2.15 - Des croix, des cœurs

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À peine s'étaient-elles redressées que Snow se jeta au cou de la rousse radieuse et l'étreignit aussi fort que ses forces ébranlées le lui en donnaient le luxe. Sans plus pouvoir se contenir, elle se mit à pleurer à son tour. Pourquoi sanglotait-elle ? Elle l'ignorait. Était-ce le passé tortueux de Red qui l'avait retournée ? Sans doute. Le fait de se sentir si futile et fragile face à la force que déployait sans faillir cette dernière, emportée dans son interminable tempête ? Aussi. Ou encore de se rendre compte à présent que nul n'avait jamais daigné voir en elle autre chose que le monstre sanguinaire ? Des preuves de sa légitime défense, il devait y en avoir. À commencer par le membre amputé du cadavre. Red le lui confirma : la Cour qui l'avait condamnée connaissait les circonstances du meurtre, raison pour laquelle on avait gracieusement écourté sa peine. La peine capitale, c'était cependant de porter en soi des stigmates aussi honteux. Et comme si ces fêlures ne suffisait pas, on l'avait condamnée à perpétuité au jugement que répétait à son encontre le regard aveugle de la ville tout entière.

Elles demeurèrent enlacée un instant, le temps de disperser les restes de ces aveux éprouvants. Quand les larmes eurent tout à fait séché sur ses joues, Red repoussa doucement Snow et la remercia d'un regard de gratitude.

— Je n'aurais jamais cru... pouvoir te dire tout ça. Merci Flocon. Pour ta confiance, pour ton indulgence, et pour tout le reste.

Un aboiement retentit dans l'impasse. Les deux jeunes filles tendirent le cou vers la fenêtre.

— Ça a bougé ? s'enquit Snow.

— Je ne vois rien...

Un vent violent propageait sa plainte aiguë dans la ruelle déserte, faisant valser dans de larges tourbillons de légers flocons, prémices d'une énième tempête.

— Moi non plus.

Elles restèrent immobiles, à admirer la neige qui s'accumulait progressivement sur les toits des maisons voisines. Une fois de plus, l'hiver refermait son étau sur Hartland. La blancheur s'écrasait sur la ville avec tant de douceur que personne n'aurait remarqué l'invasion, songea Snow. Il en allait de même avec cette malédiction. Elle s'insinuait lentement dans les esprits et les grignotait, à petit feu, jusqu'à en prendre le contrôle.

— Eh, Flocon...

La jeune fille tourna la tête. Red s'était accroupie sur le matelas, le regard fixé sur ses mains jointes.

— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta Snow en approchant son visage.

Tout en la posant, elle avait conscience du ridicule de sa question. Bien sûr que Red devait être dévastée. Envoyant sa tête en arrière, la rousse troublée inspira une grande bouffée qu'elle expira presque tout aussitôt. Elle se tordit la bouche, puis annonça dans un murmure à peine audible :

— Il faut que je te dise...

Elle s'interrompit plongea frontalement ses iris embrasés dans les yeux clairs de Snow. Les mots semblaient se bousculer en bordure de sa bouche, sans qu'aucun ne parvînt à s'en échapper. Cette fois encore, son regard franc semblait voir à travers elle comme dans une flaque d'eau claire. Et aujourd'hui, Snow acceptait docilement de n'être que neige fondue, à sa merci totale.

— Faisons une autre partie, lâcha Red confuse en détournant les yeux.

Snow était bien consciente qu'elle perdrait une fois encore. Mais que pouvait-elle lui refuser, là, maintenant ? Si l'écraser une ultime fois apaisait Red, elle subirait humblement une éternelle déculottée. Snow se laissa piéger sans opposer la moindre résistance. Elle n'essaya même pas de déjouer les stratagèmes fourbes de son opposante. Malgré un calme contrôlé, Red ne paraissait pas au meilleur de sa forme. Dès lors qu'elle approchait la mine de la feuille, un léger tremblement lui saisissait la main. Elle qui d'habitude réagissait au quart de tour se trouvait indécise dans le choix de ses placements. Renonçant à la presser, Snow en vint à ne plus suivre la partie que d'un œil distrait. Son attention se portait plus volontiers sur la maison d'Ashley, alors que la pendule de rez-de-chaussée venait de sonner vingt-deux heures. Des symboles tracés par Red, elle ne percevait plus que les contours lointains et flous.

Snow ruminait aussi. Cet enfoiré de Byron... Elle comprenait mieux à présent la colère latente de Red lors de la scène à l'épicerie, ou ses craintes fondées sur le mystérieux soupirant d'Ashley. Elle ressentait dorénavant avec honte tout ce que le nom de succube recelait de blessant. Une séductrice, une tueuse d'hommes. Red n'avait pas voulu tout cela. Trahie et souillée par son propre sang, serait-elle encore en mesure d'accorder sa confiance ? Quant à aimer quelqu'un, à se laisser aller...

— J'ai gagné ! fanfaronna la rouquine, visiblement très fière de cette victoire aisée.

La jeune fille émergea de ses pensées. Elle avait complètement perdu de vue le morpion. Red arborait un sourire triomphal. En la voyant rayonner de la sorte, Snow regretta de l'avoir laissé remporter la partie. Red valait mieux que sa pitié. En prétendant lui faire plaisir, elle éprouvait l'impression irritante de lui avoir manqué de respect.

Ramassant dans les recoins de sa tête les pièces disparates du grand puzzle de la bienséance, Snow s'apprêtait urgemment à présenter des excuses, lorsque son regard s'arrêta sur la grille du morpion. Red y avait bel et bien réalisé une ligne transversale, soigneusement barrée. Mais un détail avait échappé à l’œil dissipé de Snow : l’adversaire avait modifié les symboles. Au lieu des cercles choisis au départ et qui ponctuaient le plus gros de la grille, la ligne gagnante, elle, se composait de quatre cœurs soigneusement esquissés.

Alors qu'elle relevait les yeux sur Red pour l'interroger, celle-ci détourna légèrement la tête, le regard fuyant.

— Feu-follet ?

L'intéressée ne répondit pas. Assise au bord du canapé-lit, jambes serrées, elle crispait anxieusement les doigts à la recherche d'un appui, que lui offrit avec aplomb la main hardie de Snow. Doucement, elle souleva les crolles de feu qui lui cachaient le visage baissé de Red. La belle aux abois se mordit la lèvre.

Sans lâcher la main qui, au creux de la sienne, se dissolvait dans la moiteur, l'orpheline approcha timidement son visage de celui de sa complice. Du bout du nez, elle lui effleura la joue. Puis leurs museaux se caressèrent avec tendresse. L'autre paume glissée dans la nuque de la rousse, Snow poussa sans forcer sa bouche contre la sienne et, les lèvres affamées, lui donna un baiser.

Immobile, la bête attend que la proie se laisse prendre dans ses filets mielleux, et au moindre frisson qui agite sa toile, elle n'en fait qu'une bouchée. En cet instant, Red était comme une plante carnivore. Tout juste Snow l'avait-elle embrassée qu'un instinct prédateur, presque carnassier, lui enflamma les sens.

Elle qui une seconde plus tôt se recroquevillait de gêne enserra soudain sa prise dans son étreinte. Au bécot avide de la brune, elle répondit d'une ardeur infernale. Elle osa une langue taquine contre le pli de ses babines et, comme hypnotisée, Snow la reçut sans craintes. Leurs papilles se goûtèrent, curieuses, comme leurs mâchoires se toisaient. À peine leur souffle repris, voilà que Red la poussait contre le matelas dans un sursaut rieur et apposait une nouvelle morsure bouillante à ses lèvres. L'allégresse comme contagieuse, Snow se laissa gagner elle aussi et, à deux mains, saisit la figure blême, bientôt confondue avec sa propre face.

Les pans chiffonnés de leurs jupes décrivaient sur leurs cuisses d'étranges vagues, dressées les unes contre les autres, bientôt entremêlées par le courant conjoint qui hâtait le genou de l'une contre le pubis de l'autre. Un soupire sonore stridula le long de la gorge de Snow. Agrippant les cheveux de la rousse sauvage, elle se déchargea enfin :

— Je t'aime... mon Feu-follet... Je t'aime, Red.

Aussitôt l'autre s'écarta, calmant le jeu qui déjà les avait éloignées de leur poste de guet. À nouveau, Red tortillait les lèvres dans une moue soucieuse.

— Quelque chose... t'effraie ? devina Snow. Écoute, si c'est à propos de... Si tu as peur de ne pas pouvoir faire certaines choses... Si tu ne veux pas... Je ne vais pas te brusquer, tu sais. On ira à ton rythme.

— Tu crois vraiment que je vais laisser un connard décédé ruiner ma vie sexuelle ? rétorqua farouchement la beauté renfrognée.

— D'accord. Alors tu peux me dire pourquoi tu boudes, tout à coup ?

Red déglutit bruyamment.

— Tu n'as pas répondu, quand je t'ai demandé si tu me détestais.

Snow ne put réprimer un gloussement. Qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Elle s'en souvenait à peine. Tout en reprenant place au poste de surveillance, elle attira le visage de son amante contre ses cuisses. Red allongée sur elle face à la fenêtre, Snow plongea les phalanges dans la rivière flamboyante de ses cheveux ondulés ; elle les peigna affectueusement.

— Je ne pouvais pas te répondre, à ce moment-là. Je ne savais pas ce que je ressentais. Je l'ai compris petit à petit... Au début, je ne savais rien de toi. Tu me plaisais, oui, mais j'avais peur aussi. Et puis, sans que je m'en rende compte, tu as commencé à m'obséder. J'ai mis ça sur le compte de la reconnaissance, de la malédiction. Je n'y ai vu clair que ce soir, au dîner... Ce repas. Tu avais tout prévu, n'est-ce pas ? Tu voulais me faire une déclaration en grandes pompes ou un truc dans ce genre-là ?

— Un truc dans ce genre-là, pouffa Red. Mais franchement, je crois que je n'aurais pas eu le cran.

— Quoi ? Toi, tu n'aurais pas eu le cran ?

— Non. Parce qu'avant de m'ouvrir à toi, je n'avais aucune idée de ce que tu ressentais. Je ne pensais pas que tu comprendrais mon histoire. J'ai eu peur que tu me trouves lamentable, que tu me voies comme une victime. Ou pire, de te dégoûter.

— Jamais tu ne me dégoûteras ! la gronda Snow, la réprimant au passage d'une petite tape sur le crâne.

— Aïe ! ... Je n'espérais pas trouver en toi ce soutien-là. Je pensais que tu me rejetterais, c'est tout. Le simple fait que je sois une fille... Mais tu as enduré tout mon passé avec moi, Flocon.

— Tu exagères, je n'ai fait que...

— Chuuut. Tu es la plus belle chose qui m'ait jamais tourmentée et je t'aime. Ah, et je suis désolée aussi d'avoir cramé la tarte. J'espère que tu m'enseigneras tout sur la pât...

— Boucle-la.

D'un baiser facétieux, Snow étouffa le flot des mots nerveux de sa chère.

— Ça me convient aussi, comme dessert, sourit-elle à une Red rouge d'embarras.

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