3.28 - Le jour du chasseur

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Une rayure cinglante s'imprima à sa joue, au point que son œil pondit une goutte amère. Quoiqu'elle voulût hurler et appeler à l'aide, Snow garda le silence, ses iris blêmes rivés sur ceux du fou-furieux. Folie qu'elle attisait du même air de défi. Il ne fallait pour rien au monde détourner le regard, céder à l'envie – à la rage même – de repousser l'agresseur d'un coup de pied bien senti. Pas avant que...

— D'aucune utilité ?! Tu ne sais clairement pas de quoi sa langue est capable...

Andrea se figea, de même que son rasoir. Dans la pénombre, Snow fut d'abord éblouie par l'éclat métallique, avant de discerner, pressée contre la pomme d'Adam, la lame d'un coupe-papier. Debout derrière l'Auteur, Red empoignait les boucles blondes pour lui maintenir la tête. Une seule provocation, et elle l'égorgeait.

— Ma très chère Red Wood, chantonna l'homme acculé.

— Un geste de plus et tu es mort.

Bien qu'il renonçât un instant à pourfendre le visage de Snow, Andrea ne se départait pas de son odieux rictus.

— Quelle ironie ! ricana-t-il. Si tu es là, c'est sans doute que ton amie t'a prévenue et que mon frère est en vie. Je me suis bien amusé de vos petites enquêtes... jusqu'à ce que vous décidiez de vous liguer contre moi. Snow a presque réussi à me faire avaler son retournement de veste. Mais je suis l'Auteur. Vos destins m'appartiennent. Si tu me tues maintenant, tu seras quand même le Chasseur.

— Mais moi, je peux te tuer.

Dans le dos d'Andrea, le couteau menaçant venait de changer de main. Dès qu'il entendit cette voix trop familière, cette voix qui le ramenait à un passé lointain, balayé, refoulé, qui n'évoquait en lui qu'une aigre nostalgie, ses yeux déments se troublèrent.

Sa poigne ferme tenant la lame, Belle appuya légèrement le tranchant contre la trachée de son vieil ami.

— Grâce à toi, dit-elle, je n'ai plus rien à perdre. Je pourrais te tuer, croupir sous les verrous, on ne m'enlèvera rien que tu ne m'as déjà pris.

— Tu n'oserais pas, la nargua l'Auteur. Je te connais comme si je t'avais créée. Oh, mais attends ! Je t'ai...

— Ta gueule !

Le poing de Red déforma la joue creusée. La gorge d'Andrea manqua de se rompre contre le coupe-papier, évité de peu grâce au coup de pied duquel Snow donna le change à sa compagne. L'Auteur flancha sous leurs assauts successifs et recula, à terre. Tandis que Belle le tenait en joug, couteau brandi, Alice se précipita jusqu'au pupitre, s’empara du trousseau de clefs et accourut délivrer la captive. Par-delà la porte ouverte, celle-ci apercevait désormais Ashley, accroupie dans la pénombre. Derrière elle, les silhouettes pétrifiées des jumeaux.

Dès que sa main fut libre, Snow se prit la tête. Contre sa tempe, elle ne découvrit qu'un épais bandage. Sa joue toutefois...

— Je suis désolée, Flocon, se morfondit sa petite amie, qui se courbait dans le même temps pour déchirer un pan de sa jupe. Je ne devais faire aucun bruit, sinon...

Le doigt de la brune plaqué contre ses lèvres coupa court aux excuses. Pendant que Red épongeait sa face meurtrie à l'aide du tissu arraché, Snow ne pouvait que l'adorer d'un regard larmoyant.

— Tu as fait ce qu'il fallait.

— Qu'est-che que vous chimachinez ? fulmina l'Auteur au sol. Vous challez me tuer ? Vous vous dites que perchonne ne chaura ? Mais eux... les chumeaux...

Alice se planta devant lui, mains sur les hanches.

— Eux, on va les remonter. Et toi, tu vas attendre la police.

— Ils ne te croiront chamais ! se gaussa cruellement son père.

— Ils vont bien devoir me croire en les voyant de retour.

Elle s'avança vers lui sous l'égide protectrice de Belle, dont le bras armé tremblotait, incertain, à force de braver les yeux vides de son amour passé. Alice eut tout juste le temps de passer à la cheville l'une des menottes ôtées à Snow. Déjà l'Auteur se redressait d'un bond ; elle détalla sitôt.

Profitant du cœur fané de son amie de jeunesse, l'homme brava la pointe aiguisée qui se dressait entre eux. Il n'hésita pas même à y plaquer le ventre.

— Tu dois chavoir une choche...

Il porta la main au cœur, glissée sous son épaisse veste en quête d'une ardeur perdue.

— Ne l'écoute pas, intervint Red. Il ne sait pas ce qu'est l'amour, au point de ne même pas le capter quand il l'a sous les yeux ! Moi, l'amie de Snow ? Tu te fous le doigt dans l’œil, auteur à la noix ! T'as rien écrit, rien inventé. Tout ce qu'on est, tout ce qu'on a, on l'a créé nous-mêmes.

Sous le tissu rêche, le poing d'Andrea se serra.

— Ah, ch'est comme cha... Chans moi vous n'auriez...

— Pas perdu autant de temps.

Soutenant sa belle par la taille, Red la guidait doucement jusqu'à la porte de la petite pièce. Alice les suivait de près. Le coupe-papier toujours tenu devant elle à deux mains, Belle esquissa un pas en arrière pour refermer la marche.

— C'est fini Andrea.

— Pour toi, oui.

D'un geste vif, il tira de sa doublure l'objet avec lequel il avait assommé Snow. La crosse du pistolet s’abattit de même contre le crâne de Belle qui s'écroula, étourdie. Son prince d'antan la saisit à la volée et enroula un bras autour de son cou. Il serra.

— Priche du chommeil, indiqua-t-il, apparemment très fier de ses prouesses en arts martiaux.

Clac.

Ashley venait de revivre, abasourdie, la scène de cette terrible nuit, et son doigt de presser le bouton de l'appareil posé au sol devant elle. Dès qu'il le vit, l'Auteur le reconnut sans peine. Un magnétophone, le même que Snow avait embarqué dans son sac, à l'exception que celui-là, sous l'étiquette du Old Hart, portait le nom d'Hermann Devair.

Une colère noire comme l'encre emplit les yeux du dément. Il comprenait à présent quel piège son propre ego avait refermé sur lui : son histoire, une seule fois contée, approuvée de sa voix, à jamais gravée sur une bande magnétique.

Dès lors, il retourna son pistolet, le canon vers les six enfants.

— C'est un six balles alors...

— … ça veut dire une chacun.

Tout juste relevée, Ashley rassura les jumeaux en les serrant contre elle. L'Auteur leva son arme. Toute la petite bande se précipita dans la galerie, à l'exception d'Alice. Elle, resta raide dans le cadre de la porte, à supplier du regard son géniteur d'abdiquer. Au lieu de quoi, ce dernier lui ôta violemment le trousseau des mains et, tant bien que mal, se libéra de la chaise qui lui servait de boulet.

Balayant sa pauvre fille d'un coup de crosse, Andrea s'élança dans la galerie à la poursuite de celles qui avaient osé dérober son histoire. Il devinait sans peine quel chemin elles avaient emprunté : celui par lequel Red était venue et qui conduisait tout droit à la boutique de vêtements.

À force d'arpenter les bois, la rousse avait aiguisé son sens de l'orientation. Elle n'eut aucune peine à les guider par les artères jusqu'à la trappe éventrée par Ashley. Elle hissa d'abord Snow en haut de l'échelle, puis les jumeaux, encouragés et poussés par la blonde. Dès qu'elle les eut rejoints dans l'atelier, elle entreprit de déplacer les meubles pour colmater l'abysse laissée dans le plancher par la porte défoncée.

— Feu-follet, attends, la retint Snow. Alice n'est pas encore revenue.

— Snow, elle est peut-être...

— Elle est restée derrière pour nous sauver la mise ! Parce qu'elle était convaincue qu'il ne tirerait pas sur elle !

— Justement. Tu l'as entendu comme nous. Elle est sa plus belle création, jamais il ne la tuera.

Puis, se tournant vers Ashley :

— Aide-moi à pousser le bureau.

À peine avançaient-elles le meuble par-dessus l'entrée du terrier qu'un coup de feu tonna en-dessous. Affolées, elles s'abritèrent derrière le bureau.

— Shi vous me lanchez chentiment la casshette, che vous fiche la paix et che vous rends Aliche.

Ashley, tout de suite, chipota son engin. Mais Red l'arrêta.

— Leçon numéro un, lança-t-elle assez fort pour qu'on l'entendît d'en bas. Ne jamais croire les promesses d'un chieur d'encre !

Un deuxième coup fit trembler le sol. Pure intimidation.

De son côté, Snow dissimulait les jumeaux apeurés sous l'établi. Elle-même se para du mannequin en guise de bouclier.

L'Auteur émergea des entrailles de la ville. Le canon de son arme braqué sur Snow, il insista :

— La casshette.

Sous la pression des doigts, le magnétophone s'ouvrit tout de même. Alors, Red découvrit ce qu'Ashley essayait tantôt de lui montrer : les bobines, vides. Aucune cassette à l'intérieur.

Avisant la cognée, plus loin sur le plancher, Red tendit le bras. Sa camarade tâcha de la retenir, mais le regard impératif de la rousse força son aval. Elles n'amadoueraient pas Andrea comme son frère. Snow le paierait de sa vie.

Hache en main, l'amante désespérée se rua vers l'Auteur de tous ses tourments.

Un coup de feu éclata, puis la tête du mannequin, et enfin la cervelle. Pluie de chair et de sang qui éclaboussa de ses grumeaux les vêtements alentours. Le costume vert empire, ruiné.

Transi sur place, le corps de Red convulsait. Ses organes même tremblaient. L'arme lui tomba des mains.

Les jambes de Snow s'affaissèrent. Son buste suivit, maculé de rouge grumeleux.

Enfin, après une série de battements manqués, le cœur de Red rebondit. Elle se hâta auprès de sa petite amie, la serra de toutes ses forces. L'écho de son cœur contre le sien. Comme Snow gardait les yeux levés, immobile, l'autre suivit son regard interdit.

Effondrée sur le bureau, gisait la dépouille explosée d'Andrea. Devant la trappe, Alice, elle aussi aspergée par la tête de son père.

Leurs pupilles, de concert, balayèrent la pièce, retraçant mentalement le trajet de la balle qui venait de se loger dans le front de l'Auteur. Là, juchée à mi-hauteur des escaliers, elles rencontrèrent la figure bienveillante de Rosa, son fusil à bout de bras.

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