3.6 - Les Enfants du Royaume de Trèfles (partie 1)

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Il était une fois un couple de charcutiers. Ils habitaient le Royaume de Trèfles, une minuscule contrée couverte de champs de meringue, que l'on récoltait plusieurs mois par an. Les gens du royaume coulaient des jours heureux dans le sucre et l'opulence. Ils étaient gouvernés par un roi, terrifiant mais placide, qui les laissait se repaître sans sourciller de toutes ces friandises. Ce roi, parce qu'il était un ogre, n'exigeait qu'une chose : qu'on lui livrât chaque semaine plusieurs kilos de la meilleure viande. Ce à quoi s’affairaient loyalement le charcutier et son épouse.

Vint le jour de bonheur où cette dernière donna à son mari deux beaux enfants : des jumelles. La première, Rewna, était robuste et rieuse. Dès son plus jeune âge, elle démontra une habileté particulière à découper la viande. Pourvue d'un flair infaillible, elle dénichait sans cesse les morceaux les plus goûteux dont contenter le Roi. Sa cadette, Darena, était à l'inverse frêle et peureuse. La mort des bêtes la peinait et leur sang la révulsait. Tandis que son aînée faisait la fierté de leurs parents, elle leur donnait bien du tracas. Accablés par cette fille qui ne partageait guère l'amour de leur métier, le charcutier et sa femme la chargèrent des livraisons.

Chaque jour, Darena se rendait aux champs cueillir un peu de sucre, puis visitait différents commerçants qui pourvoyaient aux besoin de la charcuterie : chauffage, ustensiles, assaisonnements. Enfin, une fois les commandes prêtes, elle cheminait jusqu'au château pour les remettre aux cuisiniers du Roi.

Un beau jour que Darena arrivait au palais, les bras chargés de paquets suintants qui entachaient ses blanches fripes, elle découvrit dans les cuisines un intrigant remue-ménage. La jeune ogresse, fille du Roi, insistait avec caprice pour que les pâtissières lui permissent d'engloutir le fruit à peine cuit de leur dur labeur.

La réputation de la Princesse Neque la précédait. La voracité des ogres se doublait chez elle d'une féroce gourmandise. Elle s'empiffrait non seulement des viandes les plus juteuses dénichées par Rewna, mais privait également la contrée de quantités de sucre qu'elle réservait aux délices qu'imaginaient, rien que pour elle, son armée de pâtissières. On disait qu'elle avait tout autant d'appétence pour d'autres plaisirs, que l'on se gardait néanmoins de nommer.

L'ogresse, cependant, débordait d'un charme royal qui insufflait à chacun le désir de la combler. En la voyant se régaler du gâteau des pâtissières, puis se pourlécher devant les travers généreux préparés par sa sœur, Darena se trouva bien en peine de n'avoir rien à offrir qui pût satisfaire les appétits de Neque.

Des saisons durant, elle y songea. Elle chercha dans les champs quelque plante rare à cueillir, chez elle un ustensile à inventer et dans les bois un fruit jamais goûté. Si elle dénichait le moyen de satisfaire la Princesse, elle ferait, comme sa sœur, la fierté du Royaume. Mais elle ne trouva rien.

Un jour qu'elle revenait du palais, aussi déconfite qu'à l'accoutumée, Darena entendit pleurer. Là, au bord du chemin, un être de flammes errait au rythme de ses sanglots. Darena s'en approcha prudemment et s'enquit timidement des raisons de son chagrin.

« Je suis une muse, » conta Flamme, « et j'inspirais jusqu'alors mon jeune pâtissier. Mais désormais qu'il est dans les bonnes grâce de la Princesse Neque, il ne répond qu'à ses caprices et n'écoute plus mon souffle. »

Émue par la solitude de la muse, Darena lui proposa son amitié. Elle promit à Flamme :

« Si tu me souffles le moyen d'impressionner la Princesse, jamais je ne cesserai de t'écouter. »

Ainsi la muse de feu souffla à son amie des recettes succulentes. Malheureusement, cette dernière n'avait guère le talent de les concocter. Elle trouva un soir Flamme, soufflant à l'oreille de Rewna la formule d'un plat parfait qui lui valut, dès le lendemain, les honneurs du Palais et une médaille brillante.

Trahie par sa muse, Darena se mit en tête qu'une autre lui conviendrait mieux. Elle s'en alla trouver Main-de-Fée, inspiratrice réputée du quartier des artisans qui soufflait à l'oreille d'une couturière de renom. On racontait qu'elle acceptait de bonne grâce les requêtes de tous ceux qui lui mendiaient une illumination.

Main-de-Fée enseigna à Darena l'art de filer et de tisser, mais les guenilles ainsi brodées n'avaient point l'allure des parures fantastiques que fabriquaient par dizaines les autres de ses disciples. Attristée par son peu de talent, Darena réclama de plus amples conseils.

« Parfois, l'imaginaire requiert un peu de violence, » lui confia Main-de-Fée.

Comme Darena n'entrevoyait pas la clé de cette énigme, à la faveur d'une nuit éclairée, elle suivit discrètement la muse jusqu'à l'atelier d'un sculpteur qui quémandait ses services. Par l'ouverture de la fenêtre, la fille des charcutier vit le corps de l'inspiratrice bafoué, pressé, démantelé, recomposé ; jusqu'à ce qu'il accouchât de la plus belle statue que l'on eût jamais vue. Celle-ci trôna bientôt sur la plus grande place du Royaume, et le sculpteur s'en fût chercher la gloire à l'étranger.

Par la suite de cette mésaventure, Darena ne trouva plus la force de consulter Main-de-Fée. Il lui fallait pourtant une muse, pour espérer séduire les sens de l'ogresse princière. Il lui fallait trouver, en premier lieu, ce qui ravirait Neque.

Darena songea encore, des saisons durant. Lorsque l'hiver eut métamorphosé les champs colorés en glaçage immaculé et figé en cristal l'eau de toutes les fontaines, une idée lui vint. Dès lors, comme l'hiver, la fille des charcutiers s'appliqua à remodeler, transformer le monde et ses petits objets. C'est alors qu'elle perfectionnait ses talents d'alchimiste que Darena fit la rencontre d'une étrange figure érigée dans le froid : une muse de glace.

Lianor-la-Givrée était bien connue dans le Royaume de Trèfles. Elle causait les premières neiges, contrariait la récolte des précieuses meringues. Son regard vitreux faisait frissonner de peur de ceux qui craignaient qu'elle les gela sur-place. On disait ses paroles glaçantes, voire mortelles. Émerveillée par les prouesses de celle qui commandait à la neige, Darena tendit malgré tout l'oreille.

La muse avait le souffle froid mais inspirait aussi la plus pure des magies. Bercée par ses murmures, Darena apprit à se jouer du temps et à réécrire la vie. Par crainte d'une nouvelle trahison, l'apprentie enchanteresse garda secrète cette amitié. Et comme Lianor-la-Givrée jouissait sans pareil de cette compagnie, l'hiver, cette année-là, s'éternisa sur le Royaume. Le froid s'installa dans le cœur du peuple affamé. Certains réclamèrent bientôt que l'on chassât la muse. Mais Darena, bien sûr, tenait celle-ci cachée...

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