3.12 - Tic-Tac

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Lundi soir, après les cours, Snow et Red se séparèrent devant les grilles du lycée. Cette dernière se rendait à sa consultation mensuelle – un suivi psychologique exigé pour sa remise en liberté. Ces rendez-vous duraient généralement une heure à une heure trente, ce qui laissait le temps à Snow de préparer un gâteau, une tarte ou autre pâtisserie. Ce soir-là pourtant, ce n'était pas la pâte, brisée ou levée, qu'elle avait à l'esprit. Plutôt que de rentrer, elle prit le chemin de la ville.

— Eh, Snow ! Tu n'habites pas par-là.

Inutile de se retourner pour reconnaître les notes aiguës de la voix d'Alice.

— Je ne rentre pas.

— Tu n'as pas le temps pour un thé, alors, je présume. Puisque nous sommes de nouveau amies...

L'oracle d'Hartland avait-elle une idée derrière la tête, ou désespérait-elle vraiment de prendre le thé en compagnie de quelqu'un d'autre que son ours en peluche ? Dans le doute, Snow ne pouvait lui faire confiance. Alice et ses prédictions n'apportaient que malheur. Mais elle seule aussi détenait les la clé d'un bon nombre de mystères. En échange de son amitié, Snow obtiendrait peut-être quelques éclaircissement.

— Et si tu m'aidais ? proposa-t-elle, du ton le plus aimable qu'elle put feindre. À deux, nous aurons vite réglé mon affaire, et j'aurais sans doute un peu de temps pour une tasse.

Alice lui emboîta le pas sans se faire prier, souriant de toutes ses dents.

Elle traversèrent l'avenue principale. Le gens d'Hartland s'affairaient le long des vitrines et sur la place de la mairie à préparer les festivités pascales. On entamait çà et là de décorer les enseignes, de tirer entre les réverbères des guirlandes de fanions pastels. Sous un petit chapiteau dressé pour l'occasion, les bénévoles installaient les tables de différents stands. Une pancarte en ardoise, à l'entrée, invitait les passants à se joindre aux volontaires pour les préparatifs.

Une dernière fête avant que le printemps chassât la neige. Cela ne faisait aucun doute : un drame aussi se tramait. La malédiction, réglée comme une pendule, battaient déjà les heures, prêtes à frapper. Six jours. Le temps était compté. Pâques semblait dorénavant la plus perfide des machinations, bien loin du temps où Queen et Snow confectionnaient ensemble leurs chapeaux, dans l'appartement de Williston.

— Dis, lança Alice, tu as déjà cherché les œufs de Pâques ?

— Oui, quand j'étais petite.

— Je participe à la chasse tous les ans. Avec ma taille, les organisateurs n'y voient que du feu !

— Petite garce...

Alice tourna prestement la tête, son sourire évanoui.

— Je te demande pardon ?

Il y avait dans sa voix un accent de reproche. Quelle ironie ! C'était bien à Snow de nourrir de la rancune. Tout était de la faute d'Alice : la mort de Queen, le crime de Red, le désespoir d'Ashley.

— Tu n'es qu'une garce, répéta Snow de façon bien audible. Tu n'as pas de visions, c'est clair ? Ce sont tes prédictions qui causent le malheur de gens, et rien d'autre. Je ne sais pas pourquoi tu fais tout ça. Je ne sais même pas si, toi, tu en as idée.

— Je ne fais que prévenir les gens, se défendit la petite blonde, arrêtée au bord de la route.

— Non. Tu les égares, tu les corromps. C'est tout ce que tu sais faire. Tu prétends être mon amie, mais tu m'as retournée contre la seule mère que j'avais. Une mère qui m'aimait. Queen n'était pas parfaite, mais elle était là quand je n'avais plus personne. Elle était ma famille, et toi tu l'as brisée.

— Ce n'est pas moi qui ai tiré.

Sur le point d'exploser, Snow dut se contenir pour ne pas pousser cette petite peste dans la neige boueuse, aussi souillée que son âme. Son cœur bouillait de colère, ses yeux suintaient de rage. Son courroux n'avait d'égal que ses regrets. Car elle avait pressé la détente. Personne d'autre. Alice ne mentait pas.


Alice... ne mentait pas.


Snow expira, soudain libérée d'un poids plus lourd qu'elle. Elle attrapa sa camarade par le bras.

— Le chat ! s'exclama-t-elle en l'entraînant le long du trottoir. Tu sais qui il est ? Dis-le-moi !

Emportée malgré elle, Alice fit les yeux ronds.

— Tu as vu le Chat ? Celui qui me visite dans mes rêves ? Celui qui rapporte l'avenir ?

— Ce n'est pas un rêve, objecta Snow. Je l'ai vu. Je l'ai vu comme je te vois. Je sais que tu es en contact avec lui. Si tu es vraiment mon amie, tu me dois des explications.

Elles arrivèrent bientôt devant la façade défraîchie du Old Hart Chronicle. Alice arracha la manche de son manteau à la main de Snow.

— Ce sont des rêves. Des prémonitions. Je ne suis en contact avec personne. Comment veux-tu ?

— Je ne sais pas... Rien ne semble cohérent. Ni tes visions, ni le reste.

— Je te l'ai déjà dit, je ne fais que rapporter ce que les rêves me dévoilent. Tu n'as pas pu voir le Chat.

Alice paraissait de bonne foi. Snow avait pourtant vu ce félin. Elle avait vu cet être horrifique le jour où Ashley avait manqué d'être enlevée. Elle serra le poing.

— Alors c'est le Diable lui-même, conclut-elle. C'est le Diable qui te visite dans ton sommeil, et tu répands sa doctrine, comme un démon, comme une...

Les mots se coagulèrent dans sa gorge, incapable de les expulser. Une étreinte s'était refermée autour de sa taille ; Alice collée contre elle, le visage enfoui dans son col de plumes.

— Je suis ton amie, Snow, murmura-t-elle dans un sanglot.

Mi-attendrie, mi-agacée, la brune lui releva la tête.

— Alors dis-moi quel est le lien. Pour quelle raison toutes ces choses arrivent ? Qu'est-ce que Red, Ashley ou moi avons fait pour mériter tout ça ?

— Il n'y a pas de lien... Seul le Destin est à l’œuvre. L'accepter ou le changer, il n'y a pas d'autre option. C'est aussi clair que ça.

Il n'y avait rien de clair là-dedans.

— Tu sais quelque chose sur le jumeau de Blawst ? demanda Snow comme elles passaient la porte du journal.

— Pas vraiment, non. Je n'étais même pas née quand il est mort.

Il y avait donc plus de quinze ans. Cette information en tête, Snow frappa au carreau du bureau de Hameln et demanda la permission de consulter les archives. Ce n'était que formalité, puisque la gazette lui appartenait. Mais Charlie était sensible aux procédures et, charmé par cette précaution, il lui remit en toute confiance la clé de la salle des archives.

Face aux étagères de documents qui tapissaient les murs et à la masse faramineuse de feuillets qui menaçaient d'en déborder, Snow se trouva bien heureuse d'avoir traîné Alice jusqu'ici. Elle lui expliqua brièvement ce qu'elles étaient venues chercher.

— Belle et Erwan se sont mariés il y a cinq ans, c'est bien cela ? Alors, jette un œil à l'année de ta naissance, je regarde à la mienne, et nous nous rejoindrons quelque part au milieu.

Au bout d'une bonne demi-heure d'investigation, c'est Alice qui s'écria :

— Je l'ai trouvé ! « Incendie au Manoir Delogre : un garçon meurt dans les flammes. »

Elle déposa le journal sous la lampe de la table, au centre de la pièce, et toutes deux s'y penchèrent. L'article à la une relatait le terrible événement. Le drame était survenu à l'occasion de la veillée funéraire du regretté maire, Roy Delogre, mort à la semaine précédente. La ville en deuil s'était réunie dans la bâtisse familiale dont tous les lustres d'époque avaient été enflammés en l'honneur du défunt. Vers la fin de la soirée, l'imposant luminaire de la galerie des trophées avait chuté du plafond. Le feu des chandelles avait aussitôt embrasé les bêtes empaillées, hautement combustibles, et s'était sauvagement propagé à tout l'étage. Tous les invités avaient été évacués à temps, à l'exception du jeune Andrea Blawst, âgé d'à peine dix-neuf ans, coincé dans le monte-plats où on l'aurait enfermé pour une mauvaise farce. Lorsque les renfort des pompiers furent enfin arrivés et le feu maîtrisé, on avait retrouvé que l'ascenseur en cendres et les os calcinés. Les témoins présumés de la plaisanterie fatale accusaient le jumeau et son amie Brigitt Chandlers.

— La tante d'Ashley, chuchota Alice. Regarde ! « Selon une source proche de la famille, la fille des ciriers aurait délibérément chargé le vieux lustre en y installant des chandelles trop volumineuses. La suspecte et sa famille nient toute préméditation. » Un miracle qu'elle ait trouvé un mari avec pareil bagage !

— Où est-il, d'ailleurs ? Elle ne porte pas son nom.

— Oh, il est militaire. Il n'est pas souvent en ville. Brigitt prétend qu'elle a refusé de prendre son nom parce qu'elle savait qu'il la tromperait. Mais peut-être bien qu'il avait honte...

La marâtre de l'impasse aurait-elle assassiné le frère d'Erwan ? Que cette furie acariâtre fût une meurtrière n'aurait rien eu de très étonnant. Mais cette femme, aussi, accusait Queen d'avoir entraîné sa sœur sur la mauvaise pente. Quelle était le lien, au juste, entre sa belle-mère et Andrea ?

— Flamme... Évidemment, la fille du cirier.

— De quoi est-ce que tu parles ?

Alice la dévisageait dans la pénombre, les pupilles grosses comme celles d'un haddock.

— Connais-tu le conte des Enfants du Royaume de Trèfles ?

— Ça ne me dit rien.

Il y avait donc des choses qu'Alice ignorait. Tant de choses. Elle prédisait l'avenir mais, manifestement, ne savait rien du passé. Elle ne connaissait ni les rêves, ni le Temps.

— Merci pour ton aide, la félicita Snow. Si tu es toujours d'humeur, je n'ai rien contre une tasse de thé.

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