E.3 - Le sang des pourfendeurs

4 minutes de lecture

— Alors Swan et Cress ont été échangées à la naissance...

Cheveux au vent, Snow flattait la tiédeur printanière de sa main aérienne, par dessus la vitre baissée de leur Excalibur.

Elle n'en revenait pas, après tant d'années, d'avoir rencontré les Greenpea en de telles circonstances. Au volant, Red, elle aussi, ruminait les événements. À quel point ces retrouvailles l'avaient-elle affectée ? Pour les parents des jumeaux, Red Wood demeurait avant tout du sang de celle qui avait séquestré leurs enfants. En témoignait la retenue, le quasi dédain qu'ils lui avaient manifesté. Peu enclins à s'attarder auprès d'elle, ils n'avaient posé presque aucune question sur le cas de Swan. Que restait-il à demander, après qu'elle eût pris le soin de tout consigner dans sa lettre ? Red avait fait tout son possible pour leur épargner un entretien qui, trop long, aurait rouvert les plaies de ces vieilles querelles. Snow et elle s'étaient donc éclipsées à l'étage, laissant les Greenpea, émus, au plaisir de retrouver une aînée et Swan aux bras des parents qu'elle avait tant rêvés.

La main habile de Red joua de l'embrayage. L'Excalibur vrombit, filant à présent sous les rameaux feuillus que tendaient les arbres plantés en haie d'honneur. Le port fier au volant de sa décapotable, la rousse poussait sur le champignon, les yeux rivés sur la perspective de la ligne droite, aux allure d'éternité.

Décidément incapable de sonder sa moue pensive, Snow s'inquiéta :

— Tu crois que c'est l'œuvre de...

— Non. Crois-moi, Flocon, quand la piste des indices m'a conduite jusqu'aux Greenpea, j'ai tout de suite cherché s'il n'y avait pas trace d'Andrea dans cette histoire. Mais non. Ce n'est définitivement qu'un curieux hasard.

— Pile à cette période... Comme si quelque chose nous rappelait...

Les bois verdoyant et les champs stridulant, l'été repoussait par salves un printemps à bout de souffle. Déjà une décennie s'était égrainée.

— Et si nous y allions ? lança Snow.

Red chassa sa surprise par la magie d'un rictus tissé de tendresse.

— J'y pensais, justement... Mais Bibi va criser si on la plante pour le week-end.

— Au contraire, je crois bien qu'elle serait ravie de nous accompagner.

Celle qui répondait à ce petit surnom les attendait, bras croisés, sur le pas de la porte de sa maisonnette. Ruby Wood n'aimait pas les retards, d'autant plus quand ceux-ci lui arrachaient de précieuses minutes passées auprès de ses filles. Comme chaque fois qu'elle arrivaient chez elle plus d'une heure après l'horaire convenu, elle sermonna Red et se laissa adoucir par les excuses grotesques que leur inventa Snow.

À peine l'automobile fut-elle garée que le petit Hunter se précipita entre les pattes des trois femmes pour admirer son reflet espiègle dans la carrosserie carmin. Huit ans et clairement pas toutes ses dents, le gamin grimaçait à s'en tordre la langue, bientôt rejoint dans ses pitreries par sa détective de sœur.

Comment oublier son père ? Un hippie manchot ramassé en auto-stop. En une seule soirée, Ruby lui avait offert l'hospice, ouvert son cœur et fait l'amour – le vrai. Le prince des va-nu-pieds s'était évanoui dans la nature au lever du jour. Seul souvenir de cette nuit d'extase, un petit noyau s'était mis à germer, vif et fortifiant, là où Ruby Wood n'avait toujours éprouvé que douleur. Aujourd'hui encore, elle parlait du furtif comme du seul homme capable de la comprendre et, bien qu'elle fût certaine de ne jamais le revoir, elle continuait de l'aimer, autant qu'elle chérissait le fruit de leur union. Elle l'élevait avec une dévotion sans borne. Hunter était l'enfant du pardon ; celui auprès duquel elle acceptait de se pardonner.

Plus de vingt ans les séparaient, pourtant Red voyait en son cadet une sorte de double jovial, épargné par le destin. Ce frère à qui la vie souriait, elle ne le jalousait pas. Non. Elle l'adorait.

Ramassant les débris de son enfance volée, elle emboîtait le pas à toutes les bêtises de l’enfant. Bibi ne les grondait que pour la forme. Snow tentait de son mieux de couvrir leurs méfaits, qu'ils eussent changé le potager en champ de bataille, fait mousser tout le savon dans la piscine ou teint les poils des chiens. Sans cesse elle redoublait d'imagination, puisant dans ses lectures des récits saugrenus qui échouaient toujours à disculper les fautifs, mais transformaient plutôt le crime en fable, le vice en fantaisie et les remontrances en rire exaspéré.

Le lendemain, lorsque la famille prit la route à bord de l'Excalibur, Hunter et sa mère s'installèrent sur la banquette arrière avec le plus jeune des chiens. Vite lassé de la vitesse et du paysage, l'enfant résista mal à l'envie farceuse d'apposer ses petites mains sur les yeux de sa sœur et pilote.

— Coucou ! Beuuuh !

— Hunter Poppy Gwyn ! s'écria Ruby en le tirant fermement à elle. Tu veux nous faire avoir un accident ?

Le garçon fit la moue. La tête du lévrier lovée entre les jambes, il entonna, mâchoire serrée, une comptine qui siffla par ses trous édentés :

Humpty Dumpty tombe d'un mur...

Humpty Dumpty sur le sol dur...

Aucune âme dans toute la ville...

N'a pu rassemblé sa coquille !

Une main soustraite au volant, Red entoura d'un bras les épaules de sa belle passagère. Hunter s'impatientait.

Humpty Dumpty saute d'une muraille...

Humpty Dumpty, toutes ses entrailles...

Le jaune, le blanc, et les brisures...

Grimperont plus jamais sur un mur !

Les doigts nerveux de la rousse se crispaient sur sa nuque ; Snow se tourna alors.

— C'est macabre, ta chanson.

— C'est la vie, frangine !

— Ah bon ? Tu aimes les histoires sinistres ? … Alors j'ai un conte pour toi. Tu sais où nous allons ?

— Voir grand-mère ?

Le temps du trajet, l'éditrice renfila sa cape de conteuse et, sans tarir d'éloge, narra la triste légende de Rosa Wood, la grandiose chasseuse dont il tirait son nom : celle qui avait fait feu sur une bête d'outre-tombe, puis passé l'arme à gauche enfermée dans une cage. Le garçon fasciné resta pendu à ses mots.

(pas encore la fin, pour ceux qui se demandent...)

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0