3.9 - L'or et la poule

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Donner une chance au monde impliquait de laisser sa chance, aussi, à leur ennemie présumée. Snow exécrait Alice, mais celle-ci détenait un savoir aussi inexplicable que précieux. Quant à Lorina Marvel, elle était sans aucun doute possible l'un des personnages de ce conte saugrenu. Voilà l'idée tenace qui, ce premier dimanche d'avril, tira Snow du lit dès les premières lueurs de l'aube. Comme Red et Rosa dormaient encore à poings fermés, l'adolescente rédigea une brève note prétextant qu'elle allait chercher des pâtisseries, puis, son porte-monnaie en poche, elle prit le chemin de son ancienne impasse.

Elle avança d'abord jusqu'à l'allée de la maison de Queen. Le cœur lourd, elle contempla le jardin en friche, les dalles cernées d'orties et le perron terreux. Seul le pommier fleurissait, vivace. Snow tourna les talons. Ce n'était pas pour se désoler sur quelques herbes folles qu'elle avait fait le déplacement. Bientôt, son index enfonça résolument la sonnette des Marvel.

Elle fut accueillie en leur demeure par Lorina elle-même. Encore emmitouflée dans sa longue robe de chambre, la mère d'Alice ne semblait cependant pas surprise par cette visite matinale. Sa maudite fille et elle présentaient la même chevelure blonde et le même nez fin. Le lien de parenté ne faisait aucun doute.

Conviée par le bras raide que tendait froidement Lorina, Snow pénétra dans l'entrée, puis la cuisine. Là, elle trouva Orson attablé, en plein petit-déjeuner. Son épouse reprit place à son côté, devant les œufs brouillés qu'elle avait délaissés un instant.

— Bien le bonjour, Snow ! la salua l'homme. Tu veux manger un bout ? Je suis un as des œufs ! Brouillés, en omelette, au plat, à la coque ? Qu'est-ce que tu préfères ?

L'adolescente déclina poliment. Pourtant, comme s'il ne l'avait pas entendue, Orson s'en retourna à sa poêle. Un instant plus tard, il déposa devant elle deux œufs au plat et une tranche de bacon, agencés en visage souriant.

— Mes fameux yeux au plat ! annonça-t-il fièrement.

Son clin d’œil amusé redorait à peine l'humour douteux d'Orson. Lorina, cependant, esquissa un rire silencieux. Pour la première fois, Snow voyait une émotion raviver ce visage de glace – et par la même occasion sa beauté étincelante.

— C'est bien que tu sois venue, Snow, l'assura le mari en regagnant son siège. Alice est très contrariée, depuis votre dispute. Je sais qu'elle a de drôles d'idées, de drôles de rêves. Mais c'est une gentille fille.

Incapable d'acquiescer, l'invitée baissa le regard sur son assiette, le jaune d’œil coulant au bout de sa fourchette.

— Tu sais, insista Orson, mon épouse a eu une jeunesse compliquée. À cause des brimades des autres, elle n'a pas pu finir le lycée. Alors, on s'inquiète toujours qu'Alice soit le bouc émissaire, elle aussi. On est rassurés de voir qu'elle se fait des copines. Elle ne jure que par Ashley et toi. C'est une bonne chose, que tu viennes faire la paix.

Un coup de dents dans le lard grillé dissimula de justesse la grimace qui tordit les lèvres de Snow. Les parents d'Alice n'avaient-ils donc pas idée de la cruauté de leur fille ? Ou bien jouaient-ils eux aussi leur rôle au sein de cette vaste farce ?

Un rôle, Lorina en avait au moins un. Depuis qu'elle avait lu le contre des Enfants du Royaume de Trèfles, Snow éprouvait envers la Givrée une curieuse sympathie. Rejetée, pointée du doigt, la jeune Lorina avait erré dans la solitude. Sa froideur n'était que le stigmate de blessures plus profondes. Trop profondes, peut-être. Et ce regard mauvais qui l'avait glacée l'autre soir, la jeune fille le comprenait maintenant : c'était celui d'une mère sur le qui-vive, prête à défendre la chair de sa chair.

— Et les visions d'Alice, balbutia Snow, ça ne vous inquiète pas ?

Les mains agitées de Lorina signèrent une réponse que seul Orson comprit.

— C'est vrai ma douce. Moi aussi, j'ai eu du mal à dire au-revoir à mon ami imaginaire.

Il se tourna alors vers Snow :

— Le vrai monde est effrayant, n'est-ce pas ? Tout ce qu'on lit de nos jours... Tous ces désastres dans une si petite ville... On a tous besoin d'alliés pour affronter le monde, hein. J'avais Charlot, Lorina Ours-Blanc et notre fille... eh bien, toute une tripotée de personnages qui l'épaulent. Jusqu'à ce que de vrais amis remplacent les chats et les lapins.

Prophétiser leurs malheurs, les pousser au crime ou dans les griffes d'un monstre : Alice avait une bien étrange manière de se faire des amis.

— Est-ce qu'elle est levée ? hasarda la visiteuse.

— Sous la douche.

À peine Snow entamait-elle son deuxième œuf que des pas précipités dévalèrent l'escalier. Alice parut dans la cuisine, parfaitement apprêtée, le visage fripé par la mauvaise humeur.

— Le chauffe-eau est encore en panne ! grogna-t-elle.

— Je vais appeler le propriétaire, la rassura calmement Orson. Assieds-toi, mon cœur, je te prépare ton préféré. Oh ! Et regarde qui est venu te voir !

La petite prit place à table sans lâcher sa camarade des yeux, ni le moindre mot. À croire qu'elle aussi avait perdu la voix ! Résistant à l'envie furieuse de pointer son couteau à beurre sur cette satanée peste, Snow chercha les paroles adéquates. Chaque politesse lui remontait la gorge comme une grenouille coassante.

— Bonjour Alice. Je sais qu'on est un peu en froid... Je suis à fleur de peau depuis que Queen... Enfin, je n'étais pas trop dans mon état normal la dernière fois que nous nous sommes vues. J'aimerais qu'on oublie ça qu'on reparte sur de bonnes bases.

L'oracle d'Hartland fronça un sourcil circonspect. Visiblement aigrie par sa douche froide, elle s'adoucit toutefois, sitôt que son paternel apporta le plateau de verre où trônait un œuf brisé sur un joli coquetier, ainsi que quelques lamelles de brioche perdue en guise de mouillettes.

Orson était assurément un papa poule. À le voir dorloter ainsi sa petite famille, Snow l'imaginais de moins en moins laver le cerveau des deux femmes. Mais peut-être essayait-il justement d'endormir sa méfiance...

Sur ses gardes, Snow leva les yeux vers le chef de famille :

— Comment vous êtes-vous connus, Lorina et vous ?

Tandis que les deux jeunes filles terminaient leurs œufs, Orson prit sa voix de bonimenteur pour conter le périple qui l'avait conduit jusqu'à la petite bourgade d'Hartland, quinze ans plus tôt. Il venait y vendre un projecteur et une collection de pellicules à la famille Castle, en charge du Comité des Fêtes. Âgée de tout juste dix-sept ans, la timide Lorina restait collée à l'une des nièces du patriarche, la gentille Belle, à peine plus âgée qu'elle. La malheureuse muette n'avait guère beaucoup d'amis. Lorsqu'Orson avait activé son projecteur, c'était la première fois que la jeune femme voyait un film. Captivée par le mouvement des images, elle n'en avait plus décrochée, et c'est ainsi qu'une pellicule après l'autre, le colporteur et elle s'étaient mis à échanger, comme ils pouvaient, jusqu'à se comprendre parfaitement. Jusqu'à ce que lui n'eût plus le cœur de la quitter.

Comme Orson narrait, Lorina s'accrochait à son bras, acquiesçant à ses dires. Ses iris de glace se liquéfiaient, ivres d'amour. Alice, elle, n'écoutait que d'une oreille distraite l'histoire qu'elle avait dû déjà entendre des centaines de fois. Quelque chose dans ce conte de fée turlupinait pourtant Snow.

Quinze ans.

C'était tout juste l'âge d'Alice. Bien sûr, parfois, les choses allaient vite en besogne, surtout dans une petite ville ; davantage, sans doute, pour des parents qui n'espéraient plus marier leur fille. Le bon Orson plaisait à Lorina et lui s’émouvait de sa douce naïveté. Alors on les avait mariés. Puis, dans la foulée, ils avaient eu une fille. À moins que...

À moins qu'Alice fût la raison véritable pour laquelle Orson n'avait pu mettre les voiles.

Le coucou strident du pallier tira Snow de ses élucubrations. Déjà huit heures. Elle remercia cordialement les Marvel pour ce bon accueil et prit congé. En la raccompagnant jusqu'à la porte, Alice, pas tout à fait dupe, l'interrogea :

— Tu voulais me demander quelque chose, Snow ?

Mieux valait remettre les question à plus tard ; laisser l'ennemie espérer que l'amitié refleurirait.

— Je venais simplement mettre les choses les plats, maintins Snow. Cela dit, tu peux peut-être me renseigner... Miss Devair, ça te dit quelque chose ?

Alice pouffa.

— T'es bien retournée au lycée, Snow ?

— Oui.

— Et ça t'arrive d'écouter, quand on fait l'appel ? Tu ignores jusqu'au nom de famille de ta bonne amie, Ashley Devair. Mais tu t'es brouillée avec elle aussi, n'est-ce pas ?

Une heureuse coïncidence n'arrivant jamais seule, en sortant de chez les Marvel, Snow trouva l'intéressée plantée sur le trottoir, devant son ancien logis. Sans trop savoir comment l'aborder, elle s'avança à sa hauteur et se planta à ses côté, les mains fourrées dans les poches de son épais manteau.

— Je t'ai aperçue par la fenêtre, confessa Ashley. Je voulais simplement te dire... Je ne te hais pas, Snow. C'est juste trop difficile. Red me glace le sang, et toi tu n'as que de la pitié pour tout ce que tu as vu de moi.

— Je n'ai pas pitié, Ash. Peut-être un peu, juste un peu, mais pas seulement. Je ne comprenais pas vraiment, à ce moment-là. Mais aujourd'hui, je sais tout ce qu'on peut faire par amour. Même si Henri s'est joué de toi, tu as été brave. Red n'est pas comme tu le crois. Elle est courageuse et juste. Elle et moi...

— Je sais. Je ne tiens pas à en savoir plus.

Comme la brune un peu plus tôt, Ashley balayait les mauvaises herbes du regard.

— Tu t'y connais en jardinage ? s'enquit Snow.

— Pas vraiment. Mais Belle pourrait t'aider. On dit qu'elle a la main verte, et un très beau jardin. Elle habite près du vieux moulin.

Sur cette précieuse recommandation, la voisine esquissa un pas de côté. Snow la retint par le bras.

— Ashley. Tu as parlé à Charles Hameln ? Je sais, pour le journal. Je sais aussi, pour la proposition de la Clover Society. Saurais-tu qui ils sont ?

— Plus ou moins. Ils ont des casinos dans tout le Dakota, mais ils possèdent les actions de plein d'autres entreprises. En tout cas, s'ils rachètent mes parts, j'aurai les moyens de partir.

— J'ai une meilleure proposition.

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