3.25 - Ashley

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Trop rigide, son petit sac lui broyait le dos. Tandis que Red, pétrifiée, la dévisageait – non pas vraiment elle, plutôt son arme affûtée – Ashley se fraya un passage dans la boutique de Rosa Wood.

— J'ai vu ta grand-mère entrer au Blue Bird, annonça-t-elle, ce qui n'eut guère le luxe de surprendre son hôte. J'imagine qu'elle ne va pas rentrer avant perpette !

Sa cognée bien en poigne, la douce adolescente fit le tour de la boutique. L'autre referma la porte. Le regard de la blonde glissa sur les portiques aux vêtements colorés, l'établi encombré, le mannequin tout de vert vêtu et le parquet luisant.

— T'es venue me tailler en pièces, alors ? la toisa Red.

— Snow m'a confié une mission. Elle sait très bien que ça me coûte d'être enfermée avec toi, mais j'imagine que c'est le but. Elle a tellement foi en toi qu'elle voudrait que tout le monde passe l'éponge.

— T'es donc venue équipée, juste au cas où j'essayerais de te planter.

— C'est tout l'inverse. Si les choses tournent mal...

— Lâche immédiatement cette hache.

Le ton impératif de la rousse ne laissait aucune place aux négociations, sa voix s'était muée en grondement éraillé. Ashley fit la moue mais obtempéra, l'outil tranchant aussitôt déposé sur la table de travail.

— Cet enfoiré a tué mes parents, pesta-t-elle. Et toi... qu'est-ce qu'il t'a pris, au juste ?

Red baissa la tête, incapable de mettre les mots sur ce que le sort lui avait dérobé. Elle comprenait à peine comment, mais commençait à le deviner. Elle ne répondit pas.

Elle cherchait le moyen d'échapper aux questions légitimes d'Ashley quand le tintement salvateur de la sonnette coupa court à leur conversation. Avant que son chaperon pût la retenir, Red courut ouvrir.

Là, sur le perron, se tenait Belle, endimanchée d'une jolie robe jaune qui illuminait son visage, la peau tout juste halée par le printemps naissant, l'habituel sourire de façade cousu sur ses lèvres gercées ; et à son bras, Erwan, le torse comprimé dans la chemise cintrée d'où ressortaient, comme décuplées, ses immenses poingnes. Une seule de ces mains aurait pu briser en deux sa frêle épouse.

— On est fermé et Rosa est au bar, s'excusa poliment Red.

— Ah oui ? grogna le boucher en brandissant un bon de commande qu'il s'empressa de lire : « Chère Belle, votre tenue est prête. À récupérer chez Wood'unit dans l'heure, sans faute. »

Face à l'insistance de son mari, Belle baissa piteusement la tête. Sa voix n'osa une murmurer :

— Tu vois chéri, je t'ai dit que ça devait être une erreur...

— Erreur, mon œil ! vociféra Erwan. Je ne partirai pas d'ici sans cette foutue robe. Alors magne-toi, la môme, va chercher la commande.

— J'entends bien, maintint Red, mais nous sommes dimanche et...

— Et raison de plus pour pas faire perdre leur temps aux honnêtes gens, l'enfant de traînée.

Du fond de la boutique, Ashley guettait la scène, tendue. Son outil à portée de main, ses doigts la démangeaient. Elle n'en revenait pas que Red, victime de pareille invective, conservât un calme admirable et répondît obligeamment :

— Bien sûr, je vais voir ce que je peux faire. Donnez-moi votre bon, que je vérifie le numéro de commande...

Tournant les talons, la petite-fille de la couturière s'en revint entre les porte-vêtements et se pencha, au bureau, sur le registre des réservations. Dans le même temps, le boucher et sa femme foulaient le plancher du magasin. Lui ne tolérait pas de poireauter dehors, elle suivait servilement.

Le doigt de Red s'arrêta, tremblant, sur la dernière ligne du cahier. Elle leva sur Ashley un regard de détresse.

— Bon, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ? rugit Erwan, martelant sa colère de son pas de minotaure.

Il entraînait sa femme dans sa ruée impétueuse.

— Je vais t'apprendre, moi, à te faire faire des parures derrière mon dos !

— Mais Erwan, chéri, puisque je te dis que...

Les mots s'entrechoquèrent au bord des lèvres de Belle dans un silence pesant. Parvenus à l'atelier, sa brute de mari et elle contemplaient tous deux, les yeux exorbités, le menton jusqu'aux genoux, le mannequin paré du trois-pièces vert empire. Belle manqua de s'étrangler.

— Ce n'est pas...

Une rage folle gonfla les yeux d'Erwan qui, soudain, poussa un hurlement inhumain. Hors de lui, il saisit le cou de l'épicière et la souleva presque.

— Maudite garce ! Quinze putain d'années que tu te payes ma tête, hein ? Qu'est-ce que tu veux, bordel ? Que j'enfile son costume ? Je ne suis pas lui, pauvre conne ! Je ne serai jamais lui !

Ses yeux bestiaux pleuraient des larmes corrosives, sa tempe enflait, presque à sang. Et pendant ce temps, sous sa paume pressée, le visage tendre de Belle se délitait, livide.

Incapable de demeurer en retrait face à pareil violence, Red se jeta sur l'agresseur pour tenter d'arracher son bras à sa malheureuse prise. En vain. Ses muscles ne pouvaient rien face à ceux de l'ancien athlète. Ses membres semblaient de pierre, absolument inébranlables.

Un souffle plaintif racla la gorge de la femme. Alors, sans réfléchir, la jeune fille attrapa le coupe-papier sur le bureau et s'élança de nouveau.

Ashley tendit la jambe.

Red trébucha, tomba au sol.

D'un coup de pied affirmé, la blonde envoya balader le couteau à l'autre bout de la pièce. Puis, saisissant à deux mains la figure féroce du mari déchaîné, elle s'interposa entre son épouse et lui. Elle soutint son regard noir.

Ashley n'était de taille ni à combattre ce barbare, ni même à le faire reculer. Douce comme un agneau, elle ne connaissait qu'une seule sorte de violence, pour l'avoir subie depuis de trop longues années.

— Pour qui tu te prends ? tança-t-elle sur le ton dont, chaque jour, sa marâtre de tante la rabaissait à souhait. Tu fais le coq avec tes médailles, Erwan Blawst, mais tu n'es qu'un rustre dans un habit de paon. Tes parents étaient fiers de toi ? La belle affaire ! Si ta mère te voyait rosser ta femme, elle regretterait de ne pas t'avoir accouché dans le ruisseau. Et si ton père voyait son fils prodige perdre la boule devant trois bout de tissu, il remonterait le temps pour se finir dans une chaussette.

Elle aurait pu poursuivre de la sorte sans que jamais l'inspiration lui manquât. Toutefois, rien n'en valait plus la peine.

Ashley se tut.

Erwan la fixait, penaud, les pommettes larmoyantes, comme un môme qu'on aurait sévèrement sanctionné. Ses bras ballants sondaient le vide, à la recherche d'une excuse à laquelle se raccrocher. Sa lèvre tremblotait, les syllabes empêtrées dans l'écume de sa rage :

— Bri... gitt...

Sans attendre qu'il reprît ses esprits, Ashley se précipita en même temps que Red sur le corps avachi de Belle. Les mains de la rousse comprimaient sa poitrine à un rythme précis. Entre deux tentatives de ce massage cardiaque, Ashley porta sa bouche à celle de l'épicière afin d'y restaurer un souffle.

Les paupières se soulevèrent.

La main agrippa la nuque de sa sauveuse, l'écarta en douceur.

Encore sous le choc, Belle respirait à petites bouffées.

Face aux regards réprobateurs des deux adolescentes, le boucher quitta la boutique la queue entre les jambes. Ashley demeura auprès de Belle, au sol, le temps que Red lui portât une tisane fumante, buée de réconfort. Tout juste réchappée d'un abîme sans fond, la femme reprit peu à peu sa respiration. Elle sanglota longuement, tout à la fois choquée, soulagée et de nouveau dévastée, dès qu'elle releva les yeux sur le costume vert empire, copie conforme de celui que portait feu son ami, Andrea, ce funeste soir où les flammes l'avaient dévoré. Seule différait la poche qui, au lieu de l'écusson, arborait alors sa fameuse broche florale.

— Il est presque midi, remarqua soudain Ashley.

Les pupilles inquiètes de Red et la mine incrédule de Belle se tournèrent d'un même sursaut sur l'horloge. L'amante torturée se mordit la lèvre.

— Ça veut dire que Snow...

— A besoin de notre aide ! décréta Ashley.

Sûre d'elle, elle empoigna la hache et fendit d'un coup sec le parquet, juste à l'endroit de la trappe. Quelques coups plus tard, les semelles de Red virent élargir la fente percée par sa camarade. Par-delà le plancher, se découvrit alors le sommet d'une échelle.

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