespéré : si je n’avais pas brusquement retiré ma main, Vipérine m’aurait probablement arraché un doigt.

« C’est parce que tu as peur d’elle Salim, elle n’a pas confiance en toi !

  • Facile à dire, tu as vu la taille de ses crocs ? »

À présent la cavaline renâcle nerveusement et gratte le sol de ses sabots. Je ne sais pas si c’est parce-qu’elle sent la tempête ou pour se préparer à me charger ; dans tous les cas il est hors de question que je m’approche davantage. Pourtant le temps presse : le ciel commence déjà à s’obscurcir et la caravane est presque devenue invisible sur le sentier.

« Sauve-toi, Syndra ! Monte sur Vipérine et va-t-en, tu dois trouver une borne de protection !

  • Hors de question ! Je refuse de t’abandonner ici ! »

Un énorme grondement retentit dans notre dos, suivi d’une rafale de vent puissante qui s’engouffre sous ma tunique. Je me retourne et pousse une exclamation horrifiée : sous mes yeux le paysage de la Grande Dévoreuse a disparu, complètement avalé par un mur de sable immense qui s’élève jusque dans les nuages. Et qui déferle droit sur nous à une vitesse hallucinante.

« Salim, accroche-toi ! »

Nouveau fracas de tonnerre, j’ai l’impression que c’est la fin du monde. La force du vent est telle qu’il commence à soulever des pierres qui s’envolent dans le maelstrom. Je fais de mon mieux pour m’aplatir au sol et j’essaye de m’agripper à une souche de bois mort pour ne pas me faire emporter. À ma droite, Vipérine pousse un cri déchirant et se roule en boule autour de Syndra, déployant ses écailles pour tenter de la protéger. Merci ma grande, c’est vraiment sympa de me laisser me débrouiller !

Le vent redouble d’intensité et le mur de sable s’abat sur nous, plongeant soudain le monde dans un tourbillon de noirceur. Je continue de m’accrocher de toutes mes forces comme un naufragé sur son radeau mais je sens que l’ouragan est trop fort. Des cailloux projetés à une vitesse phénoménale me frappent de tous les côtés, lacérant mon corps de dizaines de coupures. Je ferme les yeux et je vois ma vie défiler, persuadé qu’une pierre plus grosse que les autres ne va pas tarder à me défoncer le crâne. Le rugissement du vent est une plainte sauvage à mes oreilles, les grondements du tonnerre sont des explosions qui me vrillent les tympans. La nature se déchaîne dans sa toute-puissance, les démons qui vivent dans la tempête sont en quête de proies à dévorer. L’air est à la fois chaud, acre et étouffant ; l’atmosphère saturé de poussière devient rapidement irrespirable. L’ouragan déferle sur nous comme une lame de fond inarrêtable, charriant avec lui des humeurs acides qui me brûlent la peau, emportant tout sur son passage.

« On ne survivra jamais à cette tempête ! Il faut qu’on trouve un abri ! »

Je m’égosille en vain pour que Syndra m’entende. Le souffle de la Dévoreuse dessèche ma gorge et emporte le son de ma voix dans sa tourmente. Des rochers et des morceaux de bois toujours plus gros passent autour de moi, charriés par l’ouragan comme de simples fétus de paille. L’un d’eux frôle ma jambe avant d’aller se fracasser un peu plus loin ; je me recroqueville davantage en priant Ran le Tout-Puissant qu’aucun de ces projectiles mortels ne me touche.

Soudain je sens avec horreur ma souche se déraciner.

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