3.18 - Réunion

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À dix-neuve heures tapantes, Snow sonnait à la porte des Marvel. Ashley arriva quelques minutes en retard, mal fagotée et chargée d'un sac volumineux.

— Tu t'installes pour dix jours ? la charria Alice.

Snow conserva le silence, consciente que son amie ne possédait pas grand-chose, rien de plus que le contenu de la petite valise qu'elle avait jadis prévu d'emporter dans sa fugue. Que pouvait donc renfermer le gros sac ? Rien qui concernait les parents d'Alice, sans doute, puisqu'Ashley ne le déballa pas.

Les filles savourèrent un copieux rôti au miel concocté par Orson. Puis elles prirent leur douche à tour de rôle. Snow regagna la chambre la première, pendant que l'oracle maudite, au rez-de-chaussée, argumentait en monologue – ou peut-être en réponse à sa muette de mère – sur le thé adéquat. Le lit double était fait, parfaitement lissé. Au sol, un matelas douillet offrait le troisième couchage. Snow déplaça ce dernier dans le corridor exigu qui se dessinait entre le lit et la fenêtre, à l'opposée de la porte de la pièce. Elle tira les rideaux.

Bientôt, Ashley la rejoignit. Tandis qu'Alice faisait sa toilette, ses deux convives s'installèrent à la table du thé, aux côtés des poupées de porcelaine.

— Qu'est-ce que tu as apporté ? s'enquit Snow, désignant du menton l'imposant bagage.

— Oh. Ce sont... eh bien... Tu vois, cet hiver, la police a... On m'a restitué les affaires de mes parents. Les pièces à conviction. Ce qu'ils avaient avec eux dans la voiture, ce jour-là. Des manuscrits, surtout. Ils se rendaient à une réunion du comité de lecture.

— Tes parents travaillaient pour Queen ?

— Oui. Elle était la meilleure amie de ma mère. Même après ces rumeurs sur les enlèvements d'enfants... Pardon, je ne devrais pas aborder ce sujet. Ta belle-mère est quelqu'un de bien. Mes parents n'ont jamais cru à ces sornettes.

— Ils étaient comment ce jour-là, avant de prendre la route ?

— Ils souriaient.

Ashley tourna la tête et contempla le visage figé de joie de l'une des deux poupées.

— Ils souriaient toujours, soupira-t-elle, même quand ça n'allait pas. Surtout quand ça n'allait pas. Alors j'imagine que ça devait être grave. Sinon, pourquoi seraient-il partis alors même que je simulais la pire des fièvres pour les en empêcher ? Ils m'ont envoyée chez ma tante et ils ne sont jamais revenus.

Dans le même temps, les yeux de Snow parcouraient avec curiosité les étagères d'Alice. Beaucoup de vieux jouets, de bibelots aux formes animales, mais presque pas de livres.

— Qu'est-ce qui peut être grave, pour un comité de lecture ? cogita-t-elle à haute voix.

— Alors ça, je ne sais pas.

Déjà la brune, curieuse, s'arrachait, à quatre pattes, à son petit coussin, un bras tendu vers un caisson qui dépassait de sous le lit. Une fameuse collection de bandes-dessinées.

— Alice préfère donc les images aux mots...

— Un livre sans images, c'est trop ennuyeux, confirma la voix de l'intéressée.

Elle venait de paraître en robe de chambre. Malgré sa petite taille, une fois débarrassée de ses habits de fillette, elle faisait presque ses quinze ans, l'ébauche de formes féminines voilée sous l'étoffe ample. Elle portait à bout de bras le plateau où tremblaient la théière fumante et leurs trois tasses.

— C'est tout ce qu'il me reste d'eux, émit tristement Ashley en tirant de sa besace l'embryon mal relié d'un livre jamais paru. Il y en a cinq comme ça. Je n'ai pas osé les ouvrir pour voir de quoi ils parlent. Peut-être qu'on pourrait lire des passages ensemble ? Au lieu de se raconter des histoires d'horreur ou je-ne-sais-quoi...

— Bonne idée, l'encouragea Snow en même temps qu'Alice, boudeuse, avalait amèrement sa gorgée de thé.

— Des livres, vraiment ? Ça n'a pas l'air très amusant.

Du pain béni, songea Snow, qui au plus profond d'elle-même louait l'éclat de génie de sa malheureuse amie.

— Disons que nous sommes le comité de lecture, clama-t-elle. Je serai Queen. J'ai planifié la réunion en avance et, ce jour-là, je suis déjà à mon bureau de Bismarck.

Mimant la démarche rigide et le port de tête fier de sa feue belle-mère, l'adolescente s'éloigna jusqu'au matelas. Elle souleva la couette qu'elle tendit au bout du lit pour figurer la façade d'un immeuble. Comme elle se débattait pour la suspendre à une poutre, Alice arriva bientôt, munie d'un panier de pinces à linge. Couette puis drap, toutes trois bâtirent autour du lit une loge cotonneuse sous laquelle elles se glissèrent bientôt, chacune munie d'un manuscrit.

— Comment s'appelait ta mère, Ash ?

— Charlotte.

— Eh bien, tu es Charlotte. Tu juges les livres exactement selon ses goûts. Et toi Alice, tu seras son père...

— Herman.

Empruntant à l'ours en peluche son chapeau et son monocle, la petite se glissa en un instant dans la peau d'un homme.

— Ce jour-là, vous avez pris la route plus tôt, raconta Snow. Vous avez donc échappé à la tempête et vous êtes arrivés à bon port.

Elle ignora l’œillade heurtée d'Ashley et poursuivit :

— Vous êtes là pour une raison importante. Une raison capitale. Peut-être que je dois vous annoncer quelque chose. Peut-être que c'est vous qui avez des choses à me dire. Mais avant, nous allons parler des manuscrits.

En cercle sous leur tente de fortune, les jeunes filles ouvrirent leurs brochures. Sur chaque première page se trouvait un tampon : « approuvé » ou « rejeté ». Seul l'opuscule de Snow avait été retenu. Aussi décida-t-elle :

— Lisons chacune le premier et le dernier chapitre. Vous argumenterez les décisions des Devair, et moi je vous dirai si Queen donne ou non son aval.

Elle la première lut le récit déployé entre ses mains : une histoire de fantôme à la première personne atrocement crédible, vibrante des sensations que détaillait la narratrice. Alors que l'héroïne sombrait ultimement dans la folie, ravagée par le spectre, les trois amies tremblaient de peur, agrippées les unes aux autres. Ashley frissonna.

— Je ne peux pas dire que j'ai passé un bon moment, déclara-t-elle. Mais ce n'est pas une simple histoire de forces obscures, il me semble. C'est une bataille perdue d'avance par une femme qui ne différencie plus le réel de la fiction...

— C'était plus terrifiant qu'un film de monstre ! renchérit Alice.

Hormis l'accoutrement, elle ne prenait pas son rôle très au sérieux.

— C'est vrai, trancha Snow. Ça me rappelle un peu Le Horla. Si l'auteur est une femme, je jurerais qu'elle n'a rien inventé, mais quze c'est peut-être bien son propre journal intime...

Ses doigts coururent à reculons jusqu'à la page de garde où elle lut à haute voix :

— Cress Greenpea. Attendez, c'est...

— Absolument. L'aînée des Greenpea, celle qui est devenue folle et a fini par se pendre.

— Oui, je m'en souviens, s'exclama Ashley. J'avais vu son livre en librairie. Elle a vraiment été éditée. Et je m'étais même dit que ça me faisait trop peur... Elle en a écrit deux ou trois autres, me semble-t-il. Elle était prolifique. Queen ne tarissait pas d'éloges à son égard, d'ailleurs. Ses parents aussi étaient très fiers, avant qu'elle refuse de sortir, de manger, parce que soi-disant un fantôme voulait...

— La tuer, devina Snow, palliant à la voix enrayée de sa camarade. Tu ne m'as jamais dit que Cress Greenpea était autrice, Alice.

— Bien sûr, ça n'a pas d'intérêt.

La seconde lecture fut moins éprouvante. Ashley narra d'une voix posée l'histoire d'amour impossible entre un jeune pêcheur et une monstrueuse sirène. Récit qui, contre toute attente, se soldait par une fin heureuse, où tout deux partageaient un quotidien paisible dans une maison au bord d'un lac.

— Hmm, je préfère ce genre d'histoires, admit Ashley. Mais, paradoxalement, ça ne raconte pas grand-chose. Une fois qu'on a lu une histoire d'amour, on les a toutes lues, non ? Sans compter que la fin est totalement idéaliste. Aucun homme n'irait se reclure de la sorte pour une femme qui sent la vase et a des yeux de poisson globuleux.

— C'est vrai, soutint Alice, les monstres n'ont pas d'amoureux.

Snow se tordit les lèvres. Elle n'avait pas connu Queen à l'époque et ignorait à vrai dire quel aurait été son verdict. Elle savait une chose, en revanche : sa belle-mère avait aimé d'un amour aveugle.Dans les moment les plus rudes de sa longue maladie, en dépit de sa forme qui se dégradait et de ses traits qui s'abîmaient, elle avait adoré et cajolé son père.

— Bien sûr que les monstres ont droit à de l'amour, s'opposa la jeune fille. Ce n'est pas un récit inoubliable. Aucune histoire d'amour ne l'est, sauf pour ceux qui l'ont vécue. Mais chacune, par sa forme étrange ou ses personnages bizarres, nous rappelle qu'il n'y a pas qu'une façon d'aimer. Et malgré tout elles se ressemblent, oui, parce que l'amour, ça reste l'amour. Moi, Queen, que j'ai aimé cette fin, et je crois que beaucoup d'autres l'aimeront.

— Tu dis ça parce que tu aimes un monstre.

Les pupilles qu'Ashley fixait sur elle étaient accusatrices, et pourtant saturées de cette douceur indéfectible. Les secrets de son aimée interdisaient à Snow de démentir. Alors elle se tourna plutôt vers la prophétesse en herbe :

— Est-ce que tu as déjà rêvé de Red et moi ?

— Non, pas ensemble.

— Est-ce que ça signifie que ce que je ressens n'appartient pas au Destin ?

— Non. Peut-être. Je te le dirai, si je viens à rêver de vous.

Le troisième manuscrit était de loin le plus horrifiant du lot. L'histoire en elle-même n'était ni particulièrement élaborée ; elle ne provoquait ni épouvante, ni frisson ; ses mots seuls n'inspiraient aucun malaise et la plume parfois même flirtait avec l'ennui. Ce premier chapitre contait avec une étrange jubilation comment un perfide pâtissier et sa sorcière de femme asservissaient un royaume entier à l'aide de tourtes ensorcelées, jusqu'à ce qu'un honnête boulanger leur tendît un piège, provoquant l'accident de calèche mortel.

À la lecture de cette fable, l'atmosphère s'alourdit. La même curiosité craintive animait les trois amies, qui poussèrent au-delà leur lecture.

Le chapitre suivant laissait place à un autre conte, où un homme cruel massacrait ses épouses, les unes après les autres. Le suivant encore évoquait l'appétit démesuré d'un dragon dévoreur de princesses, jusqu'au jour fatidique où il en aimât une, la tuât de ses crocs et, incapable de la gober, se laissât dépérir auprès de sa dépouille.

Et les contes se poursuivaient, les uns après les autres. L'histoire sordide d'une aventurière peureuse, réfugiée dans une tour qu'elle n'osait plus quitter. Elle décidait finalement d'attacher ses cheveux aux barreaux de la fenêtre afin de pouvoir à la fois en sortir et y demeurer liée. Par un cruel coup du sort, la pauvre s'étranglait alors. L'histoire aussi de deux enfants trop gourmands qui tombaient dans les griffes d'une ogresse cannibale. Celle encore d'un petit enfant de bois qui ne parvient pas à vivre comme un vrai petit garçon.

Voilà que, happées et effarées, elles découvraient les trois derniers contes. Dans l'un, une valeureuse vagabonde mettait à mort le loup vorace lui sautant à la gorge. Dans l'autre, une courageuse princesse triomphait par la force de la méchante belle-mère qui complotait de l'assassiner. Dans le tout dernier, la tueuse de loup affronter un monstre plus redoutable encore ; à monstre tel que la plus tendre et la plus ravissante femme au monde n'avait su lui inspirer une once d'amour.

D'un geste identique, Ashley et Snow voulurent arracher l'ouvrage des mains d'Alice. La première pressée de récupérer ce néfaste héritage, l'autre de découvrir le nom de l'auteur. Leurs voix s'entrechoquèrent dans le même grincement, plein d'incompréhension :

— Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise farce ?

— Darena Bulc.

Alice elle-même s'était figée, désemparée.

— Ce livre, c'est...

— Oui, ce sont les prophéties d'Hartland.

Pendant que la petite cherchait désespérément à démêler l'identité de cette autre prophète qui l'aurait précédé, des mystères plus honteux ébranlaient les lèvres timides d'Ashley.

— Mais enfin, balbutia-t-elle, tu n'as pas tué Queen... et Red n'a commis qu'un seul meurtre... N'est-ce pas ?

Snow ne put que garder le silence. Et Ashley, au comble de la stupéfaction, de persister :

— N'est-ce pas ?

— Il est l'heure de se coucher, trancha Alice. La nuit porte conseil.

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